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Nikos Dimou: "Les Grecs se méfient de l’Occident. En réalité ils se méfient de tout le monde."

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Jeudi, 9 Juillet, 2015 - 18:39

Interview. Auteur du best-seller «Du malheur d’être Grec», l’écrivain Nikos Dimou s’exprime à propos d’Alexis Tsipras et de son gouvernement, des difficultés que ses compatriotes ont à comprendre la réalité. Et il veut croire que le non sorti du référendum ne cache pas un autre plan: un retour à la drachme.

Propos recueillis par Julia Amalia Heyer

Que se passe-t-il en Grèce. Sont-ils tous devenus fous?

Ce qui se passe ici, sur la scène grecque comme sur la scène européenne, est un théâtre de l’absurde. Il pourrait être signé Ionesco. Beckett est trop sombre. Certes, les pièces d’Ionesco s’achèvent en général tragiquement, mais elles sont pleines d’humour, de sarcasmes. Cette troupe que forme notre gouvernement – le mot émane d’Yanis Varoufakis – est une sorte de troupe de théâtre. Le spectacle est permanent, il se passe toujours quelque chose.

En ce moment, on pense plutôt à une tragédie. Le gouvernement grec sait-il ce qu’il fait?

La plupart des protagonistes de ce gouvernement ne savent même pas ce qu’ils veulent. A coup sûr, ils ne comprennent pas tout ce qui se passe. Leur univers est l’univers d’hier. Ils proviennent presque tous d’une école de pensée communiste. De dogmatiques, ils sont certes devenus eurocommunistes, plus modérés, mais leur idéologie reste communiste. Le Parti communiste grec, dont ils se sont détachés, demeure un parti stalinien.

Y a-t-il une stratégie derrière la tactique déroutante de ces derniers mois?

Une partie de moi-même espère qu’il n’y a pas de stratégie, sans quoi nous devrions nous préparer à quitter l’euro. Sans doute y a-t-il un peu de stratégie, un peu de jeu et beaucoup d’improvisation. Prenez le ministre des Finances, Yanis Varoufakis: il dit une chose et se rétracte aussitôt, il fait une chose et prétend ne pas l’avoir faite.

Le premier ministre Alexis Tsipras est-il aussi communiste?

Tsipras s’est affilié à la Jeunesse communiste au moment de la chute du mur, quand le monde entier célébrait la fin de la politique des blocs. Reste qu’il est difficile de le classer dans une catégorie, il est malin, il sait qu’il vaut mieux qu’on ne puisse pas le ranger dans un tiroir quand il se montre imprévisible. Mais son idéologie reste une sorte de communisme enjolivé. Son idéal est une Grèce appartenant à 80% à l’Etat. Il rêve d’un pays moderne, qui n’a pas besoin d’aide et dispose d’un standard de vie élevé, une sorte d’Union soviétique adaptée au temps.

Un Tsipras successeur des potentats soviétiques? D’où tirez-vous cela?

Même quand ce gouvernement parle de démocratie, le dogme domine. Il y règne une pensée largement autoritaire. Syriza est un rassemblement qui comprend de multiples opinions, des courants différents au sein même du gouvernement. Mais nul ne le dit. Car dès que quelqu’un sort à découvert en manifestant une opinion différente, comme le vice-premier ministre Ioannis Dragasakis l’a fait la semaine dernière en appelant à un accord avec l’Europe, il est rappelé à l’ordre. Dragasakis a dû proclamer le lendemain qu’il avait été mal compris. Or, au sein de Syriza, il y a des proeuropéens, la moitié du parti est formée de sociaux-démocrates venus du PASOK. Dragasakis est un économiste sensé et le seul à disposer d’une expérience de ministre. A l’opposé de Dragasakis, on trouve Panayotis Lafazanis, ministre de l’Energie et chef du courant de gauche au sein de Syriza. Il a un lien fort avec Moscou: lorsqu’il a été en visite officielle au Kremlin, il en eut les larmes aux yeux, tant il était ému.

Cela ne semble pas très constructif, ni pour la Grèce ni pour l’Europe.

Ça ne l’est pas. Les Grecs se sont choisi un gouvernement aux yeux duquel les banques sont quelque chose de mauvais, parce qu’elles personnifient le capitalisme, donc la source de tous les maux. L’économie privée répugne à ce gouvernement, elle n’existe d’ailleurs pas dans son programme. Or, la Grèce a besoin de ses entreprises et celles-ci ont un urgent besoin de soutien. Qu’a fait Tsipras, à ce jour, pour les chômeurs, plus d’un million de personnes? Rien, parce qu’ils n’ont pas de lobby, ils viennent du secteur privé. Le gouvernement ne s’intéresse qu’au secteur public. Quel a été son premier geste? Réintégrer les 500 femmes de ménage du Ministère des finances, virées par le précédent gouvernement. C’est un système clientéliste par excellence.

Pourtant, tout le monde s’attend à ce que Tsipras y mette fin, lui qui n’est pas issu de l’ancien système. C’était une de ses promesses électorales.

Une promesse non tenue, à l’instar de quelques autres. L’idéal de Tsipras est l’étatisation. Or, le clientélisme fait partie de l’Etat grec. Même les entreprises qui ont été privatisées ces vingt-cinq dernières années dépendent des commandes de l’Etat. Jusqu’à la crise, l’Etat était le plus grand employeur – et ce fut une des causes de la crise. Le nombre de fonctionnaires a doublé entre 2004 et 2009. On assiste présentement à une renaissance inquiétante de la notion de peuple: «Le peuple gouverne, le peuple décide, le peuple ne se laisse pas humilier.» Cela relie Tsipras à son partenaire dans la coalition, Panos Kammenos, des Grecs indépendants. Kammenos hait les immigrés, il hait l’Occident. A l’instar des néonazis d’Aube dorée, les croix gammées en moins. Un ultranationaliste dans le même gouvernement qu’un communiste de salon: c’est la triste actualité grecque.

Et puis il y a Yanis Varoufakis…

Varoufakis n’est ni communiste ni nationaliste. Il est narcissique. C’est chez lui une addiction: il souffre de ne pas attirer l’attention. C’est pourquoi il dit et fait des choses étranges. C’est un homme intelligent, mais il est victime de sa vanité. Il suffit d’observer sa première rencontre avec Jeroen Dijsselbloem, le chef de l’Eurogroupe: il l’a traité comme un solliciteur, de manière arrogante et sarcastique. On ne se fait pas des amis de cette façon.

Pourquoi Tsipras en a-t-il fait son ministre des Finances?

Je crois que Tsipras l’admire secrètement parce qu’il est différent: il a de l’entregent, il est cultivé et mondain. Tspiras, lui, est provincial. Il ne connaît rien d’autre que la Grèce. Il y a peu, il ne parlait pas encore un mot d’anglais. Mais ils ont tous deux un trait commun: ce sont des joueurs, des maîtres du bluff.

La Grèce conservera-t-elle l’euro?

La question n’est pas de savoir si nous voulons garder l’euro ou si, après ces marchandages, l’Eurozone voudra encore de nous. Tsipras a dit aux Grecs: «Votez non, cela nous mettra en meilleure posture pour négocier.» C’est naïf. Je ne peux qu’espérer que ce référendum ne cachait pas un autre plan car, au sein de Syriza, il y en a qui militent pour le retour à la drachme. Bon nombre de Grecs ne se rendent pas compte de ce que cela signifierait pour notre niveau de vie. Ce pays importe tout, y compris les citrons. Comment les payer? Nous n’exportons presque rien…

Tsipras a promis de mettre fin à la politique d’économies mais de garder l’euro.

C’est vrai, mais Tsipras et ses collègues ont réussi à faire porter le chapeau aux Européens pour tout ce qui ne marche pas. Plus de 60% des Grecs sont persuadés que l’Europe est responsable des problèmes actuels: des coupes budgétaires, éventuellement aussi d’une sortie de l’euro. Il y a toujours eu une relation d’amour-haine entre la Grèce et l’Occident, qui remonte jusqu’au grand schisme d’Orient. La mentalité des Grecs est fortement marquée par l’Eglise orthodoxe et le Parti communiste, deux instances résolument anti-occidentales. Les Grecs se méfient de l’Occident – en réalité ils se méfient de tout le monde. Ils mettent la faute sur autrui, en ce moment sur les Allemands. Tsipras a porté au paroxysme cette détestation des Allemands.

Pourquoi les Grecs croient-ils si promptement ce que les politiciens leur racontent, peu importe de quoi il s’agit?

Les Grecs sont désespérés et ils l’étaient déjà quand ils ont élu Tsipras. Ils ne voulaient pas accorder une nouvelle fois leur vote à ceux qui n’ont jamais eu le courage de changer quoi que ce soit à ce pays. Tsipras est jeune, bon orateur, sympathique. Un démagogue extrêmement habile. Les Grecs n’ont pas un rapport simple avec la réalité, ils aiment les mythes. Chez nous, même les livres d’histoire ne racontent pas comment un événement s’est bel et bien déroulé. Les citoyens qui ont élu Tsipras se sont dit: «S’il ne met en œuvre qu’un tiers de ce qu’il promet, ce sera déjà génial.»

Les Grecs veulent-ils vraiment des réformes? Après toutes ces années de crises, l’opinion a-t-elle changé?

Non, au contraire. Lorsque quelque chose, les impôts par exemple, est à payer, par principe on ne va pas obéir. La fraude fiscale est chez nous un acte révolutionnaire et, pour beaucoup de Grecs, l’Etat reste l’ennemi, comme si nous étions toujours sous domination ottomane. Je connais des gens très riches qui n’avaient jamais payé un centime d’impôt jusqu’au jour où ce dernier a été perçu par le biais de la facture d’électricité.

Les relations entre les Grecs et les Européens sont-elles désormais affectées à jamais?

Les Grecs et le reste de l’Europe ne se sont jamais bien compris. Sans quoi aujourd’hui tout serait différent. Pour les Grecs, la Grèce est le centre du monde. Je l’ai peut-être trop souvent dit par le passé et on n’aime plus me l’entendre dire: la Grèce fait à vrai dire partie d’un autre milieu culturel, elle n’est pas un pays occidental. Elle n’a pas connu la Réforme, les Lumières, la Renaissance. Au XIXe  siècle, nous restions empêtrés dans le féodalisme, puis nous avons été catapultés beaucoup trop brusquement dans les temps modernes.

Dans cette relation compliquée, quelles ont été les fautes de l’Europe?

Dès le début, les Européens ont compris les Grecs de travers. Personne ne s’est intéressé à leur manière de penser, à leur mentalité. Ils sont venus et ont distribué les ordres. Dans une telle situation, tout Grec réagit sur le mode allergique – et je crois que, sur ce point, tous les pays du Sud réagissent pareillement. Ce ne fut pas la bonne méthode. Personne n’a expliqué aux Grecs ce qui se passait et pourquoi ça se passait; ce qu’on attendait des réformes et pourquoi ce serait bon pour tout le monde.

Et que devraient faire lesdites institutions désormais?

Elles devraient envoyer des représentants qui jouent les médiateurs. Des gens qui se montrent à la télé, lors des discussions, et qui ne se faufilent pas dans les ministères comme des hommes de l’ombre. Des gens qui se posent là et déclarent ce qu’ils souhaitent atteindre ou mettre en œuvre. Car c’est épouvantable: ici, tout le monde ne parle que du chantage et de l’extorsion pratiqués par les Européens. Afin que vous nous prêtiez votre argent? C’est absurde, mais c’est surtout triste.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

L’interview a été réalisée avant la nomination d’Euclide Tsakalotos à la fonction de ministre des Finances.


Profil
Nikos Dimou

Agé de 80 ans, l’essayiste, écrivain et poète grec Nikos Dimou a notamment étudié la littérature française à Athènes et la philosophie à l’Université de Munich. Il est l’auteur d’un petit livre intitulé Du malheur d’être Grec, une collection d’aphorismes éditée en 1975, dont beaucoup sont aujourd’hui de très haute actualité. Un livre qui est devenu un best-seller. Mais sa déconstruction de l’identité grecque lui a valu de profondes inimitiés dans son propre pays.

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