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Ce grand frère que l’on aime détester

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Jeudi, 25 Juin, 2015 - 06:02

Témoignages. La francophobie, qui glisserait parfois vers le racisme pur et simple, serait-elle le reflet des complexes du Romand? Qu’est-ce qui se cache derrière la critique de plus en plus décomplexée du «Frouze»?

C’est un mépris qui trahit une déception. Celle de voir que le «grand frère» voisin est affaibli. Après la domination du français dans le monde (comme langue du pouvoir et de la pensée), après le rayonnement universel du modèle des Lumières et des droits de l’homme, l’influence française marque un net recul.

En Suisse romande, la déception ne date pas d’hier. La défaite de la guerre franco-allemande de 1871 a marqué un tournant. Et l’affaire Dreyfus, de 1894 à 1906, scandalisa les édiles romands, résolument dreyfusards. Enfin, l’armistice de 1940 (signé entre le Troisième Reich et le gouvernement de Pétain) eut un effet dévastateur…

Bouc émissaire parfait

Georges Pop, journaliste et auteur à la double nationalité grecque et suisse, a beaucoup écrit sur la question. Il a vendu 7000 exemplaires des Français ne sont pas Suisses publié chez Cabédita. Selon lui, le Romand souffre d’un double complexe, d’infériorité et de supériorité.

«On critique les Français, mais on se flatte de les recevoir. On invite leur président à l’EPFL, pour leur montrer qu’on n’est pas que des banquiers, qu’on réussit mieux qu’eux.»

A quoi cela sert-il de critiquer nos voisins? «C’est un moyen de nous définir par rapport à ce que nous ne sommes pas. Les Français tombent à pic! Au moment où la construction de notre identité suisse, et surtout romande, nous pose problème, parce que notre connaissance de l’histoire s’émousse.»

Pascal Vandenberghe, patron de Payot (qui vit en Suisse depuis onze ans et demandera l’an prochain la nationalité suisse) abonde dans ce sens. «En tant que telle, la Suisse romande n’existe pas. Elle se définit comme unité uniquement du point de vue de l’extérieur, mais, à l’interne, les tensions intercantonales sont toujours là.

A Genève, par exemple, je suis obligé d’engager beaucoup de personnel frontalier. Les Vaudois ne veulent pas y travailler, même avec une promotion. Pour eux, c’est comme d’aller au bagne!»
Racisme?

Pour Georges Pop, la francophobie n’annonce rien de bon. «On nous fait croire que nous sommes autosuffisants. Et plus intelligents que les autres. C’est faux! Il n’est pas possible de survivre à terme en alimentant ce dédain, cette auto­suffisance.»

Certains, à la place de «dédain», risquent le mot «racisme». Marie Maurisse, correspondante du journal Le Monde, vit à Cully. Elle écrit un livre à paraître l’an prochain chez un éditeur parisien, pour expliquer aux Français que s’expatrier en Suisse n’est pas toujours une sinécure.

Arrivée à Lausanne en 2008, originaire de Toulouse, elle a pu constater un racisme anti-français latent, même s’il n’était pas dirigé contre elle. «J’ai relu la définition que donne le Service de lutte contre le racisme de la Confédération. Pour moi, il s’agit bien de cela.

On a beaucoup parlé du racisme suisse à l’encontre des Italiens et des Espagnols, et aujourd’hui des musulmans, mais jamais envers les Français. Souvent, je propose aux gens de remplacer «Français» par «Arabe», pour qu’ils se rendent compte des énormités qu’ils énoncent.»

Méconnaissance

A la racine du «French bashing», il y aurait une simple méconnaissance culturelle. Sébastien Leprat, collaborateur scientifique au secrétariat général du Département fédéral des finances, à Berne, est un binational marié avec une Bernoise. Il connaît sur le bout des doigts nos différences.

«En Suisse, on a tendance à suggérer, plutôt qu’à dire. Dire les choses frontalement, cela sous-entend qu’elles n’ont pas de poids, de valeur. De plus, on s’embarrasse moins de grands principes. On est pragmatique, terrien; on discute des intérêts, plus que des idées. Le conseil que je peux donner aux Français, c’est de savoir écouter. De ne pas se croire en terrain conquis.»

Pour le Français David Talerman, auteur du guide Travailler et vivre en Suisse (Ed. Gualino), un Français doit comprendre qu’un Suisse ne réagit pas comme lui. C’est la conception même de l’individu et de sa place au sein de la société qui diffère. «En France, on nous apprend à nous mettre en avant.

Pour réussir, il faut sortir du lot. En Suisse, ce n’est ni la culture, ni comme cela que ça se passe.» David Talerman milite pour une meilleure information. Cela tombe bien, l’Ambassade de France en Suisse fait appel à lui pour accueillir les ressortissants français.

«Mes compatriotes changent de couleur, ils se rendent compte des erreurs qu’ils ont commises inconsciemment. Pour éviter ces problèmes, il faudrait simplement former les travailleurs français à la culture suisse.» Il regrette que les entreprises en fassent souvent l’économie. 

Le voisin

Le collègue français n’est pas la seule cible de ce dénigrement «raciste». Norbert* regarde ses voisins français avec un mélange d’admiration et d’agacement. «Bien sûr, ils mangent de la fondue et font du ski, mais ils n’ont rien compris à la culture suisse!»

Dans son village de La Côte, il fait face à la villa d’une famille française naturalisée depuis un an. D’après lui, si ses voisins ont réussi, professionnellement et économiquement, c’est parce qu’ils savent profiter «des avantages de la Suisse, sans les inconvénients de la France»!

Même si les deux familles appartiennent à la même classe de salaire, «on a l’impression qu’ils vivent mieux que nous»… Serait-ce de la jalousie? «Le Suisse achète une voiture neuve pour son image sociale, explique Norbert. Eux, ils s’en fichent: ils achètent des occasions, et puis, quand elles ne fonctionnent plus, ils en changent.

Nous, on a honte d’acheter pas cher, et on se retrouve couillons! Cela me fait réaliser qu’on ne saisit pas toujours les possibilités que nous offre notre pays…»

La belle-famille

C’est l’heure de l’apéro chez Maurice* et Daniel*, en couple depuis dix-huit ans. Le premier, comptable originaire de Toulouse, est venu s’installer à Lausanne en 1998. Il est en cours de naturalisation. Daniel, lui, employé de commerce, est né à Lausanne.

En dix-huit ans, le couple a eu l’occasion de découvrir que l’on ne fonctionne pas toujours de la même manière d’un côté et de l’autre de la frontière. Un jour, invitée en Suisse, la mère de Maurice est arrivée très en retard.

«Après le quart d’heure vaudois de circonstance, nous avons commencé le repas sans elle. Elle a été très surprise.» Côté français, ce qui comptait, c’était de manger en famille. Côté suisse, ce qui primait, c’était de manger à l’heure.

«Pour moi, c’est une force d’être venu de France», explique Maurice, qui détaille son parcours. Daniel le laisse finir: «Pour dire la vérité, il y a une chose qui me dérange chez les Français, et chez Maurice parfois, c’est leur façon de se mettre en avant. Le Suisse, sa force, c’est la retenue.»

«Il ne s’agit pas de se mettre en avant, mais d’avoir simplement envie de parler», nuance Maurice. Paradoxalement, même si le français est sa langue maternelle, Daniel se sent éloigné de la «culture française»: «Si on me met en face d’un Suisse alémanique et d’un Français, je me sentirai plus proche du Suisse alémanique.»

L’automobiliste

La circulation routière serait un des lieux de «friction» potentiels entre Français et Suisses. Au volant, les premiers seraient plus «agressifs» que les seconds. Pour André Chalet, à Ecublens (VD), moniteur de conduite depuis 1978, nous assistons à un nivellement.

«Avec les années, il y a plus de respect sur les routes en France, mais moins en Suisse.» Selon lui, on ne peut pas généraliser.

Cette stigmatisation ne fait pas rire l’humoriste vaudois Vincent Veillon, cocréateur, avec Vincent Kucholl, de l’émission 26 minutes sur la RTS. «Dernièrement, lors d’une soirée, on annonce au micro que des voitures ont été mal garées. Après une série de plaques vaudoises, valaisannes, vient celle d’une voiture française.

L’assemblée s’est mise à huer et à siffler machinalement. Ce «réflexe» m’a fait un peu mal au ventre, c’était presque inquiétant, regrette l’animateur. Bien sûr, les Français sont drôles à observer et à écouter quand ils parlent vite, avec condescendance, en anglais, ou quand ils prononcent «vingt» comme le «vin».

Mais ils ne méritent pas ces exécutions sommaires. Ne pas être des «petits Suisses» pour de vrai, ce serait mieux. Carrément.» Autrement dit, dénigrer le grand frère ne grandit pas le petit.

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Hélène Bruller
Hélène Bruller
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