Metin Arditi
Essai. D’où vient la haine des juifs, qu’est-ce qui la nourrit encore au XXIe siècle? L’écrivain Metin Arditi revisite l’histoire et ose avec prudence une thèse audacieuse:
Israël devrait adapter le droit au retour, afin de couper court à l’amalgame juif=Israël.
La bête s’est réveillée. En Europe, elle est partout. En Amérique, elle a découvert un nouveau terrain de chasse: les universités… De nombreux gouvernements cherchent à combattre le fléau. On se déclare déterminé à lutter. A punir. Mais nulle part à chercher…
Les analyses sont éludées. Il est vrai qu’elles dérangent à peu près tout le monde. Et pourtant… Pour combattre l’antisémitisme, il faut porter sur le phénomène un regard sans concession, de la même manière que pour combattre une maladie, on commence par l’étudier. Le développement du médicament ne peut venir que plus tard.
Lorsqu’on demandait à Albert Cohen quelles étaient les qualités principales qu’un auteur devait posséder pour écrire un bon roman, sa réponse ne variait pas: il faut avoir l’œil dur et le cœur tendre. Cohen était juif et, s’agissant ici d’antisémitisme, cela pourrait prêter à confusion. Il n’y a aucun lien.
Je pense à son mot parce que le sujet charrie tant de souffrances et de passions, de violences et de révoltes que celui qui souhaite l’aborder avec le moindre espoir d’aboutir à une analyse juste doit précisément faire appel à la tendresse du cœur.
Viser la subjectivité pour atteindre à l’objectivité, voilà qui est paradoxal. Mais quiconque est familier du Proche-Orient n’en sera pas étonné. Il sait que les paradoxes y sont nombreux. J’assume les miens. Ce texte est personnel, celui d’un écrivain qui cherche à comprendre.
Devant la tâche, une chose me paraît certaine. Pour comprendre l’antisémitisme d’aujourd’hui, pour spéculer sur ce à quoi il pourrait ressembler demain, il est indispensable de prendre la mesure de ce qu’il a été hier. C’est-à-dire durant deux mille ans.
Hier
Quatre paramètres me paraissent incontournables pour saisir ce qu’a été l’antisémitisme historique.
Le premier est sa nature protéiforme. L’antisémitisme religieux a sous-tendu la haine du juif durant des siècles. L’Eglise romaine n’a pas joué qu’un mince rôle dans sa propagation. Il a fallu la déclaration Nostra aetate, à la quatrième session du concile Vatican II, en 1965, pour qu’enfin elle affirme que ni les juifs du temps du Christ ni ceux d’aujourd’hui ne peuvent être considérés comme plus responsables de la mort de Jésus que les Romains ou les chrétiens eux-mêmes.
Mais l’Eglise de Rome n’était pas la seule à œuvrer dans la haine du juif. Luther a inauguré la littérature anti-sémite moderne avec son texte Des juifs et de leurs mensonges. Quatre siècles après sa parution, le texte était affiché à Nuremberg. Lorsque l’antisémitisme trouve une niche, il s’y installe avec délices…
Pour ce qui est de la déclaration de Vatican II, venue après un antisémitisme institutionnel de deux mille ans, elle n’a pas fondamentalement changé la vision que propagent les classes de catéchisme. Il suffit pour cela d’interroger ses voisins sur ce qu’était le dernier repas du Christ.
Rares sont les chrétiens qui savent qu’il s’agissait du repas de la Pâque juive, appelé Seder, qu’on y mangeait des galettes sans levain et non des miches, telles qu’on les voit sur toutes les représentations de la sainte cène.
Dans les pays de l’Est, en Russie, en Ukraine, en Roumanie, en Pologne, l’antisémitisme s’est déchaîné durant des siècles. Il a débouché sur des pogroms d’une cruauté sans nom. Ce sont eux qui ont déclenché les premières grandes émigrations juives vers la Palestine et l’Amérique.
L’Europe occidentale a connu des antisémitismes divers, allant du très cruel, en Espagne au moment de l’Inquisition ou en Allemagne durant tout le Moyen Age, où massacrer des populations juives relevait de la routine d’Etat, à des formes moins assassines, mais toujours humiliantes, comme dans la Venise de la Renaissance, qui a inventé le ghetto, ou dans les salons parisiens, lorsque à l’époque du procès Dreyfus et longtemps après fleurissait un antisémitisme souriant, fait de silences entendus et de regards méprisants.
Sous la République de Weimar, l’Allemagne était un exemple porteur d’espoir. La société civile s’était ouverte à ses communautés juives. C’est pourtant là, dans les années qui ont suivi, qu’est né le concept de solution finale et qu’ont été conçus les camps de la mort.
Ailleurs, l’antisémitisme a démontré une autre capacité stupéfiante, celle de la parthénogenèse. Point besoin d’inséminateur. J’entends: pas besoin de juifs. Le Japon est l’exemple d’un pays qui a connu durant l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 60 un antisémitisme violent sans communauté juive.
Un troisième paramètre ressort à l’analyse. Les communautés juives ont de manière récurrente joué le rôle de bouc émissaire. Elles en remplissaient les conditions. Le bouc émissaire doit être différent du groupe, incapable de rétorsion, à portée de main et apte à faire peur du fait d’une supériorité réelle ou imaginaire.
Au fil de l’histoire, des éruptions d’antisémitisme se retrouvent à l’occasion de crises économiques, de guerres et, de manière générale, de grand désarroi. Clemenceau l’a résumé: «Sur ce bouc émissaire du judaïsme, tous les crimes anciens se trouvent représentativement accumulés.»
Enfin, le quatrième paramètre est la nature surréaliste des griefs qui ont été portés à l’encontre du peuple juif au cours de siècles, et des souffrances qui les ont accompagnés. Des Protocoles des Sages de Sion aux accusations de meurtres d’enfants à l’occasion des fêtes de Pâques (dans le propos de boire leur sang), de la responsabilité des juifs dans la propagation de la peste noire à celle qui leur incombe dans la mort du Christ, tout a été dit, tout a été imaginé, tout a été mis sur pied pour punir.
Dans la relation qu’entretiennent aujourd’hui le peuple juif de la diaspora et l’Etat d’Israël avec le monde qui les entoure, comment attendre d’eux qu’ils fassent fi de ce passé? Il faudrait qu’ils soient naïfs, et ils ont payé pour ne plus l’être.
Aujourd'hui
La question de la politique israélienne et de ses activités militaires ne peut pas être dissociée de la vague d’antisémitisme que connaissent l’Europe et les Etats-Unis. Cette équation me semble elle aussi faite de quatre composantes qui s’imbriquent l’une dans l’autre et dont les effets s’additionnent.
Le premier paramètre est directement lié à la situation très inégalitaire des Israéliens arabes vivant à l’intérieur des frontières de 1967 et aux actions du gouvernement israélien dans les territoires de Cisjordanie et de Gaza. Il serait vain de rentrer ici dans une défense ou un réquisitoire de cette politique.
Peu importe, je le souligne, que cette politique ait ou non une justification sous l’angle de la protection légitime du territoire. Pour ce qui est du regain d’antisémitisme, je suis persuadé que cela ne change rien.
Quelles que soient les considérations stratégiques face aux menaces de l’Iran, l’angoisse héritée de deux mille ans de persécutions, sans même parler de celle portée encore aujourd’hui par les descendants directs des victimes de la Shoah, ni même de l’hostilité déclarée de nombreux pays arabes, toutes choses pour lesquelles nous pouvons avoir une compréhension (et pour certaines d’entre elles, nous avons un devoir moral de l’avoir), tout cela ne change rien à une réalité: cette politique est invendable aux yeux de l’opinion mondiale. Israël le David de 1967 s’est transformé en Israël le Goliath de 2015.
L’immense asymétrie du nombre de victimes de l’opération Plomb durci, les bombardements massifs de zones urbaines dans le territoire de Gaza, les civils tués par centaines, tout cela est injustifiable aux yeux de l’immense majorité des Occidentaux. Sur le plan de l’image, sans même parler du fond, la cause palestinienne est fédératrice au-delà des mots.
Le deuxième paramètre de cette réflexion touche à la relation étroite qui existe entre Israël et le peuple juif. Cette proximité est naturelle. Mais fallait-il pour autant, trois mois après la fin de la guerre de Gaza (la troisième en six ans…), qu’elle soit exprimée en termes aussi extrêmes, comme lorsque en décembre dernier le gouvernement Netanyahou a lancé le projet de loi sur l’Etat-nation du peuple juif?
Le message est tombé sans ambiguïté: Israël = peuple juif. En conséquence, les actes de l’Etat doivent être considérés comme portant la signature du peuple tout entier.
En d’autres termes, celui qui s’oppose à cette politique est invité à s’opposer au peuple qui en est l’auteur. Dangereux amalgame, mais amalgame inévitable. J’ai beau le rejeter avec force, c’est son absence qui m’aurait surpris.
Le troisième paramètre est la réciproque du précédent. Il touche à la relation de la diaspora à Israël. En dépit de mouvements relativement récents, tels que les associations J Street aux Etats-Unis et JCall en Europe, qui cherchent à se démarquer d’un soutien systématique aux gouvernements successifs d’Israël et à leurs politiques, la grande majorité de la diaspora juive soutient sans réserve les gouvernements israéliens.
On peut même dire qu’elle le fait en toute transparence, quelquefois sans beaucoup de discernement, comme lorsque des manifestations de solidarité à Israël sont lancées durant la dernière guerre de Gaza, alors que la supériorité d’Israël était écrasante. Des articles ont été écrits, soulignant les difficultés des populations civiles juives à vivre en état d’alerte constante. Etait-ce nécessaire?
J’étais en Israël et en Palestine pendant la guerre, je pense que j’aurais ressenti des angoisses d’un autre ordre si j’avais été sous les bombes à Gaza. Mettre sur un même plan les peurs vécues par les uns et les destructions massives subies par les autres ne faisait que renforcer l’équation préétablie par le projet de loi Netanyahou.
Israël = peuple juif, disait Netanyahou. Peuple juif = Israël, disaient les manifestations de la diaspora. Dès lors, quiconque ressentait de la colère à l’égard d’Israël se retrouvait encouragé à étendre sa colère de l’antisionisme à l’antisémitisme. Il y était invité.
Je ne partage pas la défense systématique qu’expriment les communautés juives de la diaspora à l’égard de l’Etat d’Israël. Je la trouve souvent contre-productive, pour ne pas dire irréfléchie. Mais je la comprends.
Une scène de mon enfance m’est restée en mémoire comme si elle s’était déroulée hier. C’était en 1957, durant les vacances de Pâques. Ma mère était venue me voir de Turquie (j’étais alors en internat à Paudex) et nous marchions tous deux à la place Saint-François, devant le bâtiment de La Poste, en direction du Grand-Chêne.
Quelques mois plus tôt avait eu lieu la guerre de Suez, et sans doute que j’interrogeais ma mère à ce sujet. Voilà que soudain elle arrête de parler, semble réfléchir, et me dit: «Tu vois, s’il y avait eu Israël, à l’époque, ils ne nous auraient pas fait ce qu’ils nous ont fait.»
Je n’avais pas répondu, de cela je me souviens. Il n’y avait du reste rien à répondre. Pour moi, la règle était claire: ce que fait Israël, je devais le défendre, envers et contre tout. Il en allait de mon salut.
Bien sûr, la situation a évolué depuis Suez, et surtout depuis la guerre des Six Jours. Les rapports de force ont changé. Je fais d’autres analyses. L’occupation est un poison, pour Israël comme pour les Palestiniens.
Mais il faut le dire et le comprendre: Israël offre aux juifs un sentiment de sécurité qu’ils n’ont jamais connu. Deux mille ans de persécutions ne s’oublient pas en une génération.
Le quatrième paramètre touche à la méconnaissance qu’a la population israélienne de ce qu’est la vie dans les zones occupées. A l’exception des colons, les citoyens israéliens sont interdits de territoire en Cisjordanie.
Ils ne fréquentent pratiquement pas d’Israéliens arabes, et pour beaucoup ne savent pas ni ne veulent savoir ce qu’est la réalité palestinienne. Un fait est unanimement admis par ceux qui ont été dans les territoires: il faut aller sur place, toucher soi-même la réalité palestinienne, pour prendre toute la mesure du problème. Les citoyens étrangers ont la possibilité de voyager librement, la presse internationale aussi, ils le font et ils racontent.
La conséquence de cette situation est double. Les médias donnent une image peu flatteuse d’Israël, et les citoyens israéliens, peu sensibles à une situation qu’ils ne voient pas et à laquelle ils pensent le moins possible, continuent de voter massivement à droite.
Là encore, l’opinion publique occidentale ne comprend pas cette insensibilité, apparente ou réelle. Et là encore, peu importent les motifs et les explications, cela ne fait qu’augmenter son ressentiment à l’égard d’Israël, et donc des juifs.
Je dois ici faire une réflexion délicate. Elle touche au regard que porte le gouvernement d’Israël sur la question de l’antisémitisme en Occident. Bien sûr, il y sera sensible. Mais sa position n’est pas la même que celle de la diaspora. D’abord, parce que ce n’est pas lui qui subit cet antisémitisme au quotidien.
Ensuite, parce qu’il en retire un bénéfice induit: l’antisémitisme favorise les alyahs, l’immigration de juifs vers Israël, qui est un but central de tout gouvernement israélien. Lorsque M. Netanyahou invite les juifs de France à émigrer en Israël, et que pour le surplus il le fait en territoire français, il ne peut pas ne pas savoir que cela déclenchera des sentiments antisémites.
Peut-être cette attitude va-t-elle évoluer à l’avenir, au vu d’un fait nouveau.
L’opinion publique américaine a toujours été un soutien déterminant de la politique israélienne. Et voilà que dans ce pays où par tradition l’antisémitisme était absent des universités, il y a trouvé sa place. Et quelle place.
Le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissements, Sanctions) lancé par Omar Barghouti, qui prône comme moyen de pression le boycott, calqué sur le modèle qui avait frappé l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, a réussi dans les campus américains des percées retentissantes.
Ses succès se sont multipliés à l’occasion de la dernière guerre de Gaza. Selon une enquête du New York Times, les universités dans lesquelles des groupes d’étudiants prônent le boycott d’Israël, y compris le boycott académique, se comptent par centaines.
Selon une autre enquête menée sur 55 campus, 54% des étudiants juifs des universités américaines ont subi ou assisté à un acte antisémite au cours des derniers douze mois. Ces phénomènes sont nouveaux.
Ils ne touchent pas les tranches d’âge plus élevées et préservent les classes dirigeantes du pays. Mais le jour arrivera où les jeunes seront moins jeunes, et la politique américaine de soutien à l’égard d’Israël pourrait alors être mise en cause.
Ainsi, l’antisémitisme augmente et sa corrélation à la politique d’Israël (que cette politique soit juste ou non) est incontournable.
Demain
Rêvons du jour où la paix s’établira entre Israéliens et Palestiniens. L’antisémitisme diminuera, c’est certain. Mais il ne disparaîtra pas. Il en restera deux composantes.
La première a trait à la face sombre de chacun d’entre nous. Le racisme est une bête immonde tapie dans un recoin de notre âme, qui n’attend qu’un encouragement pour donner de la voix.
L’anti-sémitisme ne disparaîtra jamais, de la même manière que l’homophobie ou le racisme anti-Noirs seront éternels. Il faut accepter cette réalité et apprendre à vivre avec elle. S’il ne s’agit que d’un bruit de fond, on peut s’en accommoder. L’important est de ne pas nourrir la bête.
La seconde composante a trait à la loi du retour, selon laquelle tout juif peut à tout moment demander un visa d’immigration et obtenir la nationalité israélienne. Cette loi a été à la base de la construction de l’Etat d’Israël. C’est elle qui a permis à de nombreux juifs, rescapés des massacres de la Shoah, de donner un nouveau sens à leur vie.
Mais cette loi pose aujourd’hui problème, car elle met un angle entre tout juif, citoyen de tel ou tel pays, et ses compatriotes, en faisant de lui un citoyen israélien en puissance. Qu’un Suisse de descendance italienne ait gardé sa nationalité d’origine, cela ne soulèvera pas de question.
Mais que pensera un citoyen suisse de son compatriote qui est, volens nolens, citoyen potentiel d’un pays dans lequel il n’a peut-être jamais été, qui est en guerre, qui mène une politique contestée dans des territoires contestés, et avec lequel il a au surplus une alliance à caractère religieux?
Il pourrait en ressentir une réserve. Un embarras. Et ne pas le considérer comme un Suisse à part entière. Une étude récente (Fondapol) a montré qu’en France 91% des personnes interrogées se déclarent indifférentes lorsqu’elles apprennent qu’une personne de leur entourage est juive. Mais seuls 84% estiment qu’un Français juif est «un Français comme les autres».
C’est dire qu’un Français sur six pense le contraire… Il me paraît évident que la loi du retour, ou ce qui est perçu d’elle, participe de ce sentiment. Promulguée en 1950, elle a depuis subi plusieurs modifications.
Il convient aujourd’hui à Israël de réfléchir à l’adaptation qui pourrait lui être apportée septante ans après la Shoah. C’est là un travail délicat. Il doit prendre en compte les aspirations du pays, la mission protectrice d’Israël à l’égard des juifs de la diaspora, mais aussi la réalité du moment et la relation des juifs de la diaspora avec leur pays de citoyenneté.
Là aussi, il s’agira d’avoir l’œil dur et le cœur tendre.
A Israël d’écrire son roman.