Reportage. Même si elle n’a pour l’instant recueilli que 40 000 signatures, l’initiative qui veut faire revoter sur la décision du 9 février 2014 monte en puissance.
Ils sont partis de rien, sauf d’un espoir: que la Suisse qui a approuvé l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février 2014 n’ait pas montré son vrai visage ce jour-là. Alors ils ont lancé l’initiative RASA – un acronyme allemand pour «Sortir de l’impasse» –, dont le but est de biffer la nouvelle teneur de l’article constitutionnel 121a et de maintenir ainsi la relation bilatérale avec l’Union européenne (UE).
Ces temps-ci, ils font le forcing pour la faire aboutir d’ici à septembre prochain déjà, afin qu’elle soit déposée avant les élections fédérales et puisse être traitée par les Chambres avant le délai de mise en œuvre du 9 février 2017. L’Hebdo les a suivis en terre alémanique.
En ce samedi matin, il fait frisquet sur la place de la Gare à Berne. Une forte bise pousse les gens à s’engouffrer dans les magasins voisins ou à se hâter d’aller prendre leur train plutôt qu’à répondre aux sollicitations de deux étudiants.
RASA, une nouvelle secte, une nouvelle ONG? Suspicieux, certains s’écartent comme par réflexe, craignant qu’on ne veuille encore leur soutirer de l’argent.
Trompés sur la marchandise
Il suffit pourtant qu’un rayon de soleil perce timidement les nuages pour que la récolte prenne son rythme de croisière. Et que la Suisse des 49,7% – comme l’a appelée l’écrivain alémanique Alex Capus en faisant allusion au score des perdants de la votation – se réveille enfin.
Cette Suisse-là, ouverte au monde et métissée comme jamais, les deux étudiants au service de RASA l’incarnent à merveille. Il y a là Achuthan Varatharajan, un Sri-Lankais de 20 ans ayant grandi à Bienne et étudiant la biologie à Berne.
Il y a aussi Volkan Semi, un Suisse d’origine turque de 25 ans qui, lui, s’est lancé dans le droit. Ils sont certes rémunérés, mais le second précise: «Je fais ce job par conviction, je vais toujours voter.»
Oui, cette Suisse-là tente un sursaut tardif. Avec la température qui se réchauffe un peu, les langues se délient, avouant avoir été trompées sur la marchandise: «Beaucoup de votants ont cru l’UDC lorsqu’elle affirmait que la Suisse pourrait renégocier l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’UE. Or, ils s’aperçoivent aujourd’hui que c’est impossible», dit Michael, un juriste de 45 ans.
Éviter l’adhésion
Bien que cette votation n’ait pas suscité de psychodrame entre Romands et Alémaniques comme l’avait été le rejet de l’EEE en 1992, certains propos se font alarmistes: «Les gens n’ont pas pris conscience des conséquences réelles de l’initiative, dont je crains qu’elle ne conduise à une catastrophe sur le plan économique», dit Tabea, une jeune maman en tendant le bébé à son conjoint.
Les partisans de RASA oscillent entre déception et colère. La déception que le peuple suisse, d’ordinaire si pragmatique, ait succombé à l’émotion. La colère aussi: «C’est vraiment con que nous, les Suisses, passions désormais pour des xénophobes dans l’Europe entière», s’irrite Roger, un fonctionnaire bernois à la retraite.
Ceux qui signent sont loin d’être des euroturbos: «Nous ne voulons pas adhérer à l’UE, mais nous ne voulons pas nous en isoler non plus», poursuit le même Roger. Pour lui, la voie bilatérale est une solution taillée sur mesure pour la Suisse.
«La votation de février 2014 a été une erreur. Il faut donc revoter, car même le peuple peut se tromper», résume Bettina, une étudiante de 22 ans.
Quelques jours plus tard à Zurich, sur la terrasse de l’EPFZ qui surplombe la ville, les initiants touchent un public forcément plus estudiantin. Les témoignages vont dans le même sens qu’à Berne, mais ici ils éveillent de plus grands regrets encore.
Plusieurs étudiants n’ont pas participé au vote. «J’ai rempli mon bulletin, mais j’ai oublié de l’envoyer», avoue Cassian, de Zoug. Il n’est pas le seul; Liliane, de Lucerne, a elle aussi boudé le scrutin, elle signe parce que «la relation actuelle entre la Suisse et l’UE est OK».
Peut-être plus pour très longtemps! L’initiative UDC, qui viole clairement l’accord sur la libre circulation des personnes, menace l’édifice des accords bilatéraux. Membre du comité d’initiative et directeur financier du laboratoire d’innovation Impact Hub à Zurich, Leo Caprez en ressent les premiers effets: «Aujourd’hui déjà, c’est un cauchemar pour une petite entreprise d’engager quelqu’un venant d’un pays tiers.
Alors, si on introduit de surcroît des contingents pour l’UE, les start-up vont fuir la Suisse.» D’ailleurs, l’une d’elles, née à Zurich, est partie pour Munich.
Des sarcasmes au respect
A l’origine, les auteurs de l’initiative RASA ont fait sourire les observateurs. Avec deux professeurs – Thomas Geiser et Andreas Auer –, ils passaient pour des intellectuels sans le moindre soutien politique. Et en proposant de biffer tout simplement le nouvel article 121a, ils commettaient un «crime» d’atteinte à la démocratie directe.
Six mois plus tard, la situation a changé. Quinze mois après la votation sur l’initiative de l’UDC, ses opposants les plus lucides font ce cruel constat: «Pour l’instant, je ne vois aucune solution eurocompatible à l’horizon», confie un responsable d’une association économique.
Dès lors, si Economiesuisse à Zurich considère encore qu’il faut se concentrer sur l’obtention pour la Suisse d’une «clause de sauvegarde», le son de cloche est différent dans l’arc lémanique: «A titre personnel, j’ai signé l’initiative RASA, car, en fin de compte, elle pourrait constituer la solution la plus simple pour sortir de l’impasse actuelle avec l’UE», déclare le nouveau président de la Fédération des entreprises romandes (FER), Ivan Slatkine.
«Les sarcasmes initiaux dont nous étions l’objet ont fait place au respect à notre égard», se réjouit Andreas Auer, l’un des pères spirituels de l’initiative. «Nous sommes bien sûr conscients que notre texte n’est pas une solution, mais il n’en reste pas moins une condition préalable à toute autre issue que devra imaginer le Conseil fédéral», souligne-t-il.
L’essence de la souveraineté
Agé aujourd’hui de 67 ans, ce constitutionnaliste à l’autorité incontestée balaie le procès en «déni de démocratie» qu’instruisent à RASA ses détracteurs. «Seul le peuple peut revenir sur l’une de ses décisions, c’est l’essence même de sa souveraineté.» Ses verdicts ponctuels ne sont pas faits pour l’éternité.
«Si c’était le cas, la Suisse n’aurait pas connu de libre circulation pour les juifs (1866), d’élection à la proportionnelle au Conseil national (1919) ni même de suffrage féminin (1971)», rappelle-t-il. Un exercice de mémoire bienvenu par les temps qui courent.