Deepak Lamba-Nieves et Andrew Schrank
Analyse.«L’Etat libre associé» aux Etats-Unis, dit aussi «territoire non incorporé», pâtit de son statut politique bizarre qui ne lui permet pas de sortir de la misère. Sa dette s’élève à 73 milliards de dollars, l’équivalent de son PIB.
Si la crise financière grecque est une tragédie à combustion lente qui menace d’exploser en véritable catastrophe, force est de constater que la situation de Porto Rico, à l’est de la République dominicaine, est encore pire. L’île est endettée à hauteur de 73 milliards de dollars et 45% de sa population vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Le secrétaire au Trésor des Etats-Unis, Jacob Lew, avait insisté, en mai dernier, auprès de ses homologues européens pour qu’ils résolvent la crise grecque. «Ce que je redoute le plus, disait-il, c’est un accident. Tout le monde doit redoubler d’efforts et considérer la prochaine étape comme la dernière.» Quand il s’agit de Porto Rico, Lew se montre nettement moins généreux.
Car «l’Etat libre associé» est embourbé depuis dix ans dans une récession caractérisée par un chômage à deux chiffres, un endettement équivalent au PIB et un service de la dette qui dévore plus de 20% de chaque dollar gagné dans le pays. Une dette destinée à grimper en flèche ces prochaines années. Faute d’agir sérieusement pour atténuer la crise, le territoire affrontera non seulement un accroissement de la pauvreté et des pertes d’emplois, mais aussi une fuite accrue des capitaux ainsi qu’une hausse de l’émigration vers les Etats-Unis.
La capacité de Porto Rico à mettre la crise en pièces est restreinte par son statut politique unique (lire encadré ci-contre). Lorsque des Etats souverains éprouvent des difficultés à honorer leurs engagements envers les créanciers, ils peuvent dévaluer leur monnaie pour tenter de gêner les importations, encourager les exportations, attirer les touristes et les inciter à dépenser. Même la Grèce pourrait théoriquement renoncer à l’euro en faveur d’une drachme dévaluée et tenter ainsi de rééquilibrer sa balance budgétaire. Mais Porto Rico est lié au dollar américain, donc incapable d’appliquer la recette standard en cas de défaut de paiement.
Un statut contraignant
Le gouvernement local de San Juan est aussi entravé par le fait qu’il n’est pas non plus un Etat américain. Quand les municipalités américaines ont des soucis de budget, elles peuvent demander la protection du chapitre 9 du code américain sur la faillite, conçu pour permettre une restructuration de la dette en bonne et due forme. Porto Rico n’a pas droit à cette protection, puisqu’il est un «Etat américain non incorporé» et n’a donc pas d’autre choix que de se débrouiller seul. L’ironie est profonde: tandis que Lew appelle ses homologues européens à la souplesse et condamne leur inclination à la stratégie de la corde raide, il s’en inspire dans le cas portoricain en exigeant de «l’Etat libre associé» un «budget crédible», tout en lui offrant bien peu en échange.
Porto Rico mérite mieux. Les Etats-Unis ont pris le contrôle de l’île à la fin de la guerre hispano-américaine de 1898, accordé aux Portoricains la citoyenneté en 1917, quand le président Woodrow Wilson a signé le Jones Act, et continuent de se mêler de la politique du pays. Résultat: les Portoricains servent dans l’armée américaine, abritent des installations militaires américaines et paient notamment la sécurité sociale et l’assurance maladie fédérales. Ils peuvent aussi voter aux élections fédérales et doivent payer tous les impôts fédéraux quand ils sont sur le continent. Du coup, si l’économie portoricaine s’effondre, c’est tout le peuple américain qui paie la facture.
Une stratégie d’un autre temps
A quoi ressemblerait une approche innovante? Comme l’a suggéré le Center for the New Economy de San Juan, Porto Rico a besoin de latitude fiscale pour investir des ressources publiques dans les domaines critiques tels que la santé, l’éducation et l’assistance sociale sans pour autant compromettre le niveau de vie et l’économie à court terme. A ce jour, les politiques d’austérité orthodoxes – coupes budgétaires et hausses d’impôts qui ont créé des répercussions malignes dans d’autres Etats endettés – ont été adoptées pour tenter de couvrir un endettement inouï. Mais ces mesures n’ont guère contribué à juguler la crise portoricaine, elles l’ont sans doute au contraire aggravée. Elles font partie du script dicté par les détenteurs d’obligations, gérants de hedge funds, agences de notation et fonctionnaires fédéraux et sont consciencieusement appliquées par le gouvernement pusillanime de l’île.
Simultanément, les politiques à San Juan doivent développer une stratégie de croissance en mesure de faciliter à l’avenir une saine gestion fiscale. Après tout, la crise n’a pas fait que révéler le manque endémique de discipline fiscale à Porto Rico, elle a aussi mis au jour un secret de Polichinelle: Porto Rico s’est trop longtemps reposé sur un modèle financier d’un autre temps, consistant en exemptions d’impôts pour attirer et retenir les investissements nécessaires. Quand bien même cette stratégie censément incitative aurait montré son utilité dans l’après-guerre et servi de modèle à des pays en développement par la suite, elle a fait son temps depuis belle lurette puisque des concurrents encore moins chers ont, depuis, miné les atouts principaux de Porto Rico.
De la parole aux actes
Une nouvelle approche n’a que trop tardé. Elle devrait être développée en commun avec Washington. Au lieu d’exiger des budgets amaigris et autres mesures qui ne font que reporter le moment d’honorer la facture, les Etats-Unis devraient lier un soutien financier à court terme à un effort durable pour développer une politique de croissance, contrôlée et dirigée à Porto Rico même, qui attirerait les acteurs déterminants dans un climat d’engagement, de collaboration et d’unanimité sur la nécessité de changer.
Des intervenants citoyens comme le Center for the New Economy ont déjà commencé en identifiant les activités pourvues d’un fort potentiel de croissance et en encourageant l’adoption de politiques d’instruction, de formation et d’investissement. En brandissant la carotte de la remise de la dette plutôt que le bâton de l’austérité, Washington contribuerait notablement à accélérer le processus.
Au début de cette année, le président Barack Obama a appelé les créanciers de la Grèce à cesser de tirer sur les rênes, afin de relancer la croissance et l’emploi: «Vous ne pouvez pas continuer de pressurer des pays qui sont au fond de la dépression. A partir d’un certain moment, il faut une stratégie de croissance afin qu’ils puissent régler leurs dettes et éliminer quelques-uns de leurs déficits.» Il devrait passer de la parole aux actes quand il est question de Porto Rico. Cela lui permettrait non seulement de rendre l’espoir à ses concitoyens portoricains mais d’afficher aux yeux du monde que ses proclamations sont sincères.
© Foreign Affairs
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Un statut invraisemblable
Peuplé de 3,6 millions d’habitants pour une superficie à peine plus grande que les cantons de Vaud et du Valais réunis, Porto Rico a un statut politique, unique en droit international, d’«Etat libre associé» ou encore de «territoire non incorporé». Le PIB par habitant y était de 27 451 dollars en 2012 (Grèce: 21 653 en 2014).
Cela vaut à l’île de vivre toute une série de paradoxes: elle n’est pas représentée à l’ONU mais a un comité olympique; ses habitants ont la nationalité américaine mais pas la citoyenneté américaine: cela leur permet de voter pour la désignation de candidats aux primaires démocrates ou républicaines mais pas à l’élection présidentielle proprement dite. Ils élisent un seul député à la Chambre des représentants (sans droit de vote) mais personne au Sénat où seuls les Etats américains sont représentés. Pour la Cour suprême américaine, Porto Rico est un territoire rattaché aux Etats-Unis et leur appartenant, mais il n’en fait pas partie.
En 2000 et 2007, le Comité spécial de la décolonisation de l’ONU a demandé aux Etats-Unis d’engager un processus donnant la possibilité au peuple portoricain d’accéder à l’indépendance et de lui restituer les terres occupées par ses bases militaires. La Chambre des représentants américaine a permis un processus d’autodétermination en 2010. Le 6 novembre 2012, un référendum est alors organisé pour la quatrième fois, demandant aux Portoricains s’ils préfèrent proroger le statut actuel de l’île jusqu’en 2020 ou changer de statut: 61% des votants ont choisi l’incorporation aux Etats-Unis.