Reportage. En périphérie de Montpellier, un collectif de femmes, la plupart voilées, se bat pour imposer la mixité sociale et ethnique là où il n’y a plus que des habitants d’origine marocaine et de culture musulmane.
Antoine Menusier Le Petit Bard (Montpellier)
L’avenir en panne et nulle dépanneuse à l’horizon. Des schémas d’échec qui invariablement se répètent. L’impression d’étouffer. Ce qui devait être le coup de grâce fut l’étincelle qui enclencha le moteur d’une révolte. Fin 2014, le département de l’Hérault, dans le sud de la France, décidait d’une nouvelle «sectorisation scolaire». En vertu de celle-ci, tous les futurs collégiens du Petit Bard, un quartier déshérité de Montpellier habité essentiellement de Marocains d’origine, seraient désormais affectés au seul collège Las Cazes. Et non plus aussi au collège François Rabelais.
Le sang de Lina, Fatima, Aïcha, Khadija, Malika et Sana, bientôt une trentaine de femmes réunies en un «collectif» déterminé, n’a fait qu’un tour: pas question d’envoyer nos gamins dans un établissement fréquenté uniquement par des Maghrébins de même condition modeste et souffrant d’une réputation détestable. De là, leur combat pour la «mixité», en écho aux déclarations post-attentats de janvier du premier ministre, Manuel Valls, sur «l’apartheid territorial, social et ethnique» qui sévit selon lui en France. Elles veulent que leurs enfants, au seuil de l’adolescence, puissent côtoyer des «têtes blondes». Une occasion devenue rare dans l’enfermement communautariste qui est le leur et dont elles imputent la responsabilité aux pouvoirs publics, là où d’autres voient la recherche plus ou moins consciente d’un entre-soi musulman.
Absence de mixité
Pour ces mères de culture musulmane, précisément, la plupart étant voilées, l’enjeu est considérable et dépasse la symbolique des collèges Rabelais et Las Cazes. Sana, l’une d’elles, le résume d’une question: «Comment peut-on se sentir Français quand on vit à l’écart des autres, dans cette zone de non-droit qu’est le Petit Bard?» Si ces femmes ont vécu, petites, la mixité à l’école de leur quartier, ce brassage n’a plus cours aujourd’hui. «On crée dans les ghettos de futurs adultes frustrés, estime Lina. Le Petit Bard, c’est la décharge.»
Construit au début des années 60, notamment pour accueillir des rapatriés d’Algérie, ce quartier s’est vidé de ses «Blancs», auxquels se sont peu à peu substitués des ressortissants d’Afrique du Nord. Dans le même temps, cet ensemble d’immeubles est passé d’un régime de copropriétaires à celui de locataires, perdant de sa valeur et se dégradant grandement. Les bailleurs sociaux ont pris l’habitude de diriger ici les demandeurs de logement ayant un nom à consonance arabe et dont les maigres ressources ne leur permettent pas de faire la fine bouche.
Le Petit Bard, entre 4000 et 6000 habitants selon diverses estimations et un revenu médian annuel de 6000 euros, passe pour le plus pauvre de l’agglomération montpelliéraine. Le trafic de drogue y serait intense. Depuis quelques années, la rénovation urbaine est à l’œuvre. «On injecte de l’argent dans un nouveau visage, mais ici, c’est une grande détresse sociale avant d’être une grande détresse urbaine», observe Khalid El Hout, président de l’association Justice pour le Petit Bard.
Onze heures, ce jeudi matin 25 juin, huitième jour du ramadan. La chaleur croissante annonce une prochaine canicule. Lina, Fatima, Aïcha, Khadija, Malika et Sana, ainsi que d’autres femmes encore, fonctionnaires, employées, diplômées ou pas, demandeuses d’emploi ou non, sont rassemblées au frais dans une pièce de l’école Geneviève-Bon, l’une des deux maternelles du Petit Bard, qui compte également deux établissements du primaire. «Nos maris ne sont pas avec nous, car ils travaillent, mais ils nous soutiennent», disent-elles d’emblée, anticipant la question sur l’«absence des pères» dans la lutte qu’elles mènent et la place de ceux-ci dans l’éducation des enfants, souvent l’affaire des seules mères. Les pères ne sont pas là? Tant mieux, pensent peut-être ces femmes, qui, voile ou pas voile, montrent là leur volonté d’autonomie, invitées comme des braves sur le plateau du Grand journal de Canal +, courtisées comme des prolétaires par le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).
Nouvelle sectorisation
Leur combat pour la mixité est loin d’être gagné, mais au moins peuvent-elles se targuer d’avoir remporté une bataille de plusieurs mois, qui les aura vues occuper dix-sept jours durant les écoles de leur quartier, déployant force banderoles. Le département, qui a autorité sur les collèges, a en effet «gelé la nouvelle sectorisation» qui devait entrer en vigueur à la rentrée prochaine. Par le jeu des options et des dérogations, les parents pourront continuer d’inscrire leur(s) enfant(s) à «Rabelais», et même dans d’autres établissements. Malika, par exemple, a demandé l’option «chinois» pour le sien, qu’elle destine à «Rabelais», justement. Résultat: sur quarante-cinq écoliers du Petit Bard devant intégrer le collège en septembre, treize ont obtenu une dérogation, mais les trente-deux restants iront bel et bien à Las Cazes. Dans les années 2005-2006, ce lieu avait été le théâtre de violences qui devaient fortement et durablement entacher son image. Au point que, aujourd’hui, ce collège un peu maudit ne reçoit plus que 340 élèves quand il pourrait en accueillir 800.
Voici Zayed et Hassan, qui ce midi rentrent de Las Cazes. Le matin, ils y ont passé l’épreuve de français du brevet, l’examen qui sanctionne les «années collège». «La mixité, ça peut être une bonne idée, les autres, les Français, ils peuvent apporter du changement au collège», dit Zayed, les «Français» étant les Blancs. Hassan aime bien le Petit Bard, «pour les musulmans, il y a la mosquée, et pendant le ramadan, il y a une bonne ambiance». Forts en maths, les deux garçons d’allure un peu frêle se destinent au métier d’ingénieur. Ils l’assurent: aujourd’hui, à Las Cazes, ça va nettement mieux - la bonne nouvelle ne s’est pas encore propagée.
Les habitants des cités pavillonnaires et de petites villas, Blancs pour la plupart, ont déserté cette école du temps de sa déchéance. Ils ont choisi le privé ou d’autres établissements publics. Quant à «Rabelais», où la mixité ethno-sociale est préservée, sa capacité de 500 élèves a vite été atteinte. La «faute aux musulmans» du Petit Bard, devenus indésirables dans ce collège? Cela pourrait expliquer la première décision du département à propos de la nouvelle sectorisation, prise, qui sait?, sous la pression de parents souhaitant soustraire leur progéniture à la fréquentation de prétendues «racailles». «On est dans le non-dit», acquiesce un prudent élu de gauche préférant garder l’anonymat.
Choisi ou subi, ce «séparatisme culturel» – l’expression est du géographe Christophe Guilluy – nuit aux plus faibles. Parmi ceux-ci, les habitants du Petit Bard. Marie-Françoise Camps, la directrice de l’école maternelle Geneviève-Bon, le constate chaque jour: «L’absence de mixité se ressent, certes, mais ce qui se ressent le plus, ce sont les problèmes de langage, surtout en maternelle. Le langage familial est souvent la langue d’origine, l’arabe ou le berbère. La moitié des enfants ne sont pas francophones, dans 66% des cas, les deux parents sont nés à l’étranger et cette proportion est de 80% pour au moins l’un des deux. Non seulement les capacités financières sont petites, mais l’ouverture vers l’extérieur du quartier est faible. Et lorsqu’un des conjoints se marie avec quelqu’un du pays d’origine, cela ne met pas la langue française au cœur du foyer.»
Des actes civiques et militants
Sophie a «osé». Celle qui a rejoint le «collectif pour la mixité» habite dans une copropriété située à proximité du Petit Bard. Elle a tenu à inscrire sa fille à la maternelle Geneviève-Bon alors qu’elle pouvait la scolariser ailleurs. «De ma part, c’est un acte civique et militant, explique-t‑elle. On m’a dit: «Surtout n’y va pas, t’es folle, il y a du racisme antiblanc.» Elle a trouvé que c’était une école «plutôt pas mal». Sa fille ira plus tard en primaire au Petit Bard, «si l’équipe pédagogique est bonne et s’il ne faut pas batailler pour obtenir la discipline». Sophie choisit ses mots: «Le plus grand problème, dans ce quartier, ce sont les nuisances sonores et ce qui va avec. Il y a un fort trafic de stupéfiants et la délinquance qu’on y rencontre n’est pas gérée à l’échelon national. Les Européens qui résident alentour ont peur.»
Députée de la circonscription englobant le Petit Bard, Anne-Yvonne Le Dain tient à rappeler qu’elle s’était opposée à la nouvelle sectorisation des collèges, aujourd’hui «gelée», donc. Puisant dans sa «réserve parlementaire», cette socialiste originaire de Bretagne alloue 22 000 euros à diverses associations dudit quartier, dont 10 000 euros à la Justice pour le Petit Bard. Ce point étant précisé, elle considère que le port du voile islamique est «une vraie question» et juge «très bonne la loi de Jacques Chirac» interdisant les signes religieux ostensibles à l’école. «Il faut le plus tôt possible donner aux jeunes filles l’accès à des sports qui leur font faire beaucoup de gestes et les poussent à découvrir leurs corps, propose-t-elle. Je pense à la danse ou au volley. Les chances sont plus grandes que, ensuite, elles conservent cette habitude du corps libre.»
Ces propos sur le voile, qui probablement visent les mères à travers les filles, en rejoignent d’autres, tout aussi critiques. Ils ont le don d’irriter celles que la chronique a baptisées les «mères Courage» du Petit Bard. «Est-ce que le voile m’empêche d’être humaine, d’être mère, ôte quoi que ce soit aux revendications qui sont les miennes?» s’étrangle Sana, qui, ne portant pas elle-même le voile, parle pour les autres. Fatima renchérit: «Je pense qu’on fait plus de choses que les femmes qui ne sont pas voilées. On est libres.»
Les vacances sont là. Machinalement, on pense au «bled», la destination sans surprise. Mais, hormis Khadija, qui a prévu de se rendre au Maroc, les femmes ont d’autres plans. Aïcha ira à Disneyland, elle l’a «promis» à ses enfants. Fatima met le cap sur l’Espagne. Lina espère que son mari passera avec succès le permis bateau afin de pouvoir visiter les calanques de Marseille. Et «si les finances le permettent», Sana partira «quelque part».