Interview. La nouvelle rectrice de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich critique l’attitude de consommateurs passifs de ses étudiants: ils devraient aborder les matières avec plus de sens critique. Aussi compte-t-elle leur ménager davantage d’espaces de liberté.
Propos recueillis par René Donzé
Vous aimez vous faire critiquer?
Pourquoi? Vous avez envie de me critiquer?
Cela vous poserait problème?
Au fond, non. Je le répète sans cesse à mes étudiants: la critique est une bonne chose, mais elle doit être intelligente, constructive et positive. Et elle doit proposer des améliorations.
A votre avis, cela se produit assez fréquemment à l’EPFZ?
Pas toujours. Les jeunes étudiants sont certes moins soumis aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Mais ils sont plutôt passifs aux cours et consomment surtout ce qu’on leur propose. Quand les bacheliers débarquent chez nous, ils ressemblent certes, physiquement, à des adultes mais le cerveau n’est pleinement développé qu’à 25 ans. Ils doivent encore s’entraîner à apprendre et réfléchir avec maturité.
C’est pourquoi l’EPFZ a lancé l’initiative «critical thinking»?
Oui, on apprend plus et mieux en se confrontant de manière critique à la matière. Les étudiants doivent avoir leurs propres moments d’eurêka. Nos diplômés sont certes excellents dans leur discipline, mais leurs soft skills doivent être davantage développés: écouter, convaincre, critiquer, présenter.
Comment comptez-vous y arriver?
Il faut plus d’interaction dans les études afin que les étudiants assument plus de responsabilités dans l’acquisition de connaissances. Il existe déjà de semblables approches par lesquelles nous les amenons à projeter, construire et tester en équipe, au lieu de rester simplement assis face à la chaire. Ils apprennent ainsi à surmonter leurs inhibitions. Il est également essentiel qu’ils travaillent de façon multidisciplinaire, surtout par l’échange avec les sciences humaines et sociales. Lorsqu’un enseignant de physique et un de philosophie s’y mettent ensemble, ils réussissent à tirer les étudiants de leur zone de confort.
C’est vite dit, mais les études dans les écoles polytechniques fédérales sont au début si difficiles qu’il reste peu de temps pour le non-quantifiable.
Nous le savons bien. C’est pourquoi nous examinerons en octobre le moyen de créer davantage d’espaces de liberté. Nos étudiants ont besoin de plus de temps pour réfléchir. Se borner à apprendre ne suffit pas.
Je pars de l’idée que vos étudiants réfléchissent beaucoup tous les jours.
Oui, oui, je l’espère bien. Mais ils courent souvent d’une tâche à l’autre pour accumuler autant de crédits que possible et s’exténuent avec les nombreux travaux et examens. Il serait bon que nous ayons des offres un peu plus larges, qui comptent davantage, pour éviter que les étudiants ne doivent se soumettre à tant d’épreuves écrites.
L’EPFZ sous votre égide deviendrait donc plus soft?
Ce n’est pas ça. Nous devons maintenir une qualité élevée et, surtout au niveau du bachelor, vérifier que les étudiants apprennent et maîtrisent les bases. Pas moyen d’y échapper. Mais nous pouvons compléter cela par des tâches plus rafraîchissantes.
Depuis 2000, le nombre d’étudiants à l’EPFZ a augmenté de quelque 75%, à plus de 18 600. Est-ce une évolution saine?
Tant que l’économie et la recherche auront besoin de nos diplômés bien formés, nous sommes sur la bonne voie. Mais cette croissance n’est bonne que dans la mesure où nous saurons maintenir une qualité d’enseignement élevée.
Votre budget croît moins vite que le nombre d’étudiants.
C’est vrai. Nous pouvons le compenser en partie, par exemple en pratiquant plus d’e-learning. Je dirais aujourd’hui que la limite est de 20 000 étudiants.
Un nombre anticipé pour l’an prochain.
Oui, c’est pourquoi nous essayons de limiter la croissance.
Comment?
Les étudiants étrangers en master doivent satisfaire à nos exigences de qualité élevées. Pour le bachelor, avec 20%, ce n’est qu’une petite partie qui provient de l’étranger. En outre, l’année propédeutique constitue un obstacle naturel dans la mesure où les cours sont surtout donnés en allemand. Il y a bien assez de bons étudiants suisses, nous ne dépendons pas de ceux de l’étranger.
Et vous sélectionnez beaucoup: 30% ne réussissent pas l’année propédeutique. Pourquoi?
Parce que les situations initiales des étudiants sont très différenciées: il existe tellement de gymnases différents et de types de maturités différents qu’il est difficile de comparer. En Angleterre, le système des A-Levels unitaires est beaucoup plus homogène.
Des concours d’entrée seraient une option.
Je n’en veux pas. Un concours d’entrée signifie plus de stress pour les parents, les gymnases, les étudiants et l’EPFZ. Les jeunes gens sont déjà suffisamment sous pression, pas seulement sur le plan académique, mais au niveau social. Il est bon qu’ils aient un ou deux ans pour passer leur examen propédeutique. Ils ont ainsi une chance d’accéder à l’EPF. Les inégalités peuvent être gommées.
Il y a eu un grand débat autour de la qualité de la maturité, lancé par votre prédécesseur, Lino Guzzella. Pour vous, la matu est-elle assez bonne?
J’aurais bien quelque chose de négatif à en dire. Mais alors, on dirait: voyez cette rectrice qui vient de l’étranger et qui critique la Suisse.
Mais vous aimez la pensée critique. Montrez l’exemple!
Je ne suis rectrice que depuis sept mois et toujours en phase d’apprentissage. Avant de critiquer le système, je voudrais en savoir davantage. Pour l’instant, je préfère dire: le baccalauréat, avec la maturité fédérale, est une décision politique. Je ne peux rien y changer. Ce qui compte, c’est que nous aidions les jeunes à faire le bon choix et que nous les accompagnions. Alors il y aura moins de ruptures d’études et moins de frustration.
L’association faîtière economiesuisse demande de nouveaux classements des gymnases, comme l’EPFZ l’avait effectué un jour.
Nous n’établissons plus de tels classements. Bien sûr que nous jaugeons le succès des écoles secondaires, mais sans classement.
Vous êtes contre la compétition?
Pas du tout. Mais je ne crois pas trop à de tels listages. Pareil pour les classements des hautes écoles. Nous devons certes en prendre connaissance mais nous ne voulons pas en faire un moteur. Nous devons nous définir par des valeurs et des principes. Si nous nous bornons à prendre en compte des chiffres tout nus, nous sacrifions notre responsabilité envers nos étudiants.
Alors cela ne vous fait rien si l’EPFZ perd des points dans un classement international?
Evidemment, je n’apprécierais pas mais, au bout du compte, il faudrait l’accepter: nous ne pouvons de toute façon pas piloter ces classements. Ceux qui les font peuvent décider chaque année du choix et de la pondération des critères.
Vous vous êtes décrite comme une rectrice étrangère mais vous enseignez depuis près de vingt ans en Suisse. Vous vous sentez encore étrangère?
Non, je me sens tout à fait Suisse. Pour moi, ma deuxième patrie est ici. J’y ai beaucoup de bons amis et j’en suis reconnaissante. Mais quand la Suisse joue au foot contre l’Angleterre, alors je suis évidemment Anglaise.
© NZZ am Sonntag
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Profil
Sarah Springman
Rectrice de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich depuis le début de l’année, Sarah Springman, née le 26 décembre 1956 à Londres, est professeure d’ingénierie géotechnique depuis 1997 à la haute école. Elle a pratiqué le triathlon dans l’élite depuis 1983 et remporté 21 médailles, dont trois d’or, dans cette discipline ainsi qu’en duathlon. Elle est d’ailleurs vice-présidente de la Fédération internationale de triathlon. Grâce à ses efforts, le triathlon fera partie du programme paralympique des Jeux de Rio en 2016. Sarah Springman a été nommée officier de l’ordre de l’Empire britannique en 1997 et promue commandeur en 2012.