Enquête.La mode du sans gluten se propage comme une traînée de poudre, dans la lignée des stars et des sportifs, alors que rien ne prouve ses bienfaits. Cette diète n’est pourtant pas bonne pour tous, notamment pour les enfants.
Le gluten a-t-il trop vite été sacrifié sur l’autel de nos ennemis alimentaires? Cette protéine que l’on consomme depuis plus de dix mille ans est-elle vraiment responsable de tous nos maux? Rien n’est moins sûr. Pourtant, dans la lignée des grands sportifs (Novak Djokovic en tête) et des stars (Oprah Winfrey, Lady Gaga, Beyoncé, Jennifer Aniston…) qui se sont fait les chantres médiatiques du régime sans gluten, une foule de plus en plus nombreuse de disciples a suivi la tendance en réponse à des sensations d’inconfort digestif, dans l’espoir de maigrir, d’avoir une plus belle peau, ou encore dans le but d’améliorer leurs performances physiques.
La marée est telle qu’aux Etats-Unis un consommateur sur trois essaie désormais d’éviter ce composé dans ses repas. En Suisse, la première enquête nationale sur l’alimentation devrait permettre, une fois les résultats publiés en 2016, de mesurer concrètement l’ampleur du phénomène en mettant notamment en exergue les intolérances alimentaires de la population, dont celle au gluten.
Ce qui est d’ores et déjà certain, c’est que l’on constate, ici aussi, une véritable explosion des demandes de consultations liées à cette problématique bien spécifique, que cela soit en cabinet ou dans les services hospitaliers spécialisés. Sans compter la partie immergée de l’iceberg, à savoir toutes les personnes optant pour une diète sans gluten sur la seule base d’un autodiagnostic et donc sans avis médical préalable, ni suivi diététique.
Face à cette poussée de fièvre anti-gluten, les professionnels de la santé commencent désormais à mettre en garde contre le fait de bannir cette protéine sans que cela soit nécessaire sur un plan médical. Ils invitent ainsi à rester extrêmement prudent vis-à-vis des affirmations trop péremptoires mais non fondées scientifiquement qui associent le gluten à toutes sortes de maladies. Nombreux sont aussi ceux à pointer les risques potentiels de carences ou de problèmes de transit pouvant découler de cette diète si elle n’est pas suffisamment équilibrée, ou qu’elle repose essentiellement sur des produits sans gluten issus de l’industrie agroalimentaire.
En effet, nombre de ces aliments sont réalisés avec des substituts comme le riz et le maïs qui sont naturellement pauvres en fibres, en calcium, en acide folique, en zinc et en vitamines. «Beaucoup d’additifs y sont également ajoutés, tels que des produits liants ou des gommes de guar ou de xanthane, afin de remplacer l’élasticité que confère le gluten à la texture d’un aliment», précise Nicoletta Bianchi, diététicienne à la consultation de nutrition clinique du CHUV, à Lausanne. Diverses études ont également montré qu’une alimentation sans gluten est souvent plus riche, notamment en raison de la haute teneur en calories des produits qui en sont exempts industriellement. Ainsi, l’index glycémique élevé de ces aliments peut conduire à une prise de poids, en bousculant les mécanismes de régulation du sucre sanguin.
Risques pour les enfants
De loin pas anodine, cette alimentation très restrictive peut même se révéler extrêmement délétère lorsqu’elle est prescrite à des enfants. Ce type de régime entraîne des carences en vitamines, notamment du groupe B, qui sont très importantes pour le fonctionnement du système nerveux, et en oligoéléments (magnésium, potassium). Autant de nutriments nécessaires à la bonne croissance et à la constitution de la masse osseuse chez les plus jeunes.
Pourquoi dès lors imposer un tel régime à des enfants qui ne sont pas intolérants? «Il arrive que certains parents pétris de bonnes intentions, et qui adoptent eux-mêmes une diète végane ou sans gluten, imposent ce type de régime à toute la famille, constate Nicoletta Bianchi. Face à ce genre de cas, nous essayons de convaincre les parents, en fonction du diagnostic posé, que cette diète n’est pas utile et tentons, en étant le plus persuasifs possible, de les faire revenir à une alimentation normale. Mais ce n’est pas toujours simple.»
D’autres bannissent le gluten de l’alimentation de leurs enfants pour des raisons thérapeutiques, notamment en cas d’autisme ou d’hyperactivité, deux pathologies fréquemment associées à l’ingestion de cette protéine, alors même qu’aucune preuve scientifique sérieuse n’est jusqu’ici parvenue à corroborer ces affirmations. Un rôle éventuel du gluten dans l’autisme a certes été soulevé dans les années 70, par sa coexistence avec une maladie cœliaque chez un enfant de 6 ans. L’apparente amélioration des troubles du comportement sous un régime sans gluten a alors fait penser à la possibilité d’une relation entre manifestation autistique et maladie cœliaque. Cependant, toutes les études cliniques qui ont été réalisées depuis indiquent qu’il n’y a absolument aucun lien de causalité entre autisme et intolérance au gluten et que leur coexistence est totalement fortuite.
Malgré cela, certaines associations très actives en Suisse, et plus particulièrement à Genève, continuent, par le biais de «nutridétoxithérapeutes» aux honoraires onéreux, à prôner l’introduction d’un régime sans gluten et sans lactose à des enfants souffrant de ce type d’affections. «Avec l’imposition de ce régime à des enfants, nous sommes face à quelque chose de très préoccupant, confirme Joëlle Leutwyler, présidente de l’Association romande de la cœliakie (ARC). Nous sommes d’ailleurs actuellement en litige juridique avec l’une de ces associations qui font croire aux parents qu’en retirant le gluten de l’alimentation de leurs enfants ceux-ci iront beaucoup mieux.»
Attention à la ménopause
Bien conduit, un régime sans gluten est toutefois pratiquement sans risques pour les adultes. A quelques exceptions près: «Il y a une catégorie de patients que je rends particulièrement attentifs aux risques de ce type de diète, explique Paul Wiesel, gastroentérologue et consultant pour l’ARC. Ce sont les femmes préménopausées ou ménopausées qui arrêtent également le lactose à côté du gluten. Les probabilités de développer des carences, notamment en calcium, s’en trouvent alors augmentées et cela peut induire l’apparition d’ostéoporose. Il faut donc être très prudent.»
Reste toutefois la question de la pertinence de suivre un régime aussi contraignant, alors même que son impact social peut se révéler non négligeable. La raison en est simple: on attribue aujourd’hui toute une série de symptômes au gluten, parmi lesquels les douleurs abdominales ou articulaires, des nausées, de la fatigue, une humeur morose ou encore des maux de tête et de l’anxiété. C’est cette logique de causalité qui pousse aujourd’hui toujours plus d’individus à s’astreindre à une diète dépourvue de cette protéine que l’on retrouve dans les céréales (blé, avoine, orge, seigle), dans les pains, biscuits, gâteaux ou autres pizzas, mais aussi dans la sauce soja, les saucisses, sauces et assaisonnements, ainsi que dans certaines moutardes. Une étude réalisée en 2013 sur le marché américain a par ailleurs démontré que 75% des Américains qui consommaient des produits sans gluten n’avaient aucune raison médicale de suivre ce type de diète, hormis le fait de penser qu’elle était plus saine.
«Quand les gens affirment qu’ils sont intolérants au gluten, qu’est-ce que cela signifie exactement? Car dans un grand nombre de cas, il n’y a pas eu de diagnostic médical», constate la professeure Murielle Bochud, médecin-cheffe dans la division des maladies chroniques de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive, à Lausanne.
Maladie à l’existence discutée
Il faut savoir que seule une infime partie de la population présente un véritable problème avec cette protéine. La communauté scientifique distingue ainsi trois affections liées au gluten: la maladie cœliaque, l’allergie au blé et la sensibilité non cœliaque au gluten (lire lexique en page 8). Les deux premières affections sont aujourd’hui bien diagnostiquées et ne connaissent comme seul traitement que la mise en place d’un régime strict préconisé à vie et excluant toute source de gluten dans l’alimentation, y compris les excipients de médicaments.
Quant à la sensibilité non cœliaque au gluten, dont semblent souffrir aujourd’hui de nombreuses personnes, il s’agit, pour les scientifiques, de la zone grise de l’intolérance au gluten. Originellement décrite en 1980, elle a récemment été redécouverte et définie par un comité d’experts. Mais c’est une condition que les médecins comprennent encore mal et sur laquelle ils peinent à trouver un consensus. Notamment parce que, contrairement aux deux autres pathologies, il n’existe aucun marqueur biologique de cette maladie, le corps ne produisant ici pas d’anticorps spécifiques au gluten. La pose du diagnostic dépend donc uniquement des considérations du patient. «La sensibilité non cœliaque au gluten n’est pas facile à décrire car il s’agit d’une affection non spécifique. Il y a en effet beaucoup de gens qui se plaignent d’avoir mal au ventre, par exemple, explique François Spertini, médecin-chef du service d’immunologie et allergie du CHUV. Mais je suis quand même frappé de l’aspect convaincant de la plainte. Je ne vois pas pourquoi je douterais de ce que me dit un patient quand il affirme se sentir mieux en ayant arrêté le gluten.»
Le problème reste qu’actuellement il n’y a que peu d’études ayant vraiment défini cette maladie dont l’existence même est discutée. «Le fait est qu’il y a des gens qui souffrent de symptômes digestifs et généraux, mais peut-on pour autant les attribuer à cette entité qui est encore mal définie? analyse Yann Coattrenec, médecin dans le service d’allergologie et immunologie des HUG, à Genève. On ne connaît pas encore les mécanismes expliquant la sensibilité non cœliaque au gluten et il n’a en outre pas non plus été prouvé scientifiquement que cette protéine est réellement la cause du problème.»
En effet, aucune preuve scientifique solide de la toxicité du gluten sur un individu sain n’a jamais été apportée. «Sur la base de quelles données pose-t-on des affirmations sur la causalité entre le gluten et certains types de problèmes ou d’affections? abonde Murielle Bochud. De nombreux liens ne sont pas documentés de manière claire dans la littérature scientifique et il arrive que les résultats soient contradictoires.»
L’ennemi n’est peut-être pas celui que l’on croit
Ainsi, les symptômes rencontrés par les patients lorsqu’ils ingèrent des produits contenant du gluten pourraient tout aussi bien être provoqués par une réaction à l’amidon, aux sucres ou aux autres protéines contenues dans le blé.
Dans ce sens, des recherches conduites en Australie et publiées en 2013 dans le New England Journal of Medicine tendent désormais à incriminer un autre ennemi: les Fodmap. Il aurait ainsi été démontré qu’un régime pauvre en Fodmap, acronyme anglais qui regroupe cinq catégories de sucres présents dans les fibres alimentaires de certains végétaux (voir tableau ci-contre), diminuerait les symptômes des personnes qui se disent sensibles au gluten, comme les ballonnements, les troubles digestifs et la fatigue excessive, et cela indépendamment de la quantité de gluten ingérée.
Les Fodmap étant naturellement présents dans les produits qui contiennent du gluten, l’adoption d’une diète sans cette molécule pourrait donc expliquer la réduction des symptômes chez les patients, sans que le gluten soit au final le responsable.
Concrètement, selon leur type, les Fodmap ne sont pas ou que partiellement digérés et absorbés dans l’intestin grêle. Une certaine quantité transite alors jusqu’au côlon, où les sucres entraînent une distension du gros intestin via un appel d’eau qui augmente le volume des selles. Ce mécanisme jouerait un rôle prépondérant dans les douleurs intestinales et l’accélération du transit, les gaz produits étant aussi à l’origine des flatulences. Selon diverses estimations, entre 17 et 30% de la population serait intolérante aux Fodmap.
Eviter l’autodiagnostic
Bien qu’un long chemin reste encore à parcourir pour cerner les contours de la sensibilité au gluten, tous les acteurs de la santé s’accordent néanmoins sur un point: mieux vaut ne pas commencer de régime sans avoir préalablement vu son médecin traitant ou un spécialiste. Presque tous le disent, l’autodiagnostic n’est pas une bonne chose. «60 à 70% des patients que je rencontre ont déjà fait tout et n’importe quoi avant de venir consulter, dont un régime sans gluten, détaille Paul Wiesel. C’est un phénomène que je constate depuis quatre ou cinq ans et qui est quelque peu problématique car cela signifie répondre à la question avant de l’avoir posée. Cela rend les choses beaucoup plus complexes.» Et pour cause, en arrêtant de manger du gluten, une personne porteuse d’une maladie cœliaque cesserait de facto de produire des anticorps, rendant ainsi impossible la pose d’un diagnostic fiable pour une maladie qui, elle, nécessite l’introduction d’un régime strict.
Quant à la sensibilité aux Fodmap, un travail serré avec une diététicienne est indispensable pour isoler la classe d’aliments posant problème, soit en établissant des tests de provocation ou alors en proposant une diète d’éviction. Un processus long mais indispensable pour qui souhaite faire les choses dans les règles de l’art. Car s’il peut être utile de réduire la consommation de ces aliments lorsque leur rôle sur les symptômes a été clairement identifié, il ne faut surtout pas les éliminer totalement, sous peine d’effet inverse et de voir la flore intestinale se déséquilibrer ainsi que les troubles digestifs se multiplier.
Conséquence collatérale
Paradoxalement, les victimes collatérales de cette mode anti-gluten pourraient bien être les malades cœliaques eux-mêmes. Certes, l’immense engouement pour les produits exempts de gluten a poussé l’industrie à diversifier considérablement sa gamme de produits (sans réduire pour autant leurs coûts, voir tableau en page 9), offrant ainsi aux intolérants de nouvelles perspectives alimentaires. Toutefois, d’autres complications sont apparues, pour le moins inattendues: «Contrairement aux cœliaques pour qui la tolérance zéro s’applique, les personnes sensibles n’ont pas besoin de suivre un régime aussi sévère. Cette différence nous met parfois en difficulté avec certains prestataires, à l’exemple de restaurateurs qui demandent si l’on peut quand même manger un peu de gluten, s’inquiète Joëlle Leutwyler. On rencontre donc toujours des difficultés à être pris au sérieux. Il y a quelques années, cela s’expliquait parce que l’on ne connaissait que très peu l’intolérance au gluten, maintenant parce que tout le monde croit la connaître.» ■
L’intolérance au gluten, c’est quoi?
Seule une petite partie de la population présente un problème reconnu avec le gluten. A l’heure actuelle, la communauté scientifique distingue trois affections liées à cette protéine, qui sont:
La maladie cœliaque
La maladie cœliaque est une maladie auto-immune qui touche 1% de la population et se caractérise par la production anormale d’anticorps à la suite de l’ingestion de gluten. Le système immunitaire attaque les villosités qui tapissent l’intestin, induisant des douleurs abdominales, des ballonnements, des gaz, de la diarrhée et de la constipation. Non traitée, elle peut engendrer de l’ostéoporose ou un diabète de type 1. Son diagnostic se pose à l’aide d’un test sanguin et d’une biopsie.
L’allergie au blé
Cette pathologie, qui concerne un individu sur mille, se manifeste par des difficultés respiratoires, des douleurs digestives ou encore des éruptions cutanées, pouvant conduire, dans le pire des cas, à la mort. Elle est diagnostiquée à l’aide d’un test sanguin qui mesure les anticorps IgE.
La sensibilité non cœliaque au gluten
Encore peu connue du corps médical, cette affection toucherait entre 5 et 10% de la population. Les symptômes sont digestifs (ballonnements, gaz, douleurs abdominales, constipation et diarrhée) et extra-digestifs (fatigue, douleurs articulaires, morosité, dépression, rhinites, asthme, anxiété, dermatites…)
Le big business du sans gluten
Le marché est en plein boom! Les bénéfices attendus aux Etats-Unis par l’industrie alimentaire en 2016 pour les gammes de produits sans gluten s’élèvent à 15 milliards, alors qu’en 2003 ils étaient de 100 millions. En outre, les prix des substituts sans gluten sont encore élevés, comme en témoigne ce comparatif de produits achetés en supermarché. (Prix au kilo/litre, en francs.)
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Les fodmap: le nouvel ennemi numéro un?
Le gluten ne serait pas le responsable des troubles intestinaux chez les personnes qui en présentent les symptômes. Il s’agirait en réalité des Fodmap: cinq catégories de sucres que l’on retrouve dans divers aliments et auxquels l’on peut être plus ou moins sensible.
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Pourquoi les cas d’intolérances alimentaires augmentent-ils?
De la réaction immunitaire innée à la dégradation de notre flore intestinale: de nombreuses hypothèses ont déjà été étudiées pour expliquer ce phénomène.
«Pour le moment, il y a un écheveau d’hypothèses et on ne sait pas encore laquelle va l’emporter», constate François Spertini, médecin-chef du service d’immunologie et allergie du CHUV. Pour le médecin, de nombreuses raisons pourraient expliquer l’augmentation de la prévalence de la sensibilité au gluten.
L’une d’entre elles serait l’existence d’une déficience enzymatique chez certains patients, un peu comme dans le cas de l’intolérance au lactose.
D’autres expliquent ce phénomène par une activation innée du système immunitaire en réaction au gluten, qui produirait alors des interleukines, des substances inflammatoires. Mais tout reste ici à prouver.
De même, les intolérances alimentaires, celle au gluten en particulier, pourraient trouver un fondement dans le déséquilibre de la flore intestinale, induit par nos sociétés trop hygiénistes, et par l’abus d’antibiotiques.
La modification génétique des blés modernes, afin qu’ils contiennent au moins 50% de gluten (à titre de comparaison, des blés anciens, comme le petit épeautre, en contiennent 5%) pour obtenir des pains à la croûte craquante, pourrait également expliquer des complications au niveau de la digestion pancréatique. Mais, là aussi, les preuves scientifiques manquent.