Analyse. Si les chrétiens d’Orient souffrent, ils sont loin d’être les seuls: tout le monde musulman est victime du fléau terroriste. Une voix s’élève qui nous aide à comprendre ce qui s’est passé.
S’il y a une formule qui irrite Georges Corm, c’est «le choc des civilisations». Une «fumeuse théorie». Cet économiste et historien libanais, né à Alexandrie en 1940, ayant étudié et travaillé en France et ailleurs, se consacre depuis des années à des ouvrages sur le Moyen-Orient *. Confronté au long de sa vie à plusieurs guerres et tant de manœuvres politico-religieuses, esprit libre, il s’est forgé une conviction: dans les drames actuels, le facteur religieux est surestimé, instrumentalisé, cache des enjeux de pouvoir et des visées économiques. Dans un entrelacs d’influences qu’il s’efforce de décortiquer.
Comme a dit le pape à Sarajevo: «On perçoit un climat de guerre. Il y en a qui veulent le créer et l’attiser délibérément, en particulier ceux qui cherchent l’affrontement entre différentes cultures et civilisations, et aussi ceux qui spéculent sur les guerres pour vendre des armes.»
Le chercheur libanais parcourt l’histoire. Et celle-ci contredit les clichés. Notamment sur l’islam que l’on dit en contradiction fondamentale avec la réflexion critique, avec une société profane. Qui se souvient que le monde arabe a connu de 1820 à 1950 un vaste débat qualifié d’«islam des Lumières»? Qui rappelle que des Etats se sont affirmés sans connotations religieuses, l’Egypte, l’Irak, la Syrie? Le parti laïque Baas a eu son heure de gloire, ainsi que le parti communiste… jusqu’au Soudan.
Comment en est-on arrivé aux abominations qui s’offrent aujourd’hui en spectacle en Syrie et en Irak? Georges Corm remonte à la guerre froide. Les Etats-Unis, obsédés par leur désir de freiner le communisme, ont soutenu les talibans en Afghanistan, se sont alliés avec l’Arabie saoudite pour y envoyer des combattants islamistes. Le jeu du pompier pyromane a mal tourné mais n’a pas cessé. Ce sont les pétromonarchies, alliées des Etats-Unis, chéries en Europe, qui ont manipulé les printemps arabes et tiré les ficelles des mouvances terroristes. Cela faisant, avec les moyens modernes et beaucoup d’argent, elles ont promu le wahhabisme, version intégriste et ultraconservatrice de l’islam. Elles ont utilisé la religion pour affirmer des ambitions internationales et un pouvoir absolu. Comme les mollahs chiites l’ont fait en Iran depuis 1979.
De la mise en scène
Le fameux affrontement entre sunnites et chiites est simpliste. Il est mis en scène et attisé avec succès dans des desseins de puissances. C’est l’escalade: la haine des uns nourrit celle des autres. Comme celle qui diabolise l’islam et inversement le monde occidental.
Georges Corm nous fait découvrir des penseurs arabes, anciens et actuels, qui n’ont pas cessé de réfléchir à la façon de faire évoluer l’islam. Tous méconnus. Réprimés par les régimes autoritaires de leurs pays, ignorés des chercheurs américains et européens souvent financés par les pétromonarchies. Une grande figure entre d’autres: le Syrien Muhammad Shahrour, qui distingue dans le Coran une part intangible liée à la révélation divine et un message sur la façon de la vivre, liée aux circonstances historiques, à réinterpréter sans cesse, comme les chrétiens l’ont fait de leur côté, balançant selon les époques entre l’obscurantisme et la tolérance.
L’économiste n’est pas tendre avec les pays arabes en panne de développement scientifique et économique. Après les dominations ottomanes et européennes, les Etats indépendants ont cédé aux facilités de la rente pétrolière. L’autoritarisme politique et religieux a étouffé la société.
Le mérite des livres de Corm est d’ébranler les hypocrisies européenne et américaine. Ce n’est pas au nom de la démocratie que les Occidentaux ont envoyé à plusieurs reprises leurs armées au Moyen-Orient. Preuve en est leur accointance avec l’Arabie saoudite dont le régime reste abominable. Le but recherché n’était et n’est encore que le renforcement de la domination américaine dans la région et la protection présumée d’Israël. La thèse fera hurler certains, elle fera réfléchir d’autres.
* Deux ouvrages récents de Georges Corm à La Découverte: «Pensée et politique dans le monde arabe» (346 pages) et «Pour une lecture profane des conflits» (276 pages).