Interview. L’ambassadeur suisse Tim Guldimann vient de quitter son poste de Berlin. Plutôt que de jouir de sa retraite, il est candidat au Conseil national. Le diplomate, engagé ces dernières années dans certaines des régions les plus explosives de la planète, s’exprime sur les défis de l’Union européenne et de la Suisse.
L’Europe vit une crise intérieure aiguë. Et, à ses frontières, les conflits armés se sont multipliés: aux Balkans d’abord, mais aussi en Russie, en Ukraine, au Proche-Orient… sans parler du talon d’Achille de la Grèce, qui pourrait créer un axe privilégié avec Moscou. Ne trouvez-vous pas la situation actuelle dangereuse?
Les difficultés intérieures et les dangers que vous mentionnez ont mis fin à l’optimisme historique des années 90.
Au sommet de l’OSCE à Paris, en 1990, régnait l’euphorie: tout le monde était uni autour d’un projet de paix, démocratie et économie de marché. Même Moscou était prêt à s’ouvrir et se voyait comme un acteur de l’élan économique européen. Nous avions des valeurs communes, la conscience d’appartenir à une communauté internationale pour laquelle s’engager.
Même désécurisé par le conflit tchéchène, Moscou collabora à la solution de la guerre des Balkans: on était loin de la politique nationaliste de Poutine, qui jouit désormais d’un grand appui populaire.
A l’intérieur de l’UE, l’espoir suscité par le projet d’avenir commun était tel que le nombre de membres s’est multiplié rapidement. Mais ce projet européen n’apparaît plus attrayant – notamment si on le regarde depuis la Suisse.
L’Europe vit une grande contradiction: elle sait que ses problèmes structurels intérieurs peuvent être résolus uniquement à travers des pas ultérieurs sur la voie de l’intégration, mais il n’existe pas de consensus politique pour le faire. Au contraire, nous constatons la tendance à une renationalisation.
Et quid du «Brexit» et du «Grexit»?
Le référendum populaire sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE est une grande inconnue, qui pourrait avoir des conséquences très lourdes. Quant à la Grèce, si un éventuel «Grexit» serait probablement soutenable du point de vue économique, le dommage politique serait bien grave. Le projet euro en ressortirait esquinté.
Comment voyez-vous cette Union affaiblie dans le difficile contexte international actuel?
L’Union européenne (et donc l’Europe) est confrontée à trois problèmes majeurs. Tout d’abord, celui de savoir si elle détient les garanties qui justifieraient l’appartenance à un G3 (USA, UE et Chine), ou si elle subira ce qu’un G2 Chine-Etats-Unis aura décidé. En d’autres termes, sera-t-elle capable de résoudre les questions de la dette, de l’euro, des structures institutionnelles, afin de se présenter unie dans le nouveau contexte global?
La difficulté suivante découle de cette lutte contre la crise de la dette qui, au moyen d’une politique qui inonde d’argent les marchés financiers et qui mise sur des taux zéro, a pour effet de renvoyer à plus tard les problèmes structurels profonds existants.
Enfin vient la rupture des relations avec la Russie en raison de la crise en Ukraine qui a de graves conséquences pour le continent.
C’est-à-dire?
Le premier point soulève la question de l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Il est évident que le succès du TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) devient une priorité pour réussir le pari.
Malgré les doutes et les critiques manifestés, je suis d’avis que les Européens devraient conclure le TTIP avec les Etats-Unis, afin de participer à la définition du standard et des conditions-cadres du marché mondial, plutôt que de voir les règles fixées par les Etats-Unis et l’Asie – notamment par une puissance économique autoritaire comme la Chine – et être contraints de les subir.
Je donne un exemple: les conditions-cadres mondiales dans le milieu culturel. Le règlement des domaines de la proprieté intellectuelle et de l’information est essentiel pour l’identité européenne. C’est dans ce contexte que se pose en effet la grande question: réussirons-nous à préserver les langues et cultures française, allemande et italienne face au global english?
Dans ces circonstances, comment devrait agir la Suisse?
Que le TTIP soit important même pour la Suisse est une évidence. Notre dilemme sera «à prendre ou à laisser». D’ailleurs, j’y vois un parallèle entre notre situation et celle de l’UE: pour l’Europe, le grand défi est de trouver le consensus pour s’imposer au niveau global, tandis que pour la Suisse il est de retrouver l’unité intérieure, afin de pouvoir s’affirmer en Europe.
L’augmentation des conflits politiques, la polarisation et la difficulté croissante de trouver un consensus à l’intérieur de notre pays sont préoccupantes. Dans ce contexte litigieux, la démocratie directe tend à tout remettre en discussion et devient toujours plus imprévisible. Elle doit être utilisée pour renforcer le consensus à l’intérieur du pays, non pour le bloquer.
L’UE peut se permettre un «Brexit»? Et doit-on avoir peur d’une Europe dirigée par une Allemagne toute-puissante? La France n’est plus ce qu’elle était au temps de l’axe Bonn-Paris…
La France reste essentielle pour l’Europe. Cela vaut aussi pour notre politique européenne, qui a toujours été orientée vers un certain équilibre à l’égard de l’Allemagne et de la France. D’ailleurs, même Le Pen n’a en réalité aucune envie de la voir quitter l’UE.
Le FN lève la voix et menace, mais en considération des intérêts économiques – notamment de l’agriculture – ne ferait jamais le pas.
Une éventuelle sortie de la Grande-Bretagne à la suite du futur référendum aurait au contraire de très graves conséquences pour l’UE. Quant à l’Allemagne, elle est objectivement le «pays-guide» en Europe, et est acceptée en tant que tel par les autres.
Les conditions qui avaient poussé Mitterrand à s’opposer à l’unification allemande sont désormais révolues, notamment depuis l’introduction de l’euro.
Vraiment?
Les craintes du passé face à un leadership allemand ne sont plus là. Remarquez qu’aucun autre pays n’a érigé autant de monuments en mémoire des crimes qu’il a commis. Même au niveau militaire, il est vu d’un bon œil que Berlin s’engage plus dans l’OTAN et surtout dans des missions internationales de paix.
Quelqu’un doit bien assumer la responsabilité de conduire… et de payer pour. On mise d’ailleurs beaucoup sur la présidence allemande de l’OSCE l’année prochaine pour désamorcer le conflit en Ukraine. Berlin mène aujourd’hui dans tous ses ministères clés une stratégie politique structurellement orientée vers une perspective européenne.
La Russie est un énorme pays, de l’Oural au Pacifique, une grande puissance militaire et géopolitique, avec une position clé dans la politique énergétique, qui flirte avec la Chine. Il est naïf de la traiter comme s’il s’agissait de la Serbie ou du Kosovo…
La Russie a été pendant des décennies l’autre puissance mondiale: celle qui regardait dans les yeux les Etats-Unis, d’égal à égal. Elle ne peut être traitée telle une puissance régionale, comme l’a affirmé Obama. Dans les vingt dernières années, on a empêché les Russes d’être acceptés en tant qu’acteurs ayant un rôle majeur, comme auparavant.
On doit être ferme sur les principes du droit international avec Moscou, tout en montrant du respect pour un pays qui était l’autre puissance mondiale. Si on la respecte, la Russie peut jouer un rôle géopolitique plus constructif.
Regardez l’attitude positive qu’elle a eue récemment à Lausanne sur la question iranienne: et, pourtant, il était contre ses intérêts économiques que l’Iran sorte – même comme fournisseur de gaz – de l’isolement.
L’Europe agit comme si le terrorisme d’al-Qaida ou de Daech était un phénomène transitoire et lointain. Et nous voilà tout étonnés face à l’attentat contre «Charlie Hebdo»…
Tout d’abord, il faut souligner que les causes qui ont produit Daech ne sont pas dans l’islam, même si Daech s’en réclame. C’est Daech qu’il faut combattre, pas l’islam. Cela dit, moi, «je ne suis pas Charlie». Je ne veux pas m’identifier à un concept de liberté illimitée qui prétend agir indépendamment de la violation de la dignité d’autres êtres humains dans leurs convictions profondes.
Dire qu’au nom de la liberté on doit pouvoir caricaturer toute chose est à mon avis dangereux. Il s’agit d’une pondération d’intérêts juridiques : liberté de la presse et dignité des personnes concernées. Dans le cas de caricatures contre la religion chrétienne, la jurisprudence européenne – notamment allemande – est sévère.
Vous avez été longtemps médiateur dans de nombreux conflits. Comment jugez-vous la contribution que la Suisse, en profitant de sa neutralité, a livrée à la stabilité de l’Europe à ses frontières?
Ce que la Suisse a entrepris dans le cadre de l’OSCE est apprécié et important. Si notre neutralité par rapport à l’OTAN peut aider – et, souvent, elle a aidé –, c’est très bien. Mais je ne suis pas pour «la neutralité über alles». Plutôt que de nous disputer sur ce que nous ne pouvons pas faire, nous devrions nous demander ce que nous voulons.