Rencontre. En janvier 2017 entrera en fonction le successeur de Patrick Aebischer à la tête de l’EPFL. Martin Vetterli, président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse, suggère notamment la stratégie que devraient prendre les présidents des deux grandes écoles dans une situation de crise de la Suisse avec l’UE, après l’initiative du 9 février 2014.
Le 12 mai dernier, Martin Vetterli (57 ans) célébrait à Bruxelles les 20 ans de présence de SwissCore, le bureau de liaison du Fonds national suisse (FNS) dans la capitale politique de l’Union européenne.
«Tout le monde était très gentil avec les Suisses», se souvient le président du Conseil national de la recherche, rencontré fin mai dernier à Berne. L’organe qu’il dirige évalue chaque année plusieurs milliers de requêtes soumises au FNS et décide de leur financement. Un centre névralgique, ultrasensible, vers lequel convergent toutes les attentes les plus pressantes.
A propos de l’initiative du 9 février 2014 sur l’immigration de masse, poursuit notre interlocuteur, «on nous disait que c’était une question politique, que les chercheurs tenaient à collaborer avec qui bon leur semblait». Mais, comme ces derniers «ne font naturellement pas de politique et qu’ils n’ont pas de leçons à donner au peuple, il y a de quoi se faire du souci». C’est clair: face au principe intangible de la libre circulation des personnes cher à l’UE, la bonne volonté du monde de la science ne fait pas le poids.
Dans son bureau mansardé au dernier étage du petit bâtiment gris clair du FNS, à quelques encablures de la gare de la capitale fédérale, Martin Vetterli, portant un costume élégant et sobre, se projette en janvier 2017: «Si des contingents sont finalement introduits, si le programme européen Horizon 2020 échappe à la Suisse, privant du coup nos chercheuses et chercheurs des prestigieux subsides du Conseil européen de la recherche (CER), ce sera un moment très difficile à vivre.»
Le déclin scientifique d’une Suisse dont plus de la moitié des universités figurent parmi les 100 premières de la planète serait amorcé. Même si l’UE n’est pas le monde, elle offre des réseaux dont la Suisse ne saurait se passer.
Pour avoir grandi à Neuchâtel et observé la douloureuse crise horlogère des années 70 durant sa jeunesse, Martin Vetterli sait qu’un pays florissant n’est jamais à l’abri d’une dégringolade.
L’excellence, le label suisse
En janvier 2017, précisément, entrera en fonctions le nouveau président de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), succédant à Patrick Aebischer. Bien que son nom ait déjà été cité dans la presse parmi les favoris, Martin Vetterli se refuse à tout commentaire à ce sujet.
C’est donc au patron du Conseil national de la recherche que nous demandons ce que devraient entreprendre les présidents des deux grandes écoles fédérales dans une situation de crise avec l’UE. La réponse fuse: «Surtout ne pas galvauder nos forces. La qualité, l’excellence, c’est le label suisse, right?»
Né à Soleure le 4 octobre 1957 mais d’origine zurichoise (son père était entrepreneur indépendant dans une société d’import-export), Martin Vetterli a étudié au Gymnase cantonal de Neuchâtel devenu le Lycée Denis-de-Rougemont. Maîtrisant aussi bien l’allemand que le français et l’anglais, il termine volontiers ses phrases par un dynamique right interrogatif qui invite son interlocuteur à l’acquiescement.
Et le patron du Conseil national de la recherche d’enchaîner, toujours avec son regard vif et son sourire au coin des lèvres: «Les deux présidents de l’EPFL et de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) ne devraient pas aller à Bruxelles en ordre dispersé.
Il faut se serrer les coudes.» Il s’agit de trouver «un doux mélange de compétition – pour éviter l’endormissement – et de coopération». Cet homme, guitariste de jazz, a le sens inné de la mesure.
Faudrait-il dès lors aller jusqu’à fusionner les deux institutions, comme le suggèrent certaines voix? «Ce serait une erreur stratégique. Ce qui fait avancer l’EPFZ, c’est l’EPFL, et inversement.» Et d’ajouter, avec l’humour qui toujours l’accompagne: «Si Cambridge et Oxford fusionnaient, il n’y aurait plus de courses de bateaux. Impensable! Right?»
L’expérience nord-américaine
Martin Vetterli appartient à cette génération de chercheurs européens qui ont réalisé un bon bout de leur carrière aux Etats-Unis comme tenure track, un statut de titularisation conditionnelle concernant les jeunes professeurs outre-Atlantique.
Quand ils sont de retour en Europe, ces derniers semblent avoir retenu la célèbre formule de l’écrivain Mark Twain: «Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.» Parmi eux, Patrick Aebischer a notamment fréquenté l’Université Brown, à Providence. Le professeur Didier Trono, qui en 2004 a pris les rênes de la toute nouvelle Faculté des sciences de la vie de l’EPFL, a de son côté fait ses preuves au MIT puis au Salk Institute de San Diego.
Quant à Martin Vetterli, après un diplôme en génie électrique à l’EPFZ en 1981, un Master of science à Stanford en 1982 (c’est là qu’il a reçu le virus de la recherche) et, enfin, un doctorat ès sciences à l’EPFL en 1986, il a rejoint l’Université Columbia (NYC) comme professeur assistant puis associé en électrotechnique. «En Suisse, il n’y avait pas de job de recherche qui me convenait.» A cette époque, qui ne cédait pas à l’appel du grand large?
Martin Vetterli est alors le seul rescapé des tenure tracks de son département à l’Université Columbia. Tous les autres ont été remerciés. Apprenant qu’il vient de recevoir une offre alléchante de l’Université de Californie à Berkeley, la direction de Columbia lui propose une pleine et entière titularisation.
Mais le chercheur, devenu jeune père, préfère quitter New York pour la Californie, d’autant plus que le poste qui lui est proposé à Berkeley semble autrement plus prometteur. Mais, comme avec lui un bonheur n’arrive jamais seul, Jean-Claude Badoux, alors président de l’EPFL, a repéré ce jeune professeur de 35 ans (en 1992) qu’il veut absolument engager.
Une telle offre, dans son domaine, ne se reproduit qu’une fois par génération. Berkeley, Lausanne? Quel dilemme! «Ce choix, ce fut le moment le plus dur de ma carrière», se rappelle le chercheur, qui finalement trouve un compromis tout helvétique avec Jean-Claude Badoux: «D’accord pour l’EPFL, mais seulement après deux années passées à Berkeley.» Le pari sera tenu. On ne transige pas avec la loyauté.
L’université publique
Si, aujourd’hui, Martin Vetterli se fait une certaine idée de l’université publique, c’est sans doute à l’Université de Californie qu’il l’a développée. «Quand je suis arrivé à Berkeley, on m’a dit: «Pour participer à une conférence, tu ne peux rater qu’un cours par semestre. Le reste du temps, priorité absolue à l’enseignement!»
Professeur associé puis ordinaire au Department of Electrical Engineering and Computer Sciences, il constate que, dans cette école aux portes de la Silicon Valley, les professeurs ne sont pas payés pour jouer aux superstars indisponibles aux étudiants, que «le sens de l’équipe» anime l’ensemble des chercheurs et, cerise sur le gâteau, que le transfert de technologie et la création de start-up sont inscrits dans les gênes de tout un chacun.
En Californie, Martin Vetterli avait pour ses enfants le choix entre une école publique de qualité douteuse et une école privée de bon niveau mais réservée aux classes aisées. De retour en Suisse en 1995 où il est nommé professeur ordinaire à l’EPFL, en compagnie de son épouse nurse practioner (infirmière praticienne), il peut enfin profiter d’une école publique de qualité.
«Je crois au modèle de l’école publique, à la méritocratie qui a fait preuve de son efficacité, à la perméabilité des classes sociales, et non à toute forme de cooptation fondée sur l’héritage. C’est tripal!»
Martin Vetterli est si profondément convaincu de l’importance de l’enseignement dans l’évolution d’un être qu’il n’en finit pas de montrer sa reconnaissance envers ceux qui l’ont aidé à se réaliser.
Ce printemps, il a invité à la Table de Vallotton, au cœur du Rolex Learning Center de l’EPFL, trois de ses anciens professeurs de gymnase, Marcel-Yves Bachmann (mathématiques), Didier Jaccottet (philosophie) et Jean-Pierre Jelmini (histoire).
Ce dernier se souvient d’un «parfait élève sans en avoir l’air, qui semblait dissipé sans pourtant l’être, se moquant du monde de façon prodigieuse tout en enregistrant tout, d’une immense curiosité».
Reconnaissance mondiale
C’est cette curiosité qui a conduit Martin Vetterli à devenir un chercheur mondialement reconnu, à l’origine de 25 brevets donnant naissance à maintes start-up dont Dartfish, devenue une florissante PME fribourgeoise spécialisée dans l’analyse et le traitement d’images destiné aux athlètes.
De nombreux prix l’ont également récompensé. Cette année, il vient d’être élu à la prestigieuse Académie nationale d’ingénierie des Etats-Unis, qui ne compte que 2000 membres dont seulement 200 étrangers.
Ses recherches concernent notamment la théorie des ondelettes utilisées dans le traitement du signal en électronique, par exemple dans le codage des MP3. La compression des images et des vidéos, tout comme les systèmes de communication auto-organisés, sont assurément au cœur des nouvelles technologies de l’information qui façonneront ce XXIe siècle.
Partageant son temps de travail entre le Fonds national suisse et la recherche à l’EPFL, Martin Vetterli aime bien dire à ses étudiants que l’«on entre dans la recherche comme on entre dans les ordres». C’est un appel, une vocation.
Tout récemment, un étudiant l’a pris au mot. Après sa thèse, il est entré… au Séminaire de Paris pour devenir prêtre. Eclat de rire du chercheur face aux clins d’œil de la vie!
Au Conseil national de la recherche du FNS, qui gère 850 millions de francs par année et qu’il préside depuis trois ans, Martin Vetterli a dû s’initier à une large palette de sciences, de la philosophie à la physique quantique. «Un bol d’air intellectuel fascinant», qui complète son expérience de vice-président de l’EPFL de 2004 à 2011.
Plus qu’un chercheur et qu’un enseignant, il a aussi les qualités d’un chef d’orchestre. Faire jouer ensemble des solistes, à la recherche d’une unité dans la diversité.