Interview. Dans un livre érudit, à la fois lumineux et crépusculaire, l’essayiste français Jean-François Colosimo dresse une géopolitique historique des chrétiens d’Orient, dont il est un grand connaisseur.
En quoi les chrétiens d’Orient sont-ils des «hommes en trop», ce qu’affirme le titre de votre livre?
En Irak, en Syrie, mais aussi en Egypte, les chrétiens d’Orient sont en trop face à la radicalisation de l’islam. En trop, parce qu’ils témoignent d’un autre passé, parce qu’ils sont l’antécédent. Les fondamentalistes musulmans, tout à leur processus de reconstruction identitaire, veulent purifier le territoire de toute présence qu’ils jugent indésirable: de la présence chrétienne parce qu’elle est le marqueur de l’histoire et le vecteur de la sécularisation; de la présence musulmane, lorsque celle-ci nourrit un rapport à la culture. Mais les chrétiens d’Orient sont aussi en trop pour nous.
Pour nous, Occidentaux?
Oui, pour nous, Occidentaux, parce qu’ils nous rappellent que le christianisme est d’abord une religion orientale. Pensons aux voyages de saint Paul au premier siècle, à Chypre, à Antioche, pensons à la naissance, à Alexandrie, au IIe siècle, de la première école catéchétique. C’est entre Alexandrie et Le Caire qu’apparaît le monachisme qui donnera l’aventure de saint Benoît. Etre en dette par rapport à – les guillemets sont de rigueur – «cette bande de métèques, un peu olivâtres, barbus, satrapes orientaux», ceux-là mêmes qui ont fait la civilisation européenne, c’est quelque chose de déroutant.
Quels sont ces peuples, communautés et rites formant cet ensemble un peu fantasmatique appelé chrétiens d’Orient?
Au moment où l’Empire romain se convertit au christianisme, c’est-à-dire au début du IVe siècle, le monde méditerranéen est divisé en des sphères culturelles, qui sont à peu près au nombre de trois. Il y a Rome, la capitale, Alexandrie, sur le delta du Nil, et Antioche (dans l’actuelle Turquie), qui est la porte vers l’Asie. Alexandrie et Antioche divergent. A Alexandrie, où il y a une forte colonie juive hellénisée, règne l’héritage de Platon. On y conçoit Jésus-Christ plus comme un dieu que comme un homme, l’exégèse est très allégorique et très peu historique. C’est un génie grec. A Antioche, le génie est sémitique. On porte beaucoup d’attention à l’homme Jésus et l’exégèse est littérale, on veut comprendre le sens du texte dans son contexte historique. Deux écoles s’affrontent donc, deux mégalopoles, deux New York, si l’on veut bien, pour l’époque.
Quelles sont les conséquences de cet affrontement doctrinal?
Elles prennent la forme de conciles, qui réunissent les dirigeants politiques et religieux dans une sorte d’ONU du christianisme. L’Empire romain s’est converti, mais il ne veut pas que cette conversion soit facteur de divisions. A Ephèse en 431, on proclame Marie mère de Dieu, c’est une victoire claire d’Alexandrie. Les Antiochiens, pour qui Marie est plutôt la mère de l’homme Jésus, en sont fâchés. Ceux des Antiochiens qui sont dans l’Empire perse, à la bordure de l’Empire romain, font sécession. On va les appeler les Assyriens. Ils ont une langue sémitique, l’araméen, celle du Christ. Comme ils ne peuvent plus aller vers la Méditerranée, ils vont aller vers l’Asie, développer des missions extraordinaires, en Chine, en Thaïlande, en Inde, au Tibet, avant d’être mis sous le boisseau par l’arrivée des Mongols au XIIe siècle. C’est la première famille, appelée péjorativement nestorienne, celle qui privilégie l’humanité de Jésus-Christ.
Quelle est l’étape suivante?
Vingt ans plus tard, en 451, à Chalcédoine, aujourd’hui une banlieue d’Istanbul, inversion des tendances: Jésus est défini comme une personne en deux natures, divine et humaine. Et là, ce sont les marches de l’empire qui se séparent, qui englobent les Arméniens du Caucase, les Syriaques (établis sur des territoires appartenant aujourd’hui à la Syrie et à l’Irak, ce sont les petits-cousins des Assyriens, mais qui s’estiment différents d’eux), les Coptes d’Egypte. Les Coptes et les Syriaques vont mener deux missions importantes, une passant par la péninsule Arabique, dont le Yémen, et allant jusqu’en Ethiopie. Une autre, les Syro-Malabars et les Syro-Malankars, dans le Kerala, au sud de l’Inde, où il y a encore des chrétiens, quinze siècles plus tard. On les nomme péjorativement monophysites.
Quelle est la place des chrétiens dans les sociétés arabes?
Ils tiennent en quelque sorte la place qu’ont tenue les juifs dans la société occidentale au XIXe siècle: leur statut leur interdisant la terre, ils partent vers les villes, vivent dans des quartiers autour de leurs lieux de culte, parlent leur propre langue, favorisent l’éducation de leurs enfants, ont des métiers de service ou des métiers intellectuels. Ils ont donc cette fonction de minoritaires qui est vecteur de progressisme mais qui les désigne aussi comme boucs émissaires de tous les conservatismes – c’est pourquoi, aujourd’hui, la rue arabe bruisse de folles rumeurs, selon lesquelles les chrétiens empoisonnent l’eau, kidnappent les enfants pour les manger à Pâques…
Politiquement, comment se situent les chrétiens d’Orient?
Au XIXe siècle et ce sera vrai au XXe aussi, ils sont partisans d’une société ouverte. Au Levant, ils sont pour la renaissance de l’arabité. Ils vont voir les Arabes et leur disent: vous êtes des musulmans comme les Turcs, nos maîtres, mais vous êtes surtout des Arabes comme nous, on va faire ensemble une grande société laïque, progressiste, arabe, contre le Turc, en marche vers le progrès dans une citoyenneté partagée.
Cela, finalement, ne se fera pas. Pourquoi?
Trois phénomènes vont faire exploser ce scénario: premièrement, les courbes démographiques s’inversent au détriment des chrétiens d’Orient; deuxièmement, les puissances occidentales interviennent et brouillent leur image; troisièmement, le panislamisme naissant les voit d’emblée comme des étrangers.
Aujourd’hui, en Irak et en Syrie, les chrétiens sont menacés de disparition totale. Avec quelles conséquences?
Avec le départ des chrétiens, ce sont les couleurs du monde qui disparaissent. On entre dans un monde global en noir et blanc, dans lequel les fanatiques ont gagné. L’extinction en marche des chrétiens d’Orient est un véritable cataclysme. Dépositaires des premières civilisations d’écriture, chaînons vivants entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, ce sont des médiateurs-nés. Congelés par l’histoire, ils ont donc façonné un univers fondé sur la verticalité, la liturgie, la spiritualité, la contemplation, la prière, l’art, l’esthétique. Les voir disparaître, c’est accepter que la mondialisation se fasse par la destruction de la primauté de la médiation et du symbolique, ce que j’appelle dans mon livre la piété. Nous sommes en voie d’accepter une civilisation dont le synonyme est barbarie. Et c’est en cela que nous signons une forme de défaite morale, de suicide moral pour l’Europe.
«Les hommes en trop. La malédiction des chrétiens d’Orient». De Jean-François Colosimo. Ed Fayard, 2014. 295 pages.
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Jean-François Colosimo
Directeur des Editions du Cerf, professeur à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris, Jean-François Colosimo est l’auteur, chez Fayard, d’une série d’ouvrages sur les métamorphoses contemporaines de Dieu en politique.