Propos recueillis par Michael Sauga, Christian Reiermann et Klaus Brinkbäumer
Interview. Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, 72 ans, doute que le paquet d’aide destiné à la Grèce fonctionne. Il demande davantage d’intégration européenne et décrit ses relations avec la chancelière Merkel.
Ces temps, vous avez été une des personnes les plus citées sur Twitter. Ils ont été des dizaines de milliers à vous reprocher d’avoir mis en scène un coup d’Etat contre la démocratie grecque avec votre programme d’aide.
J’ai vu ça. Ma messagerie a été submergée elle aussi – mais à 90% de messages de soutien. Je n’avais encore jamais vécu un tel raz-de-marée d’approbation. Reste qu’avec la Grèce on parle de questions extrêmement complexes auxquelles il n’y a pas de réponses simples.
L’UE entend régler le problème par un nouveau programme de crédits de plus de 80 milliards d’euros. Est-ce la bonne réponse?
Il y a dix-huit mois, la Grèce était à deux doigts de revenir sur le marché des capitaux. Aujourd’hui, son économie est à terre. C’est la responsabilité du gouvernement grec. Mais on ne peut pas abandonner les gens. Il faut donc un nouveau programme, même s’il entraîne de nouvelles privations pour les gens. Mais la question cruciale est: quelle est la meilleure solution pour l’Europe?
L’économiste Paul Krugman dit sans ambages que le nouveau programme d’aide à la Grèce n’est que soif de vengeance et qu’il détruit la souveraineté du pays.
Krugman est un grand économiste, lauréat du prix Nobel pour sa théorie du commerce. Mais il n’a aucune idée des fondements de l’Union monétaire européenne. Il n’y a pas en Europe de gouvernement central, les 19 pays de la zone euro doivent tous se mettre d’accord.
Pendant les négociations, votre ministère a publié un document selon lequel la Grèce devait sortir de l’euro pour un certain temps. Que visiez-vous?
Nous n’avons jamais dit que la Grèce devait sortir de l’euro. Nous avons juste évoqué la possibilité qu’Athènes décide elle-même d’un temps mort. Au sein de l’Union monétaire, une restructuration de la dette est impossible. Les accords européens ne le permettent pas.
Mais la France et l’Italie l’ont visible-ment compris autrement. Elles vous ont critiqué, car elles veulent absolument garder la Grèce dans la zone euro. Etes-vous allé trop loin?
Manifestement pas. Même mon collègue italien Pier Carlo Padoan l’a concédé: lors des réunions décisives, quinze membres de l’euro ont défendu la position allemande; seules la France, l’Italie et Chypre étaient d’un autre avis.
Dans les négociations avec la Grèce, l’Allemagne a assumé un rôle de leader impérieux. Cela vous cause-t-il du souci d’entendre parler partout de la «nouvelle domination allemande»?
Il n’y a pas de domination allemande. Economiquement, l’Allemagne est en bonne posture. Mais, à la différence de la France et de la Grande-Bretagne, elle ne siège pas au Conseil de sécurité de l’ONU. Rien que pour ça, on ne saurait parler de suprématie allemande. Certes, depuis la chute du rideau de fer, les centres de gravité se sont déplacés en Europe: les pays Baltes, la Slovénie et la Slovaquie se font entendre lorsque les positions des autres ne leur plaisent pas.
Autrement dit, il y a un nouveau fossé dans la zone euro, entre le nord et le sud.
Pas du tout. Ce qui importe, c’est que beaucoup de pays de la zone euro ont quitté le parapluie de protection et que leur économie se développe bien: le Portugal, l’Espagne, l’Irlande, Chypre. Même la Grèce, à la fin de l’an dernier, avait repris pied, si bien que nous avons des raisons de dire aujourd’hui: la zone euro a été stabilisée avec succès.
Le nouveau programme d’aide à la Grèce prévoit qu’elle devra se conformer jusque dans les moindres détails aux exigences des financeurs étrangers. Devient-elle un protectorat de la zone euro?
Non, dans l’ensemble, les éléments du nouveau programme ont été convenus en 2010 déjà. Ils n’ont simplement pas été appliqués. L’économie et la société grecques n’ont guère évolué dans le sens souhaité. Mais ce qui a dramatiquement changé depuis le début de l’année, c’est le besoin de financement additionnel. Les estimations les plus prudentes le situent à au moins 80 milliards d’euros.
L’ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis prétend que, depuis des mois, vous vouliez pousser la Grèce hors de l’euro pour faire un exemple. Y a-t-il du vrai là-dedans?
Non. Mais la question est de savoir comment trouver une solution efficace à long terme. Nous devons sécuriser les fondements de l’Union monétaire et les consolider. Ma grand-mère se plaisait à répéter: la complaisance précède de peu l’anarchie. Il existe une sorte de générosité qui peut très vite déclencher le contraire de ce que l’on voulait.
Votre programme peut-il fonctionner quand le premier ministre, Alexis Tsipras, dit qu’il n’y croit pas?
C’est la grande question. Tsipras avait déjà rejeté un programme analogue, puis, avec son référendum, il s’est engagé pour le non et a obtenu une large majorité. Mais il a assuré qu’il mettrait en œuvre le programme même s’il n’y croit pas.
Mais le nouveau programme est encore plus dur pour les retraites, les impôts et le marché du travail. Qu’est-ce qui vous dit qu’un médicament qui n’a rien donné cinq ans durant se révélera désormais efficace?
Le problème est que pendant cinq ans ce médicament n’a pas été absorbé par le patient selon l’ordonnance. C’est pourquoi il s’agit maintenant de faire ce qui était convenu depuis longtemps. En décembre, la troïka a constaté une fois encore que la Grèce n’avait toujours pas empoigné quinze réformes essentielles. Il faut que ça change.
Ces réformes ne sont-elles pas excessives? La conjoncture s’est effondrée, le chômage est à 25%, le système de santé est au bord du gouffre. Le pays ne peut pas réaliser ce que vous demandez.
Je vois les choses différemment. En 2009, la Grèce avait un déficit budgétaire de 15% et à peu près autant pour sa balance des paiements. Ces deux chiffres montrent que le pays vivait au-dessus de ses moyens et que le besoin d’assainissement était grand. La Grèce s’offre toujours une administration publique dont le coût est un record d’Europe par rapport à la performance économique. Elle s’offre des dépenses pour les retraites qui sont très au-delà des critères européens. C’est à cela qu’il faut s’attaquer pas à pas. D’ailleurs, cela a marché dans tous les pays en crise.
L’euro, dans sa situation actuelle, ne divise-t-il pas l’Europe plus qu’il ne la rassemble?
Non, mais on voit qu’il n’est jamais facile de se mettre d’accord. C’est vrai que l’Europe est lourdaude, compliquée et bureaucratique. Mais je demande aux critiques s’ils ont une meilleure idée pour rassembler 28 pays qui se sont fait la guerre au cours des siècles.
Voilà cinq ans que l’on discute de la montagne de dettes grecque. Mais la politique n’a toujours pas trouvé de solution. Qu’en concluez-vous?
Nous devons étendre les champs de compétences de l’Union économique et monétaire. Il y a peu, les cinq présidents des institutions européennes ont publié leurs propositions à cet égard. C’est sur cette base que nous discuterons ces prochains mois de ce qui doit être fait pour rendre la zone euro encore plus stable.
Qu’avez-vous en tête?
Nous devons créer plus de confiance en l’euro, pas seulement sur les marchés financiers, mais au sein de la population. A cette fin, nous devons renforcer les règles visant des finances publiques saines et veiller à ce qu’elles soient observées. Mais pour ce faire, il faudra modifier les accords européens, ce qui est difficile: ils sont nombreux à reculer, car ils craignent que de nouvelles étapes d’intégration ne soient rejetées par leur parlement ou leur peuple.
Qu’est-ce qui rend les choses si compliquées?
Nous expérimentons en ce moment qu’une union monétaire sans union politique ne fonctionne pas sans difficulté. Nous devons donc progresser vers l’union politique, par exemple renforcer la Commission européenne et le Parlement européen. Mais cela signifie que les Etats membres doivent renoncer à encore plus de souveraineté. Ils l’ont déjà fait en matière de politique monétaire, mais sont-ils prêts à transférer leurs prérogatives de politique financière au niveau européen?
Le président français, François Hollande, propose de créer un ministre des Finances pour la zone euro et de le placer sous le contrôle d’une représentation parlementaire de la zone euro.
Je suis aussi partisan d’un ministre européen des Finances mais, pour ça, nous devons modifier les accords européens. J’ai été heureux d’entendre de la bouche de François Hollande que la France y était prête.
Ces dernières semaines, on a perçu que, dans le cas de la Grèce, la chancelière Angela Merkel et vous n’étiez pas toujours sur la même longueur d’onde. Etait-ce un jeu de rôle?
La chancelière et moi ne pratiquons pas un jeu de rôle. Ce n’est pas notre genre. Chacun a ses convictions. Aux élections européennes de 1999, j’étais président de la CDU et Mme Merkel ma secrétaire générale. Nous avions créé une affiche électorale qui nous montrait tous les deux, avec ce texte: «L’Europe est comme nous: pas toujours du même avis mais toujours sur le même chemin.» Il en est allé ainsi jusqu’à ce jour, même si nous avons changé de rôles. Nous savons que nous pouvons compter l’un sur l’autre.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy