Eloge. Samedi passé, la cathédrale de Lausanne a pleuré Philippe Rochat. Son talent et son énergie à transmettre sa passion ont marqué une époque et dessiné l’avenir de la Suisse gastronomique.
«C’est le meilleur repas que j’ai fait de toute ma vie!» Je ne compte pas les fois où j’ai entendu cette phrase dans la bouche de convives qui s’étaient attablés à Crissier, chez Philippe Rochat. Et d’évoquer avec volupté des textures inédites, des sauces sublimes, des produits magnifiés. Et j’avoue qu’à chaque fois que je sortais de l’Hôtel de Ville, moi aussi, j’avais envie de la répéter, cette phrase. Oui, à chaque fois.
Et c’est bien ce qui est incroyable. Pendant toutes les années où il a dirigé la brigade de Crissier, Philippe Rochat a permis à des milliers de convives émerveillés de s’offrir le repas d’une vie. Du moins les épicuriens, les gastronomes et les novices prêts à se laisser enivrer par le talent. Quitte à devoir casser leur tirelire, comme on dit par chez nous. Ce qui ne va pas de soi pour un repas, une œuvre somme toute éphémère.
Le cuisinier de son temps
A l’évidence, Philippe Rochat était un cuisinier parfaitement de son temps. Il est l’enfant de la génération qui a vu s’épanouir une Suisse opulente. C’est dans les années 60 que le restaurant s’est démocratisé et que la nouvelle cuisine s’est imposée. Fini les repas-bombes caloriques sur le modèle des festins de la Saint-Martin et de la bénichon. Philippe Rochat a su poursuivre et magnifier l’œuvre amorcée par Frédy Girardet, à Crissier, créant l’émerveillement avec des plats ciselés et précis, gourmands et épurés. Qui ne se souvient pas de son miraculeux spaghetti à l’œuf, notamment? Le tout dans un contexte porteur, celui des collectionneurs de bonnes tables: que l’on fût capitaine d’industrie, indépendant, apprenti, employé ou directeur de banque, on s’offrait une grande table une fois par an, au moins. C’était avant les crises…
Le père spirituel d’une génération de cuisiniers
Le style Rochat, lui, a toujours dépassé les crises grâce à une ligne d’une parfaite droiture, évinçant les modes et ignorant les inutiles effets de manches. D’une complexité toujours pertinente et d’une simplicité recherchée, la cuisine signée Rochat ne semble d’ailleurs pas connaître à ce jour de détracteurs sérieux. Une popularité rare, dans un monde très concurrentiel, où le succès n’attire pas forcément que les sympathies. Mais il est des talents contre lesquels même la mauvaise foi ne peut rien.
En continuelle quête d’excellence, Philippe Rochat s’est aussi engagé à encourager et à développer les talents de l’avenir. Il projetait même d’ouvrir une école. Même si celle-ci n’a pas vu le jour, Philippe Rochat a marqué, et en partie formé, toute une génération de cuisiniers. Même depuis son départ de Crissier, il suivait de jeunes talents pour leur transmettre connaissances et passion. C’est donc aussi grâce à lui que la Suisse a pu devenir le paradis des gastronomes qu’elle est aujourd’hui. Et ils étaient nombreux, mêlés à la foule endeuillée, samedi passé, à la cathédrale de Lausanne en larmes, les chefs formés à Crissier.
Le talent vecteur d’émotion
Oui, ce samedi, famille, amis, clients, les uns descendus de la vallée de Joux, d’autres du yacht de leurs vacances, en tailleur chic ou en T-shirt, sont venus rendre hommage à Philippe Rochat lors d’une cérémonie d’une intensité émotionnelle rare. Une cérémonie qui illustrait parfaitement le succès immense, sans limites de classe, d’âge ou de statut social, de l’Hôtel de Ville tel que l’a voulu Philippe Rochat: authentique et explorateur, attaché au meilleur de la tradition mise au service d’un présent culinaire idéal et, surtout peut-être, dénué de toute arrogance ou snobisme.
Tous avaient été touchés par la personnalité entière, sensible et dynamique d’un Philippe Rochat dont le talent véhiculait une infinie et pudique passion. Cette passion qui fera encore bien des heureux, c’est certain, puisque l’héritage de Crissier est en de bonnes mains. Philippe Rochat était le premier à l’affirmer: «Benoît Violier est le meilleur, il nous dépasse tous.» A son tour, ce dernier rend hommage à ses prédécesseurs en développant une gastronomie bien de son temps, mais qui poursuit sur une ligne qui rend l’Hôtel de Ville unique et ses trois chefs immortels. Ainsi, il permet aux nouveaux convives du restaurant de déguster à leur tour «le meilleur repas de leur vie».