Enquête. Après son renvoi en tant que gouverneur de Dnipropetrovsk, le milliardaire a préféré se rendre aux Etats-Unis, où fortune et amis puissants l’attendent, plutôt qu’à Genève, où son forfait fiscal est remis en cause. Pour de bonnes raisons.
On l’attendait à Genève, dans son superbe appartement sur les quais, face au Mont-Blanc. Ou dans sa villa pieds dans l’eau à proximité de Thonon-les-Bains, sur la rive savoyarde du Léman. Cela fait plus de dix ans que le richissime oligarque ukrainien, actif autant en affaires qu’en politique, bénéficie d’un forfait fiscal à deux pas du jet d’eau. Ses proches assurent qu’il reste attaché à notre pays. Mais c’est aux Etats-Unis qu’on l’a retrouvé.
Jusqu’au début du printemps, Igor Kolomoïski n’était pas seulement un milliardaire ayant choisi la Suisse pour sa tranquillité et sa fiscalité. Il était aussi, simultanément, un gouverneur de province ukrainienne menant d’une poigne de fer à la fois ses affaires et le combat contre les séparatistes prorusses du Donetsk avec ses armées privées. Au point de devenir gênant.
Le 25 mars dernier, le président ukrainien, Petro Porochenko, le contraignait à démissionner de sa fonction de gouverneur, épisode marquant du combat mené par Kiev contre les oligarques à l’ancienne. «Soit ils deviennent des entrepreneurs sains et transparents comme en Occident, soit ils continuent comme avant mais il y aura des poursuites judiciaires», avertit même, dans Le Temps, le responsable adjoint de l’administration présidentielle, Dmytro Shymkiv.
Chez lui à Cleveland
En Suisse, le dossier Kolomoïski brûle dles doigts des autorités, aussi bien à Berne qu’à Genève. Echue en octobre 2014, son autorisation de séjour n’est prolongée qu’à titre provisoire. Quand une décision sera-t-elle prise concernant cet individu ne respectant manifestement pas les règles du forfait (lire l’encadré)? Ni le Secrétariat d’Etat aux migrations, qui dépend de Simonetta Sommaruga, ni le Département de la sécurité genevois, dirigé par Pierre Maudet, ne s’expriment sur le sujet. Une certitude toutefois, la société de relations publiques de Thomas Borer n’est plus mandatée pour défendre sa réputation en Suisse.
Quelques jours après son éviction, le bouillonnant milliardaire a été vu en train d’assister à un match de basketball. L’homme d’affaires aime le sport d’équipe. Il possède, à travers sa galaxie financière Privat Group, le FC Dnipro, finaliste lors de la dernière coupe de l’Europa League en mai dernier. Il soutient également des formations d’élite de hockey et de basket à Kiev.
Il a rapidement quitté l’Ukraine pour Cleveland, grande ville du nord de l’Ohio où il possède un petit empire immobilier. Celui-ci comprend notamment trois gros immeubles de bureaux dans le centre de la ville, d’une surface de près de cinq fois celle du World Trade Center de Cointrin. En tout, son patrimoine immobilier aux Etats-Unis avoisinerait les 250 millions de dollars, selon The Plain Dealer, un journal de Cleveland. Son homme sur place: un jeune de 28 ans issu d’une école religieuse, Chaim Schochet. Loin du profil habituel du manager de la pierre.
L’autre pilier de sa galaxie américaine consiste en un conglomérat d’aciéries en Virginie-Occidentale, au Kentucky, dans l’Etat de New York et dans le Michigan. Chiffre d’affaires: 562 millions de dollars, d’après l’agence de notation Moody’s.
Ce groupe de sociétés est coiffé par Optima International, qui est dirigée par son ami Mordechai Korf et basée au 200, Biscayne Boulevard, l’un des plus hauts gratte-ciel du centre de Miami. L’ensemble serait détenu via des sociétés offshore basées à Chypre, à Jersey et aux îles Vierges britanniques.
Les affaires pourraient aller mieux
Igor Kolomoïski partage quelques-unes de ses aciéries avec son compatriote Viktor Pintchouk, un oligarque établi à Londres. Ce dernier reproche du reste au premier d’accaparer les bénéfices à son profit. Il a engagé une procédure d’arbitrage dans la capitale britannique et plusieurs procédures civiles aux Etats-Unis. Effet collatéral de cette bagarre: par décision de justice, le premier a été contraint de rendre publique l’organisation de ses activités américaines.
Celles-ci ne se portent pas très bien. A Buffalo, à quelques kilomètres des chutes du Niagara, le groupe fermera une aciérie fin juillet, mettant 49 personnes au chômage. A Cleveland, il a vendu un immeuble de bureaux, probablement avec une perte de plusieurs millions de dollars. Et si l’agence de notation Moody’s s’est intéressée à Optima Specialty Steel, c’est pour en critiquer la modestie de la taille par comparaison avec ses concurrents, ainsi qu’une série d’acquisitions coûteuses et peu rentables financées avant tout par de la dette. L’Amérique n’est pas toujours la terre promise de l’imagerie populaire, particulièrement sur les rudes terres industrielles du Rust Belt, cette vaste région du nord-est du pays en crise économique depuis de nombreuses années.
Une belle carte pour Washington
Mais les Etats-Unis peuvent offrir mieux à un oligarque déchu de ses responsabilités politiques et perçu comme un encombrant héritage du passé: un solide soutien politique. Demeuré un poids lourd dans son pays, Igor Kolomoïski serait une fort belle carte dans la main de Washington au cas où le gouvernement actuel de Petro Porochenko montrerait des signes de faiblesse vis-à-vis de la Russie.
L’oligarque reste puissant en Ukraine. Crédité d’une fortune de 1,3 milliard de dollars par le magazine Forbes, il règne sur le groupe Privat, une nébuleuse de sociétés rassemblant la première banque du pays, un empire industriel fait de mines et de fonderies, une compagnie aérienne et des chaînes de télévision à Kiev et à Dnipropetrovsk lui permettant d’influencer l’opinion. Enfin, il finance des milices privées engagées dans le conflit du Donbass. Dont l’ultranationaliste bataillon Azov, à l’idéologie trouble.
Pour Washington, le milliardaire incarne mieux que tous les autres hommes forts du pays la lutte jusqu’au-boutiste engagée contre les partisans prorusses. «Igor Kolomoïski est proche du parti de la guerre en Ukraine, dont le fer de lance est l’ancien premier ministre Arseni Iatseniouk. Ce parti bénéficie de l’appui de Victoria Nuland, assistante secrétaire d’Etat américaine en charge de l’Europe et des pays de l’Est», observe André Liebich, professeur honoraire d’histoire et politique internationales à HEID. «Il n’y a pas de photo montrant ensemble Mme Nuland et M. Kolomoïski, mais l’ambiance est là», complète l’expert.
Ambiance… C’est Victoria Nuland qui avait lâché un retentissant «Que l’Europe aille se faire f…» dans une conversation téléphonique avec l’ambassadeur américain à Kiev début 2014 alors que grondait la révolution de Maïdan. Héritage de l’époque Bush au Département d’Etat, la diplomate de carrière fait partie de ceux qui «diabolisent la Russie, vue comme l’héritière de l’ex-URSS», selon André Liebich.
L’oligarque serait donc le «good guy» qui défend la liberté et l’intégrité de l’Ukraine face aux «bad guys» de l’Est.
Le dilemme suisse
Tout représentant du passé qu’il soit, Igor Kolomoïski apparaît à certains dirigeants américains comme un homme ouvert aux investissements occidentaux dans son pays. Hunter Biden, fils cadet du vice-président, est entré en mai 2014 au conseil d’administration de Burisma, le premier exploitant de gaz et de pétrole ukrainien, très présent dans la province de Dnipropetrovsk. Et c’est à peine si quelques froncements de sourcils sans lendemain ont salué, à Washington, ce mélange détonant entre calculs géopolitiques et intérêts privés.
Pour le prix de son engagement antirusse, le milliardaire peut bien recevoir quelques sérieux coups de main. Par exemple sous la forme d’un visa d’entrée aux Etats-Unis pour tenter de remettre de l’ordre dans ses affaires, lui qui aurait été interdit d’accès. Et de placer la Suisse devant un réel dilemme: refuser d’accueillir plus longtemps un homme d’affaires contesté ou renouveler l’autorisation de séjour de celui qui sera peut-être l’un des principaux hommes forts de l’Ukraine de demain.
Un séjour suisse très fiscal
Pour bénéficier d’un forfait fiscal en Suisse, tout étranger a besoin d’un permis de séjour. Qui lui est en principe accordé, pour une durée initiale de cinq ans renouvelable, si le canton de domicile en retire un avantage fiscal. «On peut imaginer que M. Kolomoïski a obtenu son titre moyennant une base fiscale d’au moins 1 million de francs, ce qui implique qu’il paie près de 450 000 francs d’impôts par année», estime l’avocat Philippe Kenel, spécialiste du forfait.
Mais pour que le séjour en Suisse ne devienne pas une fiction, le titulaire a aussi l’obligation de faire de son domicile «le centre de ses intérêts». Il ne lui suffit donc pas d’acquérir un appartement, même de grand luxe, et d’y loger sa famille. Il doit y résider la majorité de son temps, même s’il est admis qu’il voyage fréquemment à l’étranger.
Selon toute évidence, Igor Kolomoïski n’a pas été en mesure de répondre à ce dernier critère lorsqu’il était gouverneur de province jusqu’en mars dernier, situation qui ne semble toujours pas clarifiée à ce jour.