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La peur du bide ou le ventre comme nouvel enjeu de la virilité

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Jeudi, 16 Juillet, 2015 - 05:50

Décodage.La mode est aux abdominaux saillants. Ce corps idéalisé et artificiel révèle une idéologie qui irrigue toute la société: maîtrise, fluidité, force et rapidité. L’homme nouveau n’a pas fini de se regarder le nombril. 

Il fut un temps béni pour les hommes, où avoir du ventre était un signe de richesse. Rappelez-vous la panse en majesté des Bismarck, Zola ou Brillat-Savarin. Impensable aujourd’hui. L’embonpoint, alors symbole de santé et d’aisance économique, est devenu insupportable. Du moins dans les représentations (puisque, en réalité, les Occidentaux ne cessent de prendre du poids). Pire, aujourd’hui, il ne suffit plus d’avoir le ventre plat, il faut en outre qu’il soit musclé. On ne voit plus un mannequin, ou un acteur hollywoodien, sans la fameuse «plaque de chocolat», ces abdominaux travaillés en relief qui retiennent si bien la lumière. Il suffit de comparer, décennie après décennie, les sexes-symboles de l’histoire pour voir qu’on exige toujours plus du ventre des hommes. On ne pardonnerait plus sa légère brioche à l’Elvis de 1961 (dans le film Blue Hawaii). Quant au James Bond Sean Connery, son abdomen paraît trop «plat» pour appâter les girls de 2015.

«Six pack»

Le ventre est devenu un critère de réussite, et donc potentiellement une souffrance, pour Monsieur Tout-le-Monde. Dans les vestiaires du fitness Let’s go Grancy, à Lausanne, Thien Long Nguyen est fier de son corps. Depuis bientôt trois mois, il s’entraîne deux à trois fois par jour. Le jeune homme de 23 ans, franc et intelligent, n’a pas l’air d’un Narcisse. Il nous aborde spontanément et nous encourage: «Tout le monde peut y arriver, c’est une question de volonté.» Son but, cet été, c’était de s’offrir les «six pack» (six carrés qui constituent la plaque d’abdominaux tant convoitée). Il ne voulait pas de «gonflette», mais un corps endurant et athlétique.

Thien vient au fitness avec son amie, Camille Tillmanns, 21 ans, elle aussi très sportive. Elle admire sa «volonté de fer». «On peut dire ce qu’on veut, de nos jours, le physique a pris le dessus. Un des trucs qu’une fille regarde, c’est le ventre. La plaque de choc’, c’est le top», précise la jeune femme. Thien va bientôt faire l’armée, puis envisage de devenir enseignant en mécanique. Il espère pouvoir continuer de s’entraîner très régulièrement. Car un ventre capitonné de muscles s’entretient. Hicham Douichi, coach du jeune homme, explique: «Beaucoup de gens souffrent de leur ventre, mais ils ne se posent pas les bonnes questions. On peut faire 1000 abdos par jour sans voir de résultat! Ce qui compte, à 80%, c’est l’alimentation.» A 40 ans, le «master personal trainer» est en grande forme et peut en témoigner. Six repas par jour, sans gluten et à base notamment de viande blanche. «Nous sommes faits de viande rouge, nous ne sommes donc pas faits pour manger de la viande rouge!»

Cerise sur le gâteau

Les abdos sont les muscles les plus difficiles à isoler pour les travailler. Lors de l’entraînement, bien souvent, le néophyte se contente de solliciter sa nuque, sans contracter suffisamment ses abdos. «C’est la cerise sur le gâteau. La récompense d’un travail du corps dans son entier. C’est la référence, c’est central. Quand tu te déshabilles, c’est ça qu’on regarde. Si tu en as, tu impressionnes, même si tes bras ou tes jambes sont frêles», poursuit Hicham Douichi. Le summum, c’est le relief. «Il faut détacher le muscle, c’est beaucoup plus impressionnant.» On recherche l’effet «écorché» et sec.

«L’homme occidental est obsédé par l’image du ventre plat. Il représente la maîtrise de soi et de son corps», résume le cinéaste David Parel, auteur du beau documentaire Body (le corps du frère), sur le monde du culturisme suisse romand. Son film, que l’on pourra voir ce samedi à Monthey, et le 12 septembre prochain à La Chaux-de-Fonds, montre la quête de muscle, mais poussée à l’extrême, cette fois. Une recherche qui touche particulièrement le cinéaste. «Les anciens obèses comme moi luttent plus encore que les autres pour obtenir des abdos et pour qu’ils soient visibles. Ils représentent une victoire contre l’obésité. Je serai toujours déprimé en voyant mes bourrelets, c’est ainsi…»

Un Corps fonctionnel

Au niveau des représentations, les corps ont commencé à s’affiner à la fin du XIXe siècle, comme l’observe le sociologue et historien Georges Vigarello. «Les nouvelles techniques impliquent une rapidité nouvelle. Les corps modernes sont plus fluides, les silhouettes plus souples, chez les femmes comme chez les hommes. L’Amérique donne le ton, en popularisant pour les hommes le costume trois-pièces.»

Georges Vigarello a publié des ouvrages éclairants sur l’image du corps (dont Les métamorphoses du gras, en Poche Points). Il explique que «la société du début du XXe siècle, éprise de rendement, méprise l’épaisseur, qui la ramène à un imaginaire de la pesanteur». Si on a tendance à considérer cela comme un changement esthétique, «il s’agit d’abord d’une nouvelle fonctionnalité des corps», explique Georges Vigarello. Le corps et ses mouvements doivent être profilés pour mieux travailler dans une industrie en pleine évolution.

Si la minceur masculine s’est imposée, c’est par deux modèles différents: le lisse et le galbé. Le premier, le lisse, plutôt doux, craint les signes de la virilité traditionnelle. Le second, au contraire, recherche le muscle. Il se développe avec le Français Edmond Desbonnet (1868-1953), l’un des pères du culturisme.

Aujourd’hui, c’est un peu comme si l’homme «idéal» cherchait la synthèse entre virilité musclée et virilité affinée. A la fois sec et profilé.

La bedaine de papa

Qu’en disent les médecins? Un petit ventre, au fond, n’est-ce pas naturel? «Nous ne sommes pas égaux d’un point de vue génétique. Certains ont tendance à avoir un corps sec, d’autres moins», distingue Marcos del Cuadro, médecin du sport au centre Vidy-Med, à Lausanne. On peut aussi être sain et sportif, sans avoir pour autant la plaque de chocolat.»

Certes, «le métabolisme ralentit avec les années et les graisses s’accumulent sur le ventre, chez les hommes, et sur les fesses, chez les femmes». La tendance est naturelle, hélas. Mais elle est plus marquée dans notre civilisation occidentale. «Nous sommes peu actifs et mangeons trop. C’est pourquoi il devient rare de voir des ventres plats.»  

Ne vous fiez pas qu’à la carrosserie pour autant. On peut avoir de beaux abdos en surface, mais une musculature faible en profondeur, «donc un possible manque de stabilité du bassin et de la sangle abdo-lombaire, et un risque de souffrir de certaines pathologies comme des lombalgies», détaille le spécialiste.

Dans sa carrière, un seul patient est venu voir le médecin lausannois en lui demandant spécifiquement d’avoir la plaque de chocolat. Ce dernier lui a répondu qu’il ne fallait pas s’attendre à des miracles. «Tout le monde espère cela, mais il faut rester réaliste. Si on n’a pas fait attention à son alimentation pendant les trente années qui ont précédé, ça va être compliqué…»

Et les produits «miracles»? «La carnitine est à la mode dans les fitness. C’est une protéine qui intervient dans le transport des graisses. Mais on s’est rendu compte que l’effet était minime. Les diurétiques sont très utilisés chez les bodybuilders, non sans risque. Enfin, d’autres produits, dangereux et interdits, donnent des résultats, comme les hormones de croissance ou les stéroïdes.»

En attendant, la résistance s’organise, et des blogueuses, comme l’Américaine MacKenzie Pearson, ont avoué cet été leur faible pour les bedaines à la papa, confortables et rassurantes. Cela s’appelle le «dad bod». Il était temps.

Quel avantage à maintenir l’homme dans l’insatisfaction et la culpabilité? Le faire consommer, bien sûr. Des chips, par compensation. Et des produits amaigrissants. Le ventre plat contribue à nourrir l’industrie qui a, elle, un ventre sans fond. Il est aussi le signe d’une égalité qui se cherche, entre hommes et femmes, par rapport au diktat de l’image.

 

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Sammlung Rauch KEYSTONE / Everett Collection / DUKAS
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