Reportage. L’étudiant tunisien de 23 ans qui a massacré 38 personnes, avant d’être abattu, a grandi dans une petite ville marginalisée du nord-ouest agricole. Famille et habitants le décrivent comme «sympathique», «calme» et «généreux».
Texte et Photos benjamin Keller Gaâfour
Des silos à grains se dressent à l’entrée est de Gaâfour, bourgade de 10 000 âmes perdue au milieu du nord-ouest agricole tunisien, à deux heures de route de la capitale, Tunis. Les terres ont pris la couleur du soleil. Les rues sont quasi désertes en ce dimanche matin de ramadan. Les cafés sont fermés et les jeûneurs sont chez eux. Mais un attroupement s’est formé devant une petite maison blanche d’un quartier pauvre de la ville. C’est ici qu’a grandi Seifeddine Rezgui, l’étudiant tunisien de 23 ans qui a exécuté 38 personnes à la kalachnikov vendredi 26 juin sur la plage et autour des piscines d’un hôtel touristique de Sousse, avant d’être abattu par la police. L’attaque a été revendiquée plus tard par le groupe Etat islamique.
Des voisins et quelques journalistes attendent dans le calme le retour du père du meurtrier. Il est allé à Tunis pour subir un interrogatoire, comme d’autres membres de la famille. Le temps semble figé. La chaleur est étouffante. Le paternel fait son apparition un peu après 11 heures. C’est un petit homme trapu aux cheveux noirs coupés court et au teint légèrement basané. La cinquantaine, peut-être un peu plus, il porte un gilet beige sur une large chemise bleu clair, un bermuda en jean et des espadrilles. Il est immédiatement assailli. Un journaliste britannique braque une caméra sur lui et l’interroge: «Qu’avez-vous ressenti après l’attaque?» «Etes-vous solidaire avec les victimes?»
Le père a l’air hagard, son regard se perd dans le vague par instants. Oui, il est solidaire. «Je ressens profondément les pertes des familles. C’est comme si j’étais mort avec les victimes. J’ai honte.» Il répète à plusieurs reprises avoir été «choqué» et «surpris». «C’est affreux. Mon fils était quelqu’un de bien, il était éduqué. Que Dieu pardonne les gens qui l’ont manipulé.» Il se frotte les tempes, ne veut plus répondre aux questions malgré l’insistance des journalistes. La main d’un proche sur l’épaule, il s’engouffre d’un pas mal assuré dans le domicile familial par la porte en fer et disparaît derrière la façade blanche. La scène n’a duré que quelques minutes.
Mohamed Rezgui, le grand-père de Seifeddine, est, lui, tranquillement assis sur une chaise en plastique à l’ombre de la modeste demeure d’un seul étage, où cohabitent toutes les générations. Il est lui aussi «choqué» par la tuerie commise par son petit-fils. «Jamais je n’aurais imaginé ça, c’était quelqu’un de calme et de généreux», s’attriste le patriarche de 86 ans. Il raconte que Seifeddine leur a rendu visite la veille du massacre. «Il a rasé sa barbe et fait la prière. Puis il est parti dans l’après-midi, sans dire où il allait. Nous avons appris par la police que c’était lui.» Le grand-père n’avait pas noté de changement dans son comportement récemment. Personne n’avait rien remarqué.
Fréquentations salafistes
Il faut dire que Seifeddine Rezgui n’était pas souvent à la maison, depuis qu’il était parti étudier à Kairouan en 2011. Cette cité de 140 000 habitants, située à environ 140 km au sud-est de Gaâfour, est considérée comme la quatrième ville sainte de l’islam sunnite, après La Mecque, Médine et Jérusalem. La grande mosquée est la plus vieille d’Afrique du Nord et elle a joué un rôle capital dans l’islamisation de la région. Kairouan était aussi la place forte du groupe salafiste tunisien Ansar al-Charia, qualifié de «terroriste» par la Tunisie en 2013 et qui s’est depuis peu à peu dissous, au fur et à mesure que ses membres ont rejoint d’autres organisations dites djihadistes.
A Kairouan, Seifeddine Rezgui a obtenu une licence en «électronique et automatique» en 2014, avant de s’inscrire à un master en «pilotage et réseaux industriels». Durant les deux dernières années, il aurait commencé à fréquenter des mosquées hors du contrôle de l’Etat et à côtoyer des intégristes, selon un étudiant de Kairouan cité par la radio tunisienne Mosaïque FM.
Dès l’an dernier, Seifeddine Rezgui s’est aussi mis à partager des contenus toujours plus radicaux sur une page Facebook – aujourd’hui fermée – qui lui est attribuée, dont des vidéos de propagande du groupe Etat islamique, selon le quotidien britannique The Daily Telegraph. Sa dernière publication date du nouvel an 2015: «Que Dieu me sorte de ce monde injuste et fasse périr ses gens et les fasse souffrir. Ils ne se souviennent de vous que lorsqu’ils meurent.» Dans un autre post, il a écrit: «Si le djihad est un crime, le monde doit savoir que je suis un criminel.»
Dans le communiqué revendiquant l’attentat de Sousse, le groupe Etat islamique surnomme Seifeddine Rezgui Abou Yahya al-Qayrawani, le Kairouanais. Plusieurs individus soupçonnés de lui avoir apporté un soutien financier ou logistique ont été arrêtés. Il n’est toujours pas clair si d’autres assaillants ont pris part ou non à l’attaque en tant que telle.
A Gaâfour, les habitants décrivent Seifeddine Rezgui comme un garçon bien sous tous les rapports, «sympathique» et «studieux». «C’était le premier à saluer les autres», assure un voisin de la famille. Il faisait du breakdance, écoutait du rap, aimait le foot. L’été, il travaillait dans des cafés, sa mère, femme au foyer, et son père, dans l’entretien des chemins de fer, joignant difficilement les deux bouts. Tout juste évoque-t-on qu’il passait beaucoup de temps sur son ordinateur. Et que la mort récente d’un frère, frappé par la foudre, l’a beaucoup affecté.
Le casier judiciaire du jeune homme était vierge. Il n’avait jamais quitté la Tunisie, selon le gouvernement, qui n’exclut pas qu’il soit allé en Libye clandestinement, à l’image des deux auteurs de l’attaque du Musée du Bardo, à Tunis, en mars dernier, qui s’étaient rendus dans ce pays frontalier pour se former au maniement des armes.
«Ici, il n’y a rien à faire»
Un enseignant de 34 ans qui se présente comme un voisin des Rezgui, mais qui a tenu à conserver l’anonymat, se dit persuadé que Seifeddine a été influencé à Kairouan. Mais, pour lui, les racines du mal sont plus profondes. «Vous avez vu Gaâfour? Ici, il n’y a rien, rien à faire. C’est ça la cause.» La ville, coupée en deux par la route régionale, est austère. Pour s’occuper, les jeunes ont le choix entre les cafés, la mosquée ou le terrain de foot. C’est à peu près tout.
Le gouvernorat – l’équivalent des cantons suisses – de Siliana, dans lequel se trouve Gaâfour, a été laissé à l’écart du développement par le pouvoir, comme l’ensemble des régions intérieures de Tunisie, marginalisées par rapport aux côtes touristiques. «Où est l’Etat? demande l’instituteur. Vous avez aperçu un ministre? Il n’y a personne. L’année dernière, un déraillement de train qui a eu lieu tout près d’ici a fait six morts. Personne n’est venu. Récemment, un nouvel accident a fait 18 morts. Personne n’est venu non plus. Nous sommes oubliés. Nous ne sommes pas des Tunisiens.»
Seifeddine Rezgui n’est pas le seul jeune de sa génération à avoir choisi la voie du djihad. La Tunisie, qui ne compte que 11 millions d’habitants, est le pays qui a vu le plus grand nombre de ses citoyens partir combattre en Irak ou en Syrie. Entre 3000 et 4000 Tunisiens auraient franchi la frontière, selon les estimations. Plus de 12 000 autres auraient été empêchés de rejoindre les zones de combat depuis mars 2013, selon le Ministère de l’intérieur, sans que l’on sache exactement comment.
Sur un mur bordant la route principale de Gaâfour, quelqu’un a sprayé en arabe: «Ô pauvre citoyen, on s’est moqué de toi au nom de la religion.»