Trajectoire. Pour le 100e anniversaire de la conférence de Zimmerwald, qui réunit près de Berne Lénine, Trotski et le Bernois Robert Grimm, père de la grève générale, la petite-fille de ce dernier évoque cet aïeul omniprésent.
Drôle de rencontre pour la jeune fille en jean pattes d’éléphant. Ce jour-là, dans le salon de sa grand-mère Jenny, deux types qu’on lui présente comme des collaborateurs de l’ambassade de l’URSS, l’Union des républiques socialistes soviétiques, sont assis autour de la table. Ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient: une liasse de lettres signées Lénine et adressées à feu son grand-père. Un certain Robert Grimm. La veuve leur remet ce qu’ils cherchaient. «Et j’ai vu qu’ils lui donnaient en échange quelques billets de 1000 francs», se souvient Barbara Oswald. La scène se déroule dans les années 70 et Mme Oswald, 60 ans, n’en a alors que 17. Tandis que ses parents se trouvent entre la Malaisie et la Grande-Bretagne – papa est consul –, elle vit dans la maison mitoyenne de sa grand-mère, dans un quartier du nord-ouest de la ville de Berne. Et suit une formation de jardinière d’enfants.
Aujourd’hui, en cette année 2015, le nom du grand-père de Barbara réapparaît dans la presse alémanique. Et pour cause: il y a cent ans, le Suisse Robert Grimm (1881-1958) réunissait des stars mondiales du socialisme dans le petit village de Zimmerwald, pas loin de Berne, dont Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, et Léon Trotski. Rien de moins. Se faisant passer pour des ornithologues, ils furent ainsi 38 participants venus de douze pays, tous issus d’une gauche opposée à la guerre qui ravageait l’Europe. Ils signèrent le manifeste de Zimmerwald, qui se terminait par un appel: «… par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, par-dessus les campagnes et les villes dévastées: prolétaires de tous les pays, unissez-vous.» La réunion tenue secrète entrera dans l’histoire comme le début de la scission entre socialistes et communistes puisque Lénine, minoritaire, aurait souhaité qu’on appelle les travailleurs à prendre les armes contre les classes dirigeantes qui menaient la guerre.
«Friend of lenin»
Pourtant, Barbara Oswald ne s’est jamais passionnée pour cet aïeul mort alors qu’elle n’avait que 3 ans. Elle n’en garde aucun souvenir actif et ne possède qu’une seule photographie où on la voit, toute petite, avec lui. C’était en 1956 dans le nord de Londres, la mère de Barbara, Ursula, ayant épousé l’Anglais Adolf McCarthy. Lors d’une visite des grands-parents. D’ailleurs, à la mort de Robert Grimm, deux ans plus tard, le 12 mars 1958, le journal londonien Evening Standard titrera: «Friend of Lenin dies». Ami? Façon de parler. Le révolutionnaire russe émigré en Suisse aurait dit du Bernois, après leur première rencontre en 1914: «Un homme capable, énergique, pas bête, mais… Des principes théoriques, il ne s’occupe pas. Il s’enfonce dans l’étroitesse du parti de son pays petit-bourgeois.»
Barbara, dans sa maison aux larges baies vitrées qui s’ouvrent sur le canton de Zoug, a ressorti quelques albums de la cave et les feuillette avec nous. On y suit le parcours de ce grand-père, jeune syndicaliste brun et moustachu qui harangue les foules puis, l’air toujours aussi fougueux et autoritaire, se transforme en homme enveloppé, visage large, cheveux blancs. On le découvre ainsi dans ses habits de conseiller national – il siégea quarante-quatre ans sous la Coupole fédérale –, de conseiller d’Etat – il fut le premier socialiste à entrer au gouvernement bernois –, de député, de membre du Parlement de la ville de Berne puis de son exécutif.
A part le Conseil fédéral, Robert Grimm a endossé toutes les responsabilités politiques existantes en Suisse. Incarnation de l’intégration des socialistes dans les institutions. Une carrière surprenante quand on sait que l’homme passa six mois de son existence en prison. Parce que, si le grand-père de Barbara est entré dans l’histoire suisse, c’est surtout pour le rôle majeur qu’il joua à la tête de l’organisation de maintes grèves, dont la plus célèbre: la grève générale de novembre 1918, celle qui vit 250 000 travailleurs débrayer, trois jours durant, dans une Suisse qui ne comptait alors que 4 millions d’habitants. Cette grève qui s’interrompit face à l’armée menaçante mais qui conduisit, un an plus tard, à la semaine de 48 heures. Et à des élections anticipées: à la proportionnelle pour la première fois. Tandis que d’autres revendications se réalisèrent bien plus tard telle l’AVS… en 1948.
Le Parlement fédéral, réuni extraordinairement en raison de cette grève qui l’affolait – la révolution russe datait d’un an seulement –, résonne encore du vibrant discours de Robert Grimm qui rappelle aux radicaux leur progressisme d’antan. Morceau choisi: «Oui, qui a créé l’Etat fédéral actuel, en fait? Etait-ce cet esprit conservateur, borné que vous représentez ici, ou n’était-ce pas plutôt le radicalisme jeune, frais et révolutionnaire des années 30 et 40? Oubliez-vous, ainsi, qui étaient vos pères? Oubliez-vous ce que l’histoire de notre pays enseigne?»
Le patriarche
De ce grand-père public, punaise marxiste pour les uns, héros du mouvement ouvrier pour les autres, Barbara se souvient de ce que les siens, sa mère Ursula surtout, lui ont raconté de l’homme privé. Et pas toujours en termes flatteurs: «Elle me parlait d’une personne sévère que tout le monde craignait. Durant la guerre, quand la nourriture était rationnée, si quelqu’un recevait exceptionnellement un œuf pour le petit-déjeuner, c’était lui. Il passait toujours avant les enfants. Un vrai patriarche.» Plus qu’un père engagé, il fut un homme très absorbé par ses activités politiques. «C’était ma grand-mère qui s’occupait des enfants.» Pas seulement d’Ursula et de Hans-Ulrich, les siens, mais aussi des deux enfants que Robert Grimm avait eus avec sa première femme, Rosa, dont il divorça en 1916. Rosa Reichesberg-Schlain devenue Rosa Grimm, une intellectuelle issue d’une famille juive russe d’Odessa. Une femme dont l’immense savoir profita à Grimm, le typographe prolétaire devenu secrétaire syndical et rédacteur en chef d’un quotidien socialiste. Passionnée de politique et engagée elle aussi dans la défense du prolétariat – elle participera à la fondation du Parti communiste suisse en 1921 –, elle céda la garde des enfants à Grimm quand celui-ci se remaria et eut un emploi raisonnablement rémunéré. Le couple avait divorcé après l’échec de leur idée d’un mariage égalitaire où mari et femme contribueraient chacun à leur projet politique commun. Robert Grimm écrira aux juges bernois que ce qui lui manquait complètement dans son mariage avec Rosa était «le bonheur de la vie au foyer, celui qui apaise, repose et donne envie de reprendre le travail».
Le mari
Sa nouvelle épouse, Jenny, infirmière zurichoise, fille de médecin et de seize ans sa cadette, s’occupera donc des enfants, avec talent et bonheur. Des petits-enfants également. «Nous passions très volontiers les vacances chez elle.» Mais elle ne joua pas non plus les fées du logis. Cuisine, ménage, tout était expédié par une employée de maison qui venait travailler deux fois par semaine et préparait des plats à l’avance pour les autres jours. «Cela m’a toujours surprise, ces gens de gauche qui se faisaient servir par des employés», note Barbara Oswald. Le soir, Jenny se contentait de cervelas et de pain. Puis courait les concerts et les vernissages, rencontrait des amis. Curieuse de tout. «Elle sortait plus que moi!» Avant de quitter Berne, d’épouser un Zougois et d’élever à son tour deux enfants, Barbara a donc passé son adolescence avec la veuve d’un Robert Grimm resté omniprésent. Du salon aux pièces mansardées, pas une pièce qui ne contenait ses livres, articles, portraits ou photographies. Et même trois bustes dont l’un trône aujourd’hui au Rathaus de Berne et un autre sur sa tombe. «Mes grands-parents s’étaient rencontrés dans un train et s’étaient parlé. Jenny ne savait pas qui était son voisin, mais quand il est descendu, elle a su qu’il serait l’homme de sa vie.»
Une veuve très énervée
Jeune fille à Berne, Barbara, citoyenne anglaise, devait renouveler chaque an son permis de séjour. Et vivre à chaque fois la même scène jouée par sa grand-mère outrée: «Savez-vous à qui vous avez affaire? C’est la petite-fille de ROBERT GRIMM! Et elle doit refaire ses papiers chaque année? C’est une honte!» lançait-elle aux employés de la police des habitants. L’adolescente d’alors, terriblement embarrassée, en sourit aujourd’hui: «Jenny vivait dans la conviction que tout le monde savait qui était Robert Grimm. Or, plus le temps passait, moins les gens savaient.» Précisons que certains Bernois entretenaient le culte. «Les conducteurs de tram qui la reconnaissaient stoppaient leur véhicule devant la rue où elle habitait. Ils annonçaient «Grimmstrasse» tout exprès pour elle. Car il n’y avait pas d’arrêt à cet endroit, ni de rue portant ce nom.»
L’omniprésent
Adulte, Barbara s’est toujours intéressée aux affaires du monde. Elle lit la presse, suit les nouvelles, mais n’a pas d’affinités avec la politique et ne se sent «ni de gauche ni de droite». Le destin de Robert Grimm, pourtant, a continué d’habiter sa vie. Parce que, une fois sa grand-mère décédée, c’est le père de Barbara, Adolf McCarthy, qui a repris le flambeau du souvenir. Installé dans la maison bernoise des Grimm avec son épouse, il s’est lancé dans une biographie de son beau-père, ouvrage sorti en 1989 en anglais puis traduit en allemand, salué par la critique et les historiens. Et comme son frère et sa sœur habitaient à l’étranger, ce fut encore elle, après la mort de ses parents, qui s’est chargée de vider la maison, de trier les objets et les meubles dont plusieurs avaient appartenu à Robert Grimm.
Et bien sûr, à l’occasion du 100e anniversaire de la conférence de Zimmerwald, Barbara a été approchée par la société Robert Grimm qui souhaitait appliquer une plaquette de commémoration sur la tombe du politicien qui repose dans le cimetière de Bremgarten, à Berne. La petite-fille a aussi prêté quelques objets au musée de Schwarzenburg pour son exposition, un chapeau haut de forme notamment.
Enfin, au mois de mai 2015, Barbara Oswald a traversé la campagne bernoise pour assister au vernissage de l’exposition montée pour le centenaire de la conférence sur la paix de Zimmerwald. Pas en voiture tirée par des chevaux comme Lénine et son grand-père il y a cent ans, mais au volant de son coupé décapotable. Peut-être en fredonnant, comme dans les années 70 en pattes d’éléphant: «Times they are a changing.»
A lire (en allemand):
«Robert Grimm, Marxist, Kämpfer, Politiker». Editions Chronos. Avec des textes d’historiens dont Caroline Arni, Bernard Degen, Hans Ulrich Jost, Brigitte Studer et Jakob Tanner.