Coiffure. A Lausanne, Bekir Telli, né en Turquie, est devenu ce qu’il rêvait de devenir: coiffeur-barbier. Comme au pays. Mais lequel?
Gaziantep, 1,3 million d’habitants, est une ville industrielle du Sud-Est anatolien, en Turquie, à l’extrémité est de la zone de présence kurde dans le pays. La frontière syrienne est proche. C’est là, dans les environs de la ville, qu’a poussé Bekir Telli, sur les terres de ses parents agriculteurs. Calme, trapu, le jeune Kurde de 33 ans ne dit pas pourquoi il a un jour quitté l’Anatolie pour rejoindre Lausanne, où habitaient déjà des cousins. S’il chante facilement les vertus de son peuple, Bekir Telli reste vague sur son jugement envers les Turcs. La question est sensible.
Le 24 septembre 2001, le voilà au bénéfice du statut de réfugié politique en Suisse. Depuis l’enfance, il sait ce qu’il veut faire. Ce qu’il avait déjà commencé avant de larguer les amarres: être coiffeur-barbier, l’un allant rarement sans l’autre dans son pays d’origine. Barbier surtout, comme les dizaines de milliers d’enseignes en Turquie, fiertés nationales, symboles de masculinité, de savoir-faire ancestral, de lieux de convivialité où l’on parle de tout en buvant le thé. Une moustache, une barbe, cela se soigne, s’huile et se rase selon des rituels immuables, du linge chaud à la mèche enflammée pour griller les poils rebelles.
«Il faut dix ans pour être un bon barbier, sourit Bekir Telli. Dix ans avant de ne plus avoir peur de commettre une erreur, d’avoir et d’inspirer confiance. En Turquie, on s’entraîne avec un ballon couvert de mousse. Pas question de trembler avec le rasoir. Sinon… boum!»
Arrivé à Lausanne, Bekir reprend tout de zéro. Trois ans à l’Académie de coiffure, un diplôme, puis divers emplois dans des salons, notamment à la place du Tunnel. Il devient indépendant en 2008 et reprend fin 2013 un ancien salon de coiffure de la rue Centrale, constellée de commerces similaires. Le sien, en place depuis plus de soixante ans, est resté dans son jus: deux fauteuils rouges, deux noirs, des miroirs qui ont reflété des générations de Lausannois, des produits pour les cheveux et la barbe, quelques objets orientaux en devanture. Le salon se nomme Asya, comme l’une des deux petites filles de Bekir.
En juillet, comme chaque année ou presque, la famille a parcouru en voiture les 3400 kilomètres qui séparent Lausanne de Gaziantep, pour partager quelques semaines avec les proches, sur place. Le jeune homme le reconnaît: il est désormais considéré comme Suisse dans sa région d’origine et comme Kurde dans sa ville d’adoption. Etranger partout. C’est une nouvelle fatalité. Il s’y fait. En aidant notamment les autres, les exilés de tout poil et de tout fardeau. Depuis quelques mois, il est secondé dans son salon par Youssef, qui était coiffeur à Damas avant que sa religion (chrétienne) le contraigne à fuir la capitale syrienne. Youssef parle pour l’heure à peine le français. Mais il exerce son art avec une dextérité sereine, à l’image du patron. L’un et l’autre se parlent en arabe, que Bekir maîtrise un peu, alors qu’il s’exprime indifféremment en français, kurde et turc.
Avec la concurrence dans la rue, les autres coiffeurs-barbiers kurdes de Lausanne, les affaires marchent doucement. Mais cela viendra. Bekir a le temps pour lui, de la patience et surtout, ciseaux ou rasoir en main, une habileté qui tient à la fois d’une détermination ancienne et d’une tradition qui l’est encore davantage.
Asya, coiffeur-barbier, rue Centrale 21, Lausanne, 021 323 29 49
Né en Turquie
Prénom: Bekir
Nom: Telli
Profession: coiffeur-barbier
En Suisse depuis: 2001
Nationalité: turque
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