Eclairage. Le nouveau directeur général de Credit Suisse devrait incarner la mutation de la grande banque. Virage vers l’Asie ou réduction drastique de la banque d’investissement, les premières décisions du Franco-Ivoirien sont guettées avec impatience. Et curiosité au sein de l’établissement.
Mathilde Farine
Ces jours, c’est le sujet principal de conversation dans les couloirs de Credit Suisse: l’arrivée, le 1er juillet, de Tidjane Thiam, le nouveau patron de la deuxième plus grande banque suisse. De la Paradeplatz à New York en passant par l’Asie, rares sont les collaborateurs à avoir déjà entrevu leur nouveau patron. Il y a bien eu son premier et unique discours, au moment de sa nomination, le 10 mars. Mais, depuis, le silence.
«Il ne se passe rien. Nous n’avons reçu aucune information à ce sujet. On ne sait pas même quand il arrivera dans son bureau», relatait un cadre moyen qui travaille au siège du groupe à Zurich. C’est que la venue de Tidjane Thiam suscite impatience et excitation dans les bureaux de l’établissement helvétique. Mettant fin au suspense, le nouveau responsable a finalement fait irruption au siège du groupe une semaine avant le jour J, sans s’appesantir sur les grandes lignes de sa stratégie. Pour l’heure, le mystère Thiam reste entier.
Inconnu de la plupart des 45 800 employés (dont 17 000 en Suisse) au moment de l’annonce en mars dernier, l’ex-patron de l’assureur britannique Prudential a pourtant immédiatement séduit et suscité l’enthousiasme. «Pour l’instant, je ne l’ai vu qu’une seule fois, lors de cette fameuse vidéoconférence qu’il a donnée pour les employés, il y a un peu plus de trois mois, explique Agnès*, une collaboratrice basée à Zurich. C’est un excellent orateur, très chaleureux et très naturel. Il nous a fait rire et j’ai eu du plaisir à l’écouter, ce qui est rare. Je pense que la plupart des employés ont été charmés immédiatement. Brady Dougan, patron de la banque avant lui, n’aurait jamais pu régater contre cela!» C’est vrai, ajoute un autre employé, «un directeur général qui parle de foot anglais, de sa famille, qui annonce qu’il s’apprête à déménager sur les rives du lac de Zurich, cela tranche avec les habitudes». Surtout avec celles de son prédécesseur, connu pour ne pas s’égarer dans des conjectures loin du seul sujet qui compte: la banque.
L’immense écho qu’a eu l’annonce, le parcours atypique et le côté inattendu du choix du conseil d’administration ont attisé la curiosité à l’intérieur de la banque. «L’accueil des médias et des actionnaires a influencé notre perception, reprend Agnès. On ne le connaissait pas, c’est vrai, mais les commentaires des médias, parfois dithyrambiques, nous ont intrigués. Et, à la réflexion, ce choix a tout son sens. Qu’il vienne de l’assurance, notamment, à un moment où la banque fait face à une marée réglementaire, va nous aider.» Personne ne semble le connaître mais lui connaît tous ceux qui comptent: ami du premier ministre britannique David Cameron et de George Osborne, chancelier de l’Echiquier, il dispose d’un réseau qui comprend nombre d’entrepreneurs, patrons et chefs d’Etat. Et il y a aussi l’origine qui ne laisse pas indifférent: «C’est un sentiment incroyable de voir un dirigeant issu d’une minorité dans un secteur dominé par les hommes blancs», ajoute Agnès. De fait, c’est le premier responsable bancaire d’origine africaine en Suisse et c’était déjà le premier à diriger une entreprise du FTSE 100, les plus grands groupes britanniques.
Des attentes considérables
Un air d’Obama qui se répand dans les couloirs de Credit Suisse? Il connaît d’ailleurs le président américain qui l’a fait venir pour recueillir ses conseils. Comme le président américain, il a un parcours atypique. Né en 1962 à Abidjan, il passe une partie de son enfance au Maroc, puis retourne en Côte d’Ivoire. C’est en France qu’il obtient son diplôme de l’Ecole polytechnique et de l’Ecole nationale supérieure des mines de Paris. Avant de s’installer à Zurich, Tidjane Thiam aura d’abord passé par New York, Londres, avec un nouveau crochet à Abidjan où il officie quelque temps comme ministre du Plan avant le coup d’Etat de 1999.
Comme le président américain à son arrivée, il suscite des attentes considérables et parfois contradictoires. «Les espoirs d’un redressement de la banque sont immenses», explique un employé. Après les déboires lors de la crise financière, les scandales, comme aux Etats-Unis, où Credit Suisse a dû débourser 2,6 milliards de dollars pour avoir aidé des contribuables à échapper à leurs obligations fiscales, redorer le blason de la banque ne sera pas une mince affaire. «La réputation du nouveau venu aidera déjà», estime Christophe Lamps. Pour ce spécialiste de la communication, l’image du patron peut déjà faire la moitié de l’image d’une grande entreprise. «En Suisse, nous avons plutôt l’habitude de dirigeants qui s’effacent derrière leur institution. Pour Tidjane Thiam, ce ne sera clairement pas possible.» Tout le monde s’emballe? Tous, sauf les banquiers d’affaires de la City ou de New York. «Ils doivent se ronger les sangs parce que tous les analystes prédisent une fonte de la banque d’investissement», estime un cadre.
Un manager charismatique
Si Tidjane Thiam est attendu avec tant d’impatience, «c’est autant le fait du bilan catastrophique de son prédécesseur que de son parcours exceptionnel», précise Loïc Bhend, spécialiste des banques chez Bordier & Cie. C’est d’autant plus étonnant qu’avec UBS, tombé en disgrâce, Credit Suisse avait un boulevard devant lui pour reprendre des parts de marché. En fait, c’est même pire: la banque s’est fait rappeler à l’ordre par la Banque nationale suisse en juin 2012, qui l’a sommée d’augmenter ses fonds propres, ce qui a affolé le marché et fait partir 4 milliards en fumée avec la chute de l’action. La banque a même un «convoi de retard par rapport à UBS», assène l’analyste, qui ne prend pas de gants: «C’est une bonne chose que Brady Dougan parte.»
L’ancien directeur américain de la banque n’a en effet pas laissé un souvenir impérissable. Surtout pas aux investisseurs qui, eux aussi, trépignent devant la passation des pouvoirs. Pendant ses huit années de règne, l’action Credit Suisse a perdu près de 70% de sa valeur. La seule annonce de l’arrivée de Tidjane Thiam a produit un renversement. Le titre a bondi de 8% dans la journée et de 15% depuis la nomination. A l’inverse, celui de son ex-employeur, «Pru», a chuté de 3% en un jour. «Un au revoir poli» de la part du marché, a interprété l’ex-ministre ivoirien, dans une interview à CNBC. «Une façon de montrer son appréciation.»
Interrogé sur son prédécesseur, il s’est borné à se dire «heureux de prendre [sa] suite». Les deux hommes se connaissent, ils ont travaillé ensemble sur un deal, alors que Tidjane Thiam officiait chez McKinsey. Il est d’autant moins étonnant que les investisseurs salivent. Sous sa direction, l’action de l’assureur britannique a triplé.
«C’est un manager qui développe, il a fait de Prudential une machine à croître, et il sera à l’aise dans les défis qui attendent Credit Suisse», poursuit Loïc Bhend. Damien Lanternier, gérant de fonds à la Financière de l’Echiquier, investit dans des entreprises en fonction de la qualité de leurs dirigeants. Il a évité les banques ces dernières années mais il s’est mis à acheter des actions Credit Suisse à l’annonce de la nomination de Tidjane Thiam. «Sa réputation l’aidera à se faire obéir et à obtenir une mise en place rapide de ses plans. Il est assez charismatique pour entraîner tout le monde dans ses projets.» Les attentes sont élevées? «Il surprendra pourtant, estime l’investisseur, par l’ambition qu’il aura pour le groupe.» Même l’ancien président de la Banque nationale suisse, Philipp Hildebrand, y est allé de son pronostic lors d’une conférence à Berne fin juin: «Je pense qu’il fera prendre à la banque la même orientation qu’UBS» en réduisant la banque d’affaires pour se focaliser sur la gestion de fortune.
Ni états d’âme ni parti pris
Perfectionniste, connu pour son esprit de compétition, infailliblement poli, le Franco-Ivoirien, qui en impose avec son mètre 93, ne se laisse pas démonter facilement. La banque? «It’s not rocket science», réplique-t-il à un journaliste qui pointe son manque d’expérience dans son domaine. «Mon métier, à Prudential, c’était de récolter des fortunes et de les faire croître. C’est fondamentalement l’activité de Credit Suisse. Et il existe des opportunités immenses en Asie et dans les autres marchés émergents», dit-il. Ajoutant: «Comme assureur, il faut aussi comprendre les marchés.» Que sa mission soit déjà considérée comme l’une des plus délicates dans le secteur financier ne devra donc pas l’ébranler davantage.
Ce côté néophyte de la banque, c’est peut-être même un atout. «Il n’aura pas le biais qu’ont souvent les dirigeants du sérail. C’était le cas de Brady Dougan, qui est fondamentalement un banquier d’investissement et, de ce fait, incapable de prendre des décisions radicales dans ce domaine. S’il faut couper, il n’aura pas d’états d’âme ou de parti pris», évalue Loïc Bhend. C’est bien ce qui est attendu du nouveau responsable, même si lui n’a fait aucune confidence à ce sujet: une restructuration d’ampleur dans la banque d’investissement sur le modèle d’UBS et une augmentation de capital jugée urgente par les marchés, voire un virage encore plus net vers l’Asie où la gestion de fortune est en pleine croissance. Elle pourrait se révéler d’envergure, ce ne serait pas la première fois que Tidjane Thiam trancherait dans les effectifs.
Un symbole pour la suisse
A propos de ses années en Grande-Bretagne, il retient: «Quand on arrive dans un pays, je crois que c’est à celui qui vient de comprendre la culture de l’autre.» Un état d’esprit qui ne manquera pas de plaire, aux alentours de la Paradeplatz. Et le Franco-Ivoirien a déjà un atout pour décrypter la culture locale: en plus du français, il parle l’allemand. Son image pourra profiter à tous. «L’engagement de Tidjane Thiam, c’est un signal fort sur la place financière, un symbole pour la Suisse et, vu les réactions, il a effectivement été perçu comme tel», souligne Christophe Lamps.
Reste à savoir s’il sera à la hauteur des attentes, qui se sont développées un peu malgré lui. A en croire Warren Buffett, le scepticisme devrait l’emporter. Il disait dans les années 80: «Lorsqu’un management ayant la réputation d’être brillant s’occupe d’une entreprise ayant une mauvaise réputation, c’est la réputation de l’entreprise qui reste inchangée.» Mais le milliardaire, gourou des marchés, n’a pas toujours raison. Et, pour l’instant, «c’est une star», glisse le numéro deux d’une des grandes banques françaises…
* Prénom d’emprunt