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L'insondable mystère de la chaussette orpheline

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Vendredi, 12 Juin, 2015 - 09:22

Vraie plaie domestique, la disparition de la deuxième chaussette est aussi agaçante qu'énigmatique. Sabine Pirolt tente de percer l'énigme.

 

Voici enfin l'enquête qui va soulager les millions de bipèdes victimes d'un événement aussi fâcheux qu'inexpliqué: la disparition de la deuxième chaussette. Une fuite qui se produit le plus souvent entre le panier de linge sale et la sortie de la machine à laver ou du séchoir. Mais où diable s'en vont-elles toutes?

La disparition n'épargne personne, mais chacun se défend comme il peut contre cette incroyable aptitude des chaussettes à se moquer du monde. Pour Odile, qui s'occupe de cinq enfants de 8 à 13 ans, c'est «un problème terrible». Dans sa famille recomposée, dix pieds chaussent du 38 au 42, et bien des chaussettes sont de couleurs proches. Autant dire qu'il lui est quasi impossible de reconstituer les paires originelles. Elle a acquis une certitude: au stade du tri, si elle ne peut enfourner dans le lave-linge la paire assortie, «c'est fichu, tu ne la retrouves plus jamais». Malgré tout, des orphelines, elle en a un stock entier qu'elle garde dans sa penderie, mue par l'hypothétique espoir de voir rentrer au bercail l'une ou l'autre de ces brebis égarées.

Sportives blanches pour tout le monde
D'autres, comme Anne-Marie, mère de trois enfants et grand-maman, se sont fait une raison. Les orphelines, elle les appelle les «veuves». «A un moment, je n'ai plus combattu, je me suis laissée aller. De temps en temps, des couples se reformaient par miracle, ou alors j'utilisais celles qui étaient de bonne qualité pour faire reluire mes meubles.» Nathalie, mère de six enfants, a plus ou moins résolu le problème en achetant des chaussettes blanches de sport à tout le monde. Le tri se fait une fois par semaine, en famille. Présence de tous obligatoire.

Evidemment, il y a ceux que le phénomène ne touche pas. C'est du moins ce qu'ils prétendent. Mère de Martina Hingis, Melanie Molitor a lavé des centaines de paires de chaussettes de tennis. Sans jamais en perdre une. Pourrait-elle livrer la solution aux ménagères désespérées? Le ton est amusé: «Eh bien, j'ai toujours fait très attention...» Si elle savait! Mais toutes les responsables ès lessives font attention! Et pourtant, impossible d'endiguer le phénomène. Quelqu'un pourrait-il au moins donner un début d'explication aux millions de victimes? «C'est un complot international, une entreprise d'Al-Qaïda, c'est affreux», clame Jean-Charles Simon. L'animateur de la Radio suisse romande avoue être lui aussi victime du phénomène. Il préfère croire à la théorie du complot plutôt qu'à la mesquinerie de sa voisine qui subtiliserait vilement ce qu'il oublie dans la machine.

La machine! Au fait, c'est peut-être elle l'ogresse dévoreuse de chaussettes. Dépanneur depuis dix ans, le Genevois Sergio Dias confirme qu'il en retrouve entre les deux tambours de la machine, et dans le tuyau qui conduit à la pompe. Soulagement: enfin une explication rationnelle. Et c'est fréquent? «Une à deux fois par an...» Déception. Mais alors, par où s'en vont les milliers d'autres? Certains petits malins ont arrêté de se poser la question et ont mis le phénomène à profit. La réussite économique est totale et s'appelle «LittleMissMatched»: 600 magasins aux Etats-Unis, qui proposent des chaussettes dépareillées, vendues en nombre impair, histoire de garantir l'indépendance de chacune d'elles. En France, le phénomène a également inspiré l'industrie. Le PGD de Textiss, Sylvain Caire, vient de lancer sur le marché les chaussettes à clip, un système de pression qui permet de les attacher. En deux mois, il en a déjà vendu 12 000 paires.

Agacement rampant, fixation
Au fond, pourquoi toute cette agitation autour de la chaussette manquante? La question est grave. Il ne faut pas moins d'un sociologue français et d'un psychiatre vaudois, vice-recteur de l'Université de Lausanne, pour apporter quelques explications. Ce dernier, Jacques Besson, pense que vouloir absolument recréer la paire fait partie des rituels de réassurance nécessaires dans une société où les gens sont stressés et se sentent menacés par quelque chose de diffus.

Auteur d'un ouvrage passionnant sur la lessive et le couple, Jean- Claude Kaufmann affirme, lui, que la chaussette est, dans la gestion du linge sale, la goutte d'eau qui fait déborder le vase. «Elle est franchement rebutante; il y a d'une part l'odeur et d'autre part la difficulté de les remettre ensemble. Cela crée un agacement rampant qui se transforme en fixation pour celui qui est responsable de la gestion du linge, et qui voudrait éclaircir le mystère.» A ce stade, l'énigme reste entière. Mais il n'est plus temps d'enquêter. La machine à laver vient de s'arrêter. Des orphelines à traquer... |

La trame conjugale. De Jean-Claude Kaufmann. Nathan, 1992.

 

 

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Irene Jordi
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