Daniel-Dylan Böhmer
Reportage.Les Gardiens de la révolution sont un instrument crucial du régime de Téhéran. Formée de volontaires, cette milice, qui contrôle encore la force paramilitaire des Bassidjis, est aussi intransigeante que discrète. L’accord sur le nucléaire ne mettra pas un terme à son combat.
Akbar n’était qu’un petit enfant au temps de la guerre Iran-Irak. Mais aujourd’hui, à 32 ans, il se rappelle distinctement avoir dû fuir quand Saddam Hussein bombardait le barrage proche de chez lui. «Quand Saddam n’attaquait pas pendant deux jours, il finissait presque par nous manquer», rigole son ami Ghulam, 38 ans. Puis ses grands yeux noirs reprennent leur sérieux et il ajoute: «Il n’y a pas aujourd’hui de guerre sur sol iranien. Pourtant, nous restons prêts en tout temps à combattre. On ne nous paie pas pour cela, mais nous donnerons notre vie pour la cause.» Ses trois copains acquiescent. Pour faire passer ce message, ils ont exceptionnellement rendez-vous avec un journaliste occidental. Pour qu’il comprenne bien que le combat n’est de loin pas terminé.
Les négociations sur l’Iran ne sont pas encore conclues au moment de cette rencontre et ils sont nombreux à se demander ce que provoquera un accord pour l’Iran. Bien sûr, cette grande puissance du Moyen-Orient sera de nouveau reçue dans le concert des nations, et les douloureuses sanctions économiques qui ont plongé dans la crise un des plus grands exportateurs de pétrole du monde prendront fin. Pour le président Barack Obama, une meilleure intégration de l’Iran à l’extérieur devrait se répercuter à l’intérieur et le pays devrait se parer d’atours plus pacifiques.
Mais justement, à l’intérieur, l’Iran n’est pas du tout unitaire et ne se conforme pas de manière prévisible aux attentes d’Obama et de tout l’Occident. Il y a d’une part le gouvernement du modéré Hassan Rohani, élu parce qu’il promettait plus de libertés et la fin des sanctions au terme de négociations plus avisées sur le litige nucléaire (ndlr: elles ont débuté en 2003). Il a été plébiscité. Mais il y a aussi le Guide de la révolution, le conservateur Ali Khamenei, qui a le dernier mot sur toutes les questions politiques essentielles. Il est à la tête du régime clérical né de la révolution de 1979. Et ils sont également des millions à le soutenir: pour ses adeptes, il n’y a de liberté qu’en Dieu et le chemin vers Dieu passe par le djihad, le combat spirituel qui peut parfois se faire physique. C’est pourquoi il y a des hommes comme Akbar, Ghulam et leurs potes, les Bassidjis.
Leur nom complet est Bassidj-e Mostasafin, «les mobilisés de la résistance». Dans les années 80, ils étaient des enfants-soldats que l’on envoyait dans les champs de mines irakiens. Ils sont aujourd’hui une puissante milice de volontaires présente dans l’ensemble de la société iranienne. Ils affirment être 12 millions mais les experts occidentaux estiment leur nombre à 1,3 million au moins. La plupart proviennent de la petite bourgeoisie et des classes défavorisées.
Ils sont subordonnés aux puissants paramilitaires des Gardiens de la révolution, qui contrôlent non seulement le programme nucléaire mais aussi un tiers de l’économie iranienne et qui mènent de véritables guerres secrètes dans plusieurs Etats du Moyen-Orient. Les Bassidjis sont leur instrument de contrôle au sein de la société. Ils fonctionnent comme une organisation de jeunesse, pratiquent des sports, organisent des excursions. Mais ils ont aussi la prérogative d’établir des blocus routiers et de faire jeter en prison quiconque se fait surprendre avec de l’alcool. S’ils voient menacées les valeurs de la révolution, ils s’en prennent à leurs propres compatriotes. La réaction des Bassidjis au bouleversement créé par l’accord sur le nucléaire dira si l’Iran deviendra un nouveau partenaire dans la guerre contre le terrorisme ou un ennemi encore plus résolu.
Fatwa contre la bombe atomique
«C’est trop joli que tout le monde tombe enfin d’accord», s’écrie Ghulam. Les experts en sécurité occidentaux ont toujours pensé que les Gardiens de la révolution ne permettraient jamais un accord tel que celui qui a été signé le 14 juillet, pour éviter de compromettre par des inspections leur envie de posséder la bombe. Mais voilà que leurs propres commandants et même le Guide de la révolution ont apporté leur soutien à l’accord. «Il y a chez nous un proverbe, dit Ghulam: celui qui s’est rassasié de dattes ne doit pas interdire aux autres d’en manger. Autrement dit, pourquoi ne devrions-nous pas exploiter, nous aussi, l’énergie atomique? La bombe, nous ne la voulons de toute façon pas.» Il existe même une fatwa d’Ali Khamenei contre les bombes atomiques. Mais sans doute Ghulam sait-il aussi qu’il ne faut pas obligatoirement une bombe pour dissuader l’ennemi: il peut suffire d’être capable de la fabriquer. En tout cas, le Bassidji ne croit pas que l’Iran verra disparaître ses ennemis.
«Bombe atomique ou pas, regarde ce qui se passe en Syrie et en Irak, dit-il. Les guerres, la terreur. Cela naît du fait que les Américains et leurs alliés ne poursuivent que leurs propres intérêts. Et cela restera ainsi.» Les Etats-Unis et l’Iran chiite ne combattent-ils pas justement ensemble contre la milice terroriste sunnite de l’Etat islamique? Akbar reste pantois face à tant de naïveté: «Mais ce sont les Américains qui ont créé ces terroristes, s’écrie-t-il, j’étais moi-même en Irak en 2008, en pèlerinage dans les villes saintes de Najaf et Kerbala. Je les ai vus, les Américains. Personne n’avait le droit d’approcher leurs convois. Et quand ils ont évacué le pays, ils ont fondé l’EI pour leur succéder.» A-t-il les preuves de ce qu’il avance? Akbar s’excite: «J’ai vu les Américains de mes propres yeux. Ils se comportent comme les rois du monde.» Tandis que, selon lui, Qasem Soleimani, le commandant des Gardiens de la révolution en Irak, est un homme pieux qui n’a pas peur de mourir. Et Akbar s’est lui-même inscrit sur la liste de ceux qui sont prêts en tout temps à se battre sous ses ordres.
Menacés dans leur existence
Lorsqu’on se renseigne auprès des conservateurs, en Iran, on les sent euphoriques, à l’instar d’Amir Mohebbian. Le directeur de l’Institut Arya d’études stratégiques n’a que 43 ans mais le Guide de la révolution cite ses articles in extenso sur la page d’accueil de son site. «Il va de soi que l’accord sur le nucléaire nous vaut des contraintes mais, dans l’ensemble, nous pourrons étendre notre influence en Syrie, en Irak, au Yémen. Nous avons même de l’influence en Arabie saoudite. Le royaume wahhabite (sunnite) est le principal ennemi de l’Iran au Moyen-Orient et passait jusqu’ici pour le principal allié des Américains dans la région. Cependant l’explosion de la terreur sunnite a ébranlé la crédibilité des Saoudiens, estime Mohebbian. C’est leur fondamentalisme qui a servi de berceau à l’EI. Nous, en revanche, nous avons toujours été un facteur de stabilité. Nous avons appris au fil des négociations sur le nucléaire que, dans le monde, rien n’est gratuit. C’est pourquoi nous exigerons aussi quelque chose si nous contribuons à affermir la paix.»
Pourtant, les simples miliciens qu’on rencontre à la mosquée se sentent attaqués, menacés dans leur existence. «Les Américains se mêlent de tout parce qu’ils détestent notre manière de penser, explique Ghulam. Ils veulent détourner notre peuple de sa foi.» Et son ami Hamid, 27 ans, renchérit: «De toute façon, nous n’avons pas encore une vraie société islamique en Iran. Notre mission première est de vraiment islamiser le pays.» Que veut-il dire par là? «D’abord la justice, rétorque l’étudiant. Nous devons combattre tout ce qui gêne le développement de notre pays. Surtout toute forme de corruption.» A vrai dire, c’est un peu une pierre dans son jardin, car c’est un secret de Polichinelle que bien des mollahs sont milliardaires et que leur existence n’est pas faite que de piété. Mais Hamid pense surtout à sa propre génération.
Une mauvaise influence
«Bien des jeunes se sont éloignés de l’islam. Ils vivent ensemble sans être mariés, écoutent de la musique pop occidentale, boivent de l’alcool et il y a des filles qui se couvrent la tête de manière très négligée.» Pour son ami Daoud, 31 ans, barbe longue, «il en va de l’âme de l’Iran». Akbar, le peintre en bâtiment, estime quant à lui que la passion des Iraniens pour les TV satellite est un problème. «Ces émissions étrangères exacerbent certaines inclinations que Dieu a données aux hommes mais que l’on doit mieux savoir réfréner.» Alors pourquoi Dieu a-t-il donné à l’homme ces inclinations? «Afin qu’il se marie et fasse des enfants, naturellement. Mais si les gens s’y adonnent n’importe comment, la société change, elle devient matérialiste, l’âme de l’homme ne compte plus. Comme en Amérique.»
Peut-être y ont-ils pensé quand ils sont passés à l’attaque en 2009. Quand des millions d’Iraniennes et d’Iraniens sont descendus dans la rue parce qu’ils avaient été floués lors de l’élection présidentielle. Selon les résultats officiels, le candidat de l’opposition réformiste Mir Hussein Moussavi n’avait réuni qu’à peine 34% des suffrages et l’archi-conservateur Mahmoud Ahmadinejad, président sortant, plus de 62%. Mais dans plus de cinquante villes, on a compté plus de suffrages exprimés que de votants. Les autorités ont rétorqué que cela s’expliquait du fait que beaucoup de gens avaient voté ailleurs que là où ils étaient enregistrés. Pourtant le Ministère de l’intérieur et la Commission électorale ont parlé aux médias étrangers de fraude électorale systématique. Des semaines durant, des manifestants, jeunes surtout, ont occupé les rues et les places de Téhéran et d’autres grandes villes et posté des images sur l’internet. Puis sont arrivés les Bassidjis…
Sur les vidéos, on les voit fondre à moto sur les manifestants, en général à deux par véhicule. Le premier conduit, le second assomme les manifestants à coups de barre de fer. Des images vacillantes, sanglantes, prises par des téléphones portables. Puis plus aucune vidéo n’est jamais parvenue à l’étranger. Et, quelques mois plus tard, on a appris que les manifestations s’étaient calmées.
«Sans nous, les manifs de 2009 auraient pu mal tourner, assure Akbar. Nous devions sauver la population. Ce sont des gens venus de l’extérieur qui ont tenté de diviser notre peuple.» Selon lui, ils ont tellement instrumentalisé l’opposition qu’elle n’a pas accepté la défaite. Même l’opposant Moussavi aurait subitement paru bizarre. «Comme s’il était en transe. Comme s’il avait absorbé des pilules.» Mais, au bout du compte, il n’avait pas tellement de gens dans son camp, peut-être 200 ou 300. Seuls les riches de Téhéran ont voté pour lui les yeux fermés.
La crainte du retour des réformistes
A la suite de l’accord sur le nucléaire, les Gardiens de la révolution font tout pour empêcher le scénario de 2009, dit le chercheur Alireza Nader, du think tank américain Rand Corporation. «Ils craignent que Rohani n’en sorte tellement renforcé qu’il ramène au pouvoir les réformateurs de l’époque. C’est pourquoi il se pourrait bien qu’il y ait d’abord une vague de répression, des interdictions visant la presse réformiste, des attaques contre des représentants de la politique de Rohani. Les Bassidjis seraient l’instrument principal de telles attaques.»
Akbar et ses potes y étaient-ils en 2009? Sauf Hamid, ils opinent tous du bonnet. Qu’ont-ils fait pour défendre la République islamique? Ils se regardent et murmurent entre eux. Ont-ils combattu? «Les autres avaient des armes, explique Daoud. Ils ont lancé des pierres, certains avaient des couteaux.» Et les Bassidjis? Ont-ils sévi sans défense contre ces gens? «Non, nous avions emporté du gaz lacrymogène, ajoute Daoud. Et ces barres de fer reliées à des chaînes: des nunchakus, c’est ça. Il fallait bien qu’on se protège.»
Manipulation
Et que disent-ils du cas Neda Agha Soltan, cette jeune femme de 27 ans tuée d’une balle lors d’une manif ? Ses amis, qui ont tenté de la sauver, affirment que c’était un coup des Bassidjis. Pour Akbar, c’est un pur mensonge: «Ce sont eux qui l’ont fait, dit-il en accusant les manifestants. Ils ont filmé Neda et ils l’ont abattue pour nous faire porter le chapeau.» Après tout, eux n’avaient que du gaz lacrymogène et des bâtons. On leur avait même recommandé de traiter les manifestants avec égards.
Peut-on ressentir de la compassion pour de tels adversaires? Akbar hésite, puis affirme: «L’islam est la religion de la miséricorde. Le Guide de la révolution leur avait donné un délai de réflexion, mais ils ont continué sans relâche.» Aujourd’hui, le problème est résolu, Dieu soit loué. On peut désormais penser à l’avenir, conclut-il. Quant à lui, il n’a évidemment pas voté pour le président Rohani, même s’il devait réussir à faire supprimer les sanctions. D’ailleurs, il est parvenu à forger pas mal d’unité, de sorte qu’une situation semblable à celle de 2009 pourra sans doute être évitée. «A l’époque, j’ai vraiment eu peur», avoue-t-il, avant de sortir de la mosquée et de reprendre sa moto. ■
© Welt am Sonntag
Traduction et adaptation Gian Pozzy