Essai. Que disent les cadenas que les couples accrochent aux ponts? Ils ne sont finalement rien d’autre que l’expression d’une mélancolie à venir.
Marcela iacub
C’est terriblement difficile pour Paris d’être la capitale mondiale de l’amour. D’autant que ce titre lui a été conféré officieusement par les nombreux visiteurs étrangers qui s’y rendent chaque année. Les autorités de la ville profitent de cette ambiguïté de la manière la plus hypocrite qui soit. Si, d’une part, elles ne le nient pas, car cela attire des touristes, de l’autre, elles refusent d’assumer une quelconque obligation en échange.
En effet, quand cela implique de faire des efforts économiques ou intellectuels, elles prennent ce titre pour une fantaisie de mauvais goût. Pire. Elles considèrent Paris menacé par des imbéciles qui prennent leurs rêves kitsch pour des réalités. La preuve la plus accablante de cette attitude est la décision de supprimer les cadenas d’amour agrafés au pont des Arts, pratique qui a débuté en 2008.
Vulgarité affligeante
La mairie a invoqué des risques d’effondrement. Pourtant, si celui-ci avait été la véritable raison, elle aurait pu soit renforcer le pont pour qu’il supporte cette ferraille, soit proposer d’autres endroits plus solides où les cadenas auraient pu être accrochés. Or, au lieu de cela, les autorités municipales ont suggéré que, pour se consoler, les amoureux fassent des selfies sur le pont. Ce qu’ils feraient si cela pouvait remplir dans leur esprit la même fonction que les cadenas. En bref, il est évident que ce qui dérange, c’est moins les dangers d’un accident que la laideur de ces symboles de l’amour.
Le message que la mairie envoie aux amoureux, c’est qu’ils n’ont pas le droit d’abîmer la beauté de la ville avec leur vulgarité affligeante. Or, c’est dommage qu’elle n’ait pas pris le temps de réfléchir un peu plus sérieusement à ce problème. Car les cadenas sont lourds non seulement en poids, mais aussi en signification. En effet, ils nous parlent du désespoir des couples dans un monde gouverné par l’amour passion. En enchaînant leur nom sur le pont des Arts, les passionnés voudraient obliger leur cœur de demain à ressentir les mêmes choses que celui d’aujourd’hui. Pourtant, ils savent que, dans quelques années, leurs émotions seront mortes et leur couple avec. Qu’ils changeront bientôt de partenaire ou qu’ils resteront seuls. Le cadenas est une manière de crier leur mélancolie anticipée mais surtout leur mécontentement. C’est donc normal que ces objets soient lourds et qu’ils soient moches aussi. Ne sont-ils pas une protestation?
Réconfort émotionnel
Si Paris prenait son rôle au sérieux au lieu de supprimer les cadenas, il organiserait des colloques, mettrait en place des expériences sexuelles et émotionnelles nouvelles, serait le moteur d’une révolution de l’amour qui irradierait l’ensemble de la planète démocratique. Des législateurs du monde entier feraient le voyage pour trouver des inspirations afin de réformer les lois et les mœurs de leurs pays. Certaines personnes s’y rendraient pour se soigner, d’autres pour trouver du réconfort émotionnel ou intellectuel, ou tout simplement pour fêter. Et, à force de réfléchir et d’expérimenter, d’imaginer et d’innover, c’est à Paris qu’on trouverait les formes d’organisation de l’amour les plus propices à la félicité.
Ce jour-là, Paris serait fier d’être la capitale de l’amour – plus encore que de son patrimoine artistique – et ce titre figurerait sur toutes les cartes. Personne n’aurait alors l’idée saugrenue d’y agrafer des cadenas sur les ponts ni ailleurs. En guise de remerciements, les visiteurs se contenteraient de remplir la ville de fleurs.