Critique.L’une des tâches de la presse consiste à éclairer les dérapages du pouvoir. Pourtant, certains secrets ont été savamment entretenus par les médias. Jacques Vallotton les révèle dans son dernier ouvrage.
La presse censurée? Les médias qui étouffent des secrets? A l’entendre, on se dit d’abord que Jacques Vallotton pousse un peu loin le bouchon. Et puis on lit *. Une histoire d’autant plus vraisemblable qu’à peu près rien n’est inventé. Journaliste retraité après un beau parcours (24 Heures, Vevey-Riviera, la TSR puis la Radio romande), ce grand gaillard à moustache a pratiqué le journalisme avec passion. En particulier «la locale». Près des gens, près des villes, près des paysages.
Vallote, comme on l’appelait, a le sens du récit et de l’humour. Il a imaginé un personnage – lui, bien sûr ! – qui boucle pour la dernière fois le micro, un soir à minuit, et quitte le bâtiment de la radio pour rejoindre sa femme à Saint-Luc. Au long du voyage, tous les lieux lui parlent, il se remémore les moments forts de sa carrière. Et il en profite pour décocher une pluie de piques et fléchettes.
Il a la dent dure quand il évoque ses petits et grands chefs de la Radio romande, le goût de certains d’entre eux pour l’immobilier. Tel ce directeur qui a construit un vaste studio ultra-moderne pour une nouvelle chaîne d’information qui n’a jamais vu le jour.
Dans ce parcours rêvé, sa parole se libère. Il sourit, il se fâche derrière son volant en pensant à une série d’affaires vaudoises que les journaux de l’époque tentèrent d’escamoter pour ne pas fâcher les puissants. Comme le scandale Epurex, une société engloutie dans une faillite frauduleuse sous la houlette d’un notable. Comme la magouille qui permit aux derniers propriétaires d’Hermes-Precisa de s’enrichir en la vendant à Olivetti avec délit d’initié.
L’ancien journaliste aime aussi mettre son nez dans l’histoire. Il rappelle ainsi que sa commune, La Tour-de-Peilz, était connue après la guerre comme Vichy-sur-Léman. Le numéro trois du régime de Pétain, Jean Jardin, reçut dans sa villa La Mandragore le ban et l’arrière-ban de la collaboration. Dont une ribambelle de célébrités du cinéma, de la mode… et de la politique. Aujourd’hui, on préfère se souvenir de Courbet.
Un personnage le hante, un certain Jean-Eugène Desadrets, virtuose de la politique radicale jusqu’à parvenir au sommet de la Confédération. Delamuraz à peine transposé, bien décrit. Vallotton revient sur les rumeurs qui coururent à propos d’un fait divers. L’aimable séducteur plaisait trop à la femme d’un de ses proches, notable vaudois lui aussi. Des scènes houleuses les auraient opposés. Le jaloux se donna la mort après avoir blessé son épouse. Les médias n’avaient pas dit un mot de l’affaire qui agitait toutes les discussions. Des consignes étaient venues «d’en haut» à des rédacteurs en chef proches d’un Parti radical dont on a oublié l’invraisemblable puissance d’alors. Censure? Pas vraiment. L’Hebdo, à l’époque, sans subir aucune pression, avait décidé, à tort ou à raison, de ne pas aborder le sujet.
Les limites du risque
Existe-t-il aujourd’hui encore ce que Vallotton appelle des «secrets médiatiques»? Probablement mais, heureusement, ils sont plus difficiles à garder; à l’époque de l’internet, les réseaux sociaux débordent les discours balisés. Reste que les journalistes sont plus exposés que jamais aux procédures juridiques. Et ils s’interrogent: jusqu’où pousser le risque de se brouiller avec des sources d’information et d’irriter une partie du public prompt à les qualifier de «fouille-merdes»? Faut-il désigner tel magistrat qui place ses proches à de bons postes ou tel autre qui abuse de la bouteille? C’est une des tâches de la presse: éclairer les dérapages du pouvoir. Mais Vallotton a raison: il est tellement plus confortable de ne déranger personne…
Le grand regret de cet amoureux du métier, c’est la disparition des journaux locaux avalés par le grand quotidien vaudois. «Plus qu’une misérable page d’informations locales pour plus de 170 000 habitants!» Pas tout à fait vrai; un successeur est apparu, Le Régional. A ses 20 ans, il vient d’être racheté par son équipe et des investisseurs locaux.
Vallotton raconte tout sans trop y toucher mais, un jour, son livre mettra des historiens en appétit. Cela pourrait faire mal.
* «Jusqu’au bout des apparences». De Jacques Vallotton. Editions de L’Aire, 304 pages.