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Selahattin Demirtas: "Erdogan est prêt à mettre le feu au pays pour ne pas perdre le pouvoir"

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Jeudi, 6 Août, 2015 - 05:54

Interview.Leader du parti HDP (Parti démocratique des peuples), Selahattin Demirtas appelle le président Erdogan et le PKK à déposer les armes tout de suite et à reprendre leurs négociations de paix.

Propos recueillis par Hasnain Kazim

Avec votre succès d’il y a deux mois, vous avez incarné pour bien des gens en Turquie et au-dehors l’espoir d’une évolution démocratique. Aujourd’hui, le retour à la guerre civile menace. Comment en est-on arrivé là?
L’AKP, le parti du président Recep Tayyip Erdogan, a sciemment provoqué cette situation. Jusqu’aux élections de juin, il a dirigé seul la Turquie pendant plus d’une décennie. Comme il n’a pas pu empêcher notre essor, il a décidé de créer le chaos dans le pays. C’est ainsi seulement que s’explique sa guerre contre le PKK (ndlr: Parti des travailleurs du Kurdistan, séparatiste).

Vous prétendez que l’attaque des terroristes de l’EI contre Suruç, qui a fait 32 morts, a été mise en scène par le gouvernement en guise de prétexte pour prendre les armes. Avez-vous des preuves?
Si vous parlez de documents qui établissent que l’Etat était impliqué, j’avoue que non, nous n’en avons pas. Mais les signaux sont clairs. Nos recherches portent à croire que cette attaque de l’EI a été rendue possible par le gouvernement AKP. Des années durant, il a toléré les activités des extrémistes en Turquie.

Et qu’en est-il des attaques meurtrières du PKK contre des forces de sécurité turques?
Je ne sais pas pourquoi le PKK a fait cela. Il ne devait pas le faire, ce n’est pas le bon moyen. Nous appelons le PKK et le gouvernement turc à déposer rapidement les armes. Il doit y avoir un armistice de part et d’autre.

Le PKK a littéralement exécuté deux policiers avant même le début des bombardements turcs.
Cet acte est une page sombre et sordide. C’est un acte de vengeance commis par une unité locale du PKK après l’attentat de Suruç. Le parti n’en a pas revendiqué la responsabilité et j’ai l’impression qu’en l’occurrence des individus isolés ont voulu défier l’Etat turc.

Vos contempteurs prétendent que le HDP et le PKK ont partie liée. N’avez-vous pas des liens étroits?
Bien sûr que nous nous sommes rencontrés. Ces dernières années, nous étions à la même table, en pleines négociations de paix. Nous avons aussi parlé avec le leader du PKK, Abdullah Öcalan, dans sa prison de l’île d’Imrah, en mer de Marmara. Ses consignes ont un grand poids auprès de son mouvement. Notre intention est de servir d’intermédiaires dans un cadre légal. Mais au-delà de cela, il n’existe pas de liens structurels entre nous. Nous ne sommes pas non plus, aucunement, le bras politique du PKK comme certains nous le reprochent.

Redoutez-vous l’interdiction de votre parti, comme certains durs à cuire de l’AKP le réclament?
Certes, en Turquie la justice n’est pas indépendante, mais je ne crois pas que la Cour constitutionnelle autoriserait l’interdiction de notre parti. Erdogan sait bien qu’il ne peut pas simplement interdire le HDP, mais il entend lever l’immunité de certains parlementaires qu’il désigne comme terroristes. Il veut criminaliser notre parti pour que nous perdions le soutien du public.

Jeudi 30 juillet, le Ministère public a annoncé qu’il ouvrait une enquête contre vous pour avoir encouragé et armé des manifestants.
Vu les enquêtes qui le menacent pour corruption, Erdogan ne peut pas accepter d’autres pertes de pouvoir. Depuis qu’il a perdu la majorité absolue, il se sent le dos au mur. C’est pourquoi il invente des complots qui avivent le conflit. La plainte contre moi en fait partie.

Depuis juin, aucune coalition gouvernementale n’a encore pu voir le jour. Va-t-on vers de nouvelles élections après cette escalade?
C’est une option, en effet. Je dirais qu’elle a 50% de probabilité. Dans les conditions actuelles. Une coalition du HDP avec l’AKP est impensable. Si on entrait en campagne électorale, ils nous contraindraient à nous associer par la violence et la terreur. Mais je suis convaincu que, tout comme en juin, les gens nous voient comme une chance pour la paix. Avec de nouvelles élections, l’AKP perdrait encore plus de voix et nous dépasserions nos 13% de la dernière fois.

Que dit Abdullah Öcalan, le leader du PKK, de la situation?
Je l’ignore. Ces temps il est à l’isolement strict dans sa cellule. Personne n’a parlé avec lui depuis quatre mois: ni ses avocats ni sa famille, à plus forte raison aucun politicien.

Le gouvernement turc dit qu’il combat «de la même manière» tous les terroristes. Pourquoi voyez-vous son action avant tout comme un combat contre les Kurdes?
Prenez le nombre de personnes appréhendées dans les razzias, ces derniers jours, dans tout le pays: combien de suppôts de l’EI y avait-il parmi elles? Quelques dizaines? Mais environ mille Kurdes, avant tout des jeunes gens, ont été arrêtés sous prétexte qu’ils étaient des partisans du PKK. Ces chiffres disent tout.

Vous attendiez-vous à cette évolution après les élections?
Avant les élections déjà je pensais Erdogan capable de toutes les folies. Il est prêt à mettre le feu au pays pour ne pas perdre le pouvoir. Nous vivons depuis longtemps une évolution préoccupante. Si difficilement gagnée, la démocratie en Turquie se développe à rebours. Ça va de mal en pis de jour en jour.

Craignez-vous un retour aux temps de la guerre civile des années 1980 et 1990, quand le PKK et l’armée se combattaient et que quelque 40 000 personnes ont perdu la vie?
Non, la société en Turquie ne le permettrait jamais. Elle ne veut plus de bain de sang. L’AKP souhaite le chaos pour se présenter comme un pouvoir fort. Mais je tiens pour exclu que nous retombions dans une guerre civile.

Vous devriez peut-être le dire au PKK, qui est coresponsable de ce chaos en tuant des policiers et des soldats.
Je suis persuadé que le PKK accepterait une trêve que, de son côté, le gouvernement turc respecterait. Si la Turquie mettait fin à ses bombardements contre le PKK et à ses razzias dans les villes et retournait à la table des négociations de paix, nous aurions un armistice le jour même.

On dit que le kamikaze de Suruç était un Kurde. Combien de Kurdes sont membres de l’EI?
On pense que plus de mille Kurdes seraient membres de l’EI. L’appartenance à une ethnie n’a rien à voir avec les positions politiques d’un individu. Nul n’est à l’abri d’une grosse erreur. Cela nous enseigne la nécessité de développer de nouveaux programmes pour empêcher que nos jeunes ne s’affilient aux extrémistes.

D’une part, les Etats-Unis soutiennent les Kurdes dans leur combat contre l’EI, d’autre part ils tolèrent sans mot dire les bombardements turcs sur des positions kurdes dans le nord de l’Irak et le nord de la Syrie. Vous sentez-vous trahi par Washington?
Les Kurdes assument la responsabilité de la paix et de la stabilité dans la région. Une collaboration avec les Kurdes renforce la sécurité de tous les pays concernés. Je critique les Américains pour avoir autorisé les attaques aériennes turques contre le PKK dans les monts Kandil, au nord de l’Irak, juste afin que la Turquie leur permette d’utiliser la base d’appui aérienne d’Incirlik pour combattre l’EI. Le compte n’y est pas.

Préférez-vous la position allemande?
L’Allemagne fait l’éloge de la Turquie pour son action contre l’EI mais juge le bombardement des positions kurdes disproportionné. Je crois que les politiques allemands ont mieux compris les enjeux.

L’Otan devrait-elle faire pression sur son partenaire turc?
La Turquie a obtenu que les Etats-Unis approuvent une zone de protection au nord de la Syrie. L’Otan devrait l’approuver à son tour mais, pour les Kurdes autochtones, c’est un inconvénient: le gouvernement d’Ankara compte utiliser cette zone pour agir contre eux. Si l’on établit une telle zone, il faut le faire d’entente avec les forces kurdes.

Comprenez-vous le souci turc que les Kurdes de Syrie aspirent à leur propre Etat?
Les Kurdes syriens ne veulent pas d’un démembrement de la Syrie mais ils souhaiteraient plus d’autonomie afin de pouvoir vivre à leur convenance. La Turquie ne devrait pas avoir peur de cela. Pourquoi une telle structure à la frontière devrait-elle constituer un danger pour la Turquie? Ankara devrait être sacrément intéressé à entretenir de bonnes relations avec ces Kurdes-là. L’EI à la frontière turque est un danger autrement plus sérieux. ■

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy


Selahattin Demirtas

A 42 ans, le coprésident du HDP est le grand vainqueur des élections législatives du 7 juin en Turquie. C’est en grande partie sa personnalité charismatique qui a permis au HDP d’être, avec 13% des voix, le premier parti kurde à accéder au Parlement turc et de priver ainsi le parti islamo-conservateur AKP, au pouvoir depuis treize ans, de sa majorité absolue. Coalition de multiples partis et mouvements, le HDP reconnaît comme légitime tout groupe ou individu, quelles que soient «sa langue, sa religion, sa couleur, sa race ou sa différence sexuelle». C’est ainsi qu’il a pu ratisser très au-delà de la seule population kurde.

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Umit Bektas / REUTERS
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