Dossier. Depuis 2003 en Irak, 2011 en Syrie, les chrétiens sont à la merci de fanatiques qui ont entrepris de purifier la terre d’islam de toute présence autre que musulmane. Et, pour l’Occident, ils sont le peuple encombrant.
Le 28 mai, Jean-Clément Jeanbart, archevêque d’Alep, la métropole du nord-ouest de la Syrie, lançait un appel de détresse: «Permettez-moi de hausser ma voix pour appeler à notre secours les hommes de bonne volonté qui veulent nous entendre. Daech, qui a déjà massacré dans la région des milliers de chrétiens, épouvante nos fidèles.» Le dignitaire religieux nommait des villes conquises par l’Etat islamique en Syrie et en Irak, Mossoul, Idlib, Palmyre, et s’impatientait: «Qu’attend l’Occident pour intervenir? Qu’attendent les grandes nations pour arrêter ces monstruosités?» Le même jour, le Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaida, concurrente de Daech sur le «marché» du djihad, s’emparait d’Ariha, dans le nord-ouest également, dernière ville de la province d’Idlib qui était encore aux mains du régime.
Au tour d’Alep? C’est ce que craint l’archevêque de la ville. Pour les combattants islamistes, ce serait là une prise aussi marquante que l’a été celle de Mossoul, en Irak, il y a un an. En partie conquise en 2012 par ceux qu’on appelle les rebelles pour les distinguer des djihadistes, Alep s’est vidée de plus de la moitié de ses 2,5 millions d’habitants. Avant le soulèvement de mars 2011 contre la dictature de Bachar al-Assad, la ville comptait 250 000 chrétiens. Il n’y en aurait aujourd’hui plus que 60 000. La plupart sont partis, comme de nombreux musulmans du reste. Coupée en deux entre rebelles et forces loyalistes, la ville est sous la menace du Front al-Nosra, qui y tiendrait déjà des positions.
La Turquie, qui héberge près de 2 millions de réfugiés, parmi eux des chrétiens, est régulièrement accusée de fournir des armes à la mouvance djihadiste, en Syrie notamment. Des photos et une vidéo publiées le 29 mai par le quotidien turc Cumhuriyet en fournissent apparemment la preuve. On y voit un camion rempli d’armes, faisant partie d’un convoi prétendument humanitaire intercepté en janvier par la gendarmerie turque à proximité de la frontière syrienne.
Le convoi – des véhicules qui auraient appartenu aux services de renseignement turcs – transportait un millier d’obus de mortier, 80 000 munitions pour des armes de petit et gros calibre et des centaines de lance-grenades, selon le journal, cité par Le Monde. De fabrication russe, ce matériel aurait été fourni par des pays de l’ancien bloc soviétique. Cette nouvelle a profondément contrarié le pouvoir islamo-conservateur turc, qui crie à la trahison d’ennemis de l’intérieur.
Des cibles prisées
Le dilemme «peste-choléra» qui taraude l’Occident – peut-on se résoudre à prêter main-forte au tyran Bachar al-Assad contre la fureur djihadiste? – paraît en total décalage avec l’enfer qu’est devenue la Syrie. Se fier à «Bachar» ou à un autre membre de son clan, malgré les bombardements aveugles effectués par les hélicoptères du régime au-dessus de populations civiles, semble à beaucoup la moins mauvaise solution. Aux chrétiens surtout, voués par l’Etat islamique et ses variantes à se soumettre ou à disparaître. Chrétien d’Alep, historien des religions, Claude Zerez, qui a quitté la Syrie en janvier et trouvé refuge en France, en sait quelque chose. Il a livré un témoignage poignant à L’Hebdo (lire en page 12).
En Syrie, les ecclésiastiques sont des cibles symboliques prisées par les djihadistes. Le 21 mai, le père Jacques Mourad, 48 ans, était enlevé à Qaryatayn, une localité à mi-distance entre Damas et Palmyre – cette dernière étant conquise ce jour-là par l’Etat islamique. Le religieux dirigeait la paroisse catholique locale et vivait dans le monastère de Mar Elias dont il était le prieur. «C’est mon ami, je lui avais rendu visite au monastère, entre le 29 avril et le 8 mai, date de mon retour en Suisse, raconte à L’Hebdo Roberto Simona, responsable pour la Suisse romande et italienne de l’ONG internationale Aide à l’Eglise en détresse. Il travaillait dans un contexte difficile, le danger était présent partout depuis des mois. C’était quelqu’un de remarquable et de respecté par la population sunnite. Il accueillait des réfugiés, musulmans et chrétiens. Il avait commencé des fouilles archéologiques autour du monastère datant du VIe siècle, qui avait rouvert en 2000 et était redevenu un lieu de pèlerinage.»
Sous contrôle du califat
Qaryatayn comptait 22 000 habitants avant la guerre, dont 3000 chrétiens, qui ne sont plus aujourd’hui que 900. La population a grimpé à 40 000 habitants avec l’arrivée de réfugiés. «La ville n’est pas encore prise par l’Etat islamique», indique Roberto Simona, à la fois soulagé et inquiet.
Si Daech progresse, des localités lui résistent. Certaines qui étaient conquises arrivent parfois à retourner la situation. C’est le cas de quatorze villages chrétiens du nord-est de la Syrie que l’Etat islamique contrôlait depuis février. Ils ont été repris par des combattants kurdes au terme de dix jours d’affrontements avec, semble-t-il, le soutien aérien de la coalition internationale antidjihadiste conduite par les Etats-Unis. Les villageois qui avaient fui ont peur de revenir car ils craignent que leur maison ait été piégée. Deux cent dix chrétiens de cette région sont toujours otages des djihadistes, rapporte l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH).
Le «califat islamique», proclamé par Abou Bakr al-Baghdadi le 29 juin 2014 à Mossoul, contrôle désormais un tiers de l’Irak et la moitié du territoire syrien. En dépit de revers, sa progression semble inarrêtable. Un jour, peut-être, la mosaïque chrétienne d’Irak et du Levant, vieille de plus de quinze siècles, aura complètement disparu, dans ses pierres et dans sa chair. Si rien de plus qu’aujourd’hui n’est entrepris pour empêcher l’Etat islamique d’étendre son emprise, l’Irak et la Syrie finiront par tomber dans son giron, à l’exception peut-être de quelques poches.
Au demeurant, ce n’est pas la chrétienté, avec ou sans grand «c», qui seule est menacée de disparition. C’est une civilisation entière, où prévaut encore, ici ou là, le principe d’humanité. Où les femmes et les hommes, quelle que soit leur appartenance religieuse, ne valent que par l’existence à leurs côtés d’un autre différent d’eux, dans l’acceptation tacite d’une communauté de destin. Si la vie des chrétiens ne compte évidemment pas davantage que celle des musulmans ou des yézidis, ce peuple d’origine préislamique logé dans le Kurdistan irakien, la disparition de toute trace chrétienne, dans cet espace qui en contient tant, mènerait un peu plus encore au néant porté par le «projet» djihadiste.
Ce qui est en cours dans une partie du Proche-Orient est «une épuration totale des chrétiens, leur effacement de la carte des populations», souligne Jean-François Colosimo, professeur à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris, auteur du livre Les hommes en trop – La malédiction des chrétiens d’Orient (lire son interview en page 14).
Que ce nettoyage ethno-religieux à grande échelle ait lieu cent ans après le génocide des Arméniens sonne comme une évocation terrible. Il souligne à tout le moins une forme de passivité de l’Occident des «droits de l’homme» et de la Russie «chrétienne orthodoxe» face aux opérations purificatrices en cours. En Irak, les djihadistes ont déjà accompli une grande partie du «boulot».
Un exode massif
La prise de Mossoul en juin 2014 par Daech, puis l’invasion de la plaine voisine de Ninive deux mois plus tard ont provoqué un exode massif des chrétiens, la plupart chaldéens, de rite catholique romain. Ils ont trouvé refuge dans la région d’Erbil, placée sous protection kurde. Plus de 140 000 chrétiens, 300 000 yézidis, des centaines de membres des minorités kakaïs (kurdes) et chabaks (chiites) se sont retrouvés privés de tout.
L’exode des chrétiens irakiens date cependant d’avant l’apparition en 2006 de l’Etat islamique, connu à l’époque sous le nom d’Etat islamique en Irak. L’invasion américaine de 2003, menée avec une tonalité évoquant les croisades, a considérablement compliqué la vie de ces catholiques orientaux. Ils furent alors détestés d’une partie des sunnites et d’une partie des chiites, la population majoritaire. Avant la guerre déclenchée par les Etats-Unis, les chrétiens étaient environ 1,5 million en Irak. Ils sont aujourd’hui moins de 500 000, selon l’édition 2015 de la revue L’Atlas des Religions.
On se souvient de l’attentat du 31 octobre 2010, veille de la Toussaint, perpétré à la cathédrale syriaque catholique Notre-Dame de Bagdad, revendiqué par la mouvance al-Qaida. Il fit 53 morts. En dix ans, l’Irak s’est donc vidé des deux tiers de sa composante chrétienne, partis grossir les rangs de la diaspora aux Etats-Unis, en Australie ou en Europe, notamment en France. D’autres, réfugiés en Turquie ou dans la région d’Erbil, dans le Kurdistan irakien, n’attendent qu’une occasion pour «se tirer de là». Lazar fait partie de ceux-là. Agé d’une cinquantaine d’années, cet enseignant de profession est arrivé le 21 août dernier en France, accompagné de membres de sa famille. La mairie de Sarcelles, en banlieue parisienne, où réside une importante communauté assyro-chaldéenne, principalement originaire de Turquie, lui a attribué un logement dans un immeuble où six autres familles irakiennes ont également trouvé place.
Le 6 août à 2 heures du matin, Lazar quittait précipitamment Qaraqosh, une localité distante de 32 kilomètres de Mossoul, dont il avait préféré s’éloigner en 2005 déjà. Cette nuit-là, l’Etat islamique est aux portes de Qaraqosh, qu’il investira quelques heures plus tard. Il faut faire vite, rassembler le strict minimum. Lazar, son épouse, une partie de ses enfants, sa belle-fille, ses petits-enfants montent à huit dans la Chevrolet Optra, la voiture familiale, et gagnent les environs d’Aqrah, dans l’extrême nord de l’Irak, en territoire kurde. «On a été bien reçus, dit-il. Barzani et Talabani (les chefs autonomistes du Kurdistan irakien, ndlr) aiment bien les chrétiens.»
Cet accueil tranche tellement avec ce qu’il a connu les années précédentes. Un matin de mai 2010, les bus emmenant les étudiants de Qaraqosh à Mossoul avaient été attaqués. Dans l’un d’eux se trouvait l’une des trois filles de Lazar. Il y avait eu un mort et des dizaines de blessés, dont sa fille, étudiante en architecture. Après ce drame, elle a dû arrêter ses études et quitter l’Irak. Elle vit aujourd’hui en Suède.Dépité, Lazar n’imagine pas retourner vivre un jour en terres irakiennes. «Je n’ai plus confiance dans mes anciens voisins, explique-t-il. Sous Saddam Hussein, c’était mieux mais, parfois, on me demandait si je ne voulais pas changer de religion. On a choisi de tout quitter, mais pas la foi.» La nostalgie l’étreint déjà. Dans la région de Mossoul, il allait, le week-end, pique-niquer en famille dans l’air plus frais des montagnes, à une heure de route de la ville chauffant dans la plaine. Il avait une vie «très belle».
Les Coptes, s’il ne reste qu’un peuple
Ce dimanche 24 mai en l’église Saint-Thomas Apôtre de Sarcelles, les messes du matin, de rite catholique mais dites dans une langue proche de l’araméen des origines, font le plein de fidèles. Ils doivent être 1500 pour les deux offices réunis. Des militaires protègent le bâtiment dans le cadre du plan Vigipirate renforcé. Alliée de l’Arabie saoudite wahhabite, la doctrine dopante des Mad Max du djihad, la France se rattrape comme elle peut.
Dans la «grande guerre islamique» que se livrent sunnites et chiites en Syrie, en Irak, au Yémen et même en Arabie saoudite, où une branche djihadiste entend exterminer la minorité chiite, les chrétiens d’Orient n’ont pas leur place. «Ils sont indésirables», constate Jean-François Colosimo. Ils encombrent le champ de bataille, compliquent le jeu diplomatique de l’Occident, de la Turquie, des Russes, des Iraniens. Ils introduisent du remords là où l’on ne voudrait avoir affaire qu’à de froids enjeux.
Après la Syrie et l’Irak, il est à craindre que l’Etat islamique ne propage le feu au Liban et à la Jordanie, deux Etats du Levant sur lequel le «califat» entend gouverner. Si la proportion de chrétiens est faible en Jordanie (6%), elle demeure relativement élevée au Liban (25%), historiquement un pays tout aussi chrétien que musulman, dans lequel la première composante a longtemps joué à parts égales en termes démographiques. Le Liban a l’image de dernière «place forte» de la chrétienté au Proche-Orient. Mais s’il a encore cette réputation, il n’en a plus guère l’aspect. La guerre civile de 1975 à 1990, la pression chiite (les chiites sont devenus la première communauté libanaise), la poussée islamiste dans la région ont provoqué de nombreux départs de chrétiens du Liban, qui ne se sentent plus à leur place dans leur propre pays.
Numériquement anecdotique (de l’ordre de 1%) en Iran, la présence chrétienne est en revanche substantielle en Egypte. Les Coptes y forment environ 10% de la population. Ce sont eux qui «occupaient le terrain» avant l’arrivée des musulmans, une primauté qui leur confère une sorte de légitimité à demeurer là où ils sont. Placés sous la protection du «raïs» – aujourd’hui le maréchal Abdel Fattah al-Sissi – mais soumis comme le reste des citoyens à une constitution inspirée de la charia, ils sont parfois la cible d’attaques. En février dernier, vingt et un d’entre eux furent égorgés par Daech en Libye voisine. Par leur ancienneté et leur ancrage traditionnel, les Egyptiens coptes sont peut-être le dernier peuple véritablement témoin des chrétiens d’Orient, à défaut d’être le dernier menacé. Les autres sont partout ailleurs ou presque en voie de disparition.
Le nouvel exode des chrétiens du Moyen-Orient
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