Rencontre. En deux ans à peine, Yusnaby Pérez, un jeune blogueur-journaliste qui vit à La Havane, est devenu l’opposant au régime communiste le plus en vue sur
le web, où il enregistre chaque mois des millions de visites.
Il a incontestablement une belle petite gueule. De celles que s’arrachent les fabricants de dentifrice ou les centrales laitières. Il respire le propre et l’optimisme en 4 par 3. Les Yankees de Mad Men, la série culte américaine située au mitan des années 50 et 60, en auraient fait une icône de la pub pour le marché caribéen. Visage intemporel d’éternel futur, Yusnaby Pérez est Cubain. Il a 26 ans et est en train de se faire un nom gros comme ça sur la scène médiatique et politique. Sa particularité: opposant au régime castriste. Sa force: Yusnaby Post, média en ligne. Sa foi: libéral, adepte du libre marché. Son potentiel: insoupçonné.
Le 14 août, jour de réouverture en grande pompe de l’ambassade des Etats-Unis à La Havane, fermée depuis la révolution de 1959 et dont la Suisse avait jusqu’ici la garde des clés, il essaiera de se frayer un chemin dans le sillage de John Kerry, le chef de la diplomatie américaine, premier occupant de ce poste à se rendre sur l’île depuis cinquante-six ans. «Je n’ai pas été invité à la cérémonie», précise le jeune journaliste, qui habite la capitale. La notoriété qu’il a acquise au-delà des frontières maritimes cubaines le protège, reconnaît-il. Les statistiques de ses différentes activités en ligne sont dissuasives: 2 millions de visiteurs mensuels pour Yusnaby Post, 329 000 followers sur Twitter, 120 000 «amis» Facebook et 100 000 abonnés à son compte Instagram… too big to be jailed.
Yusnaby Pérez sait qu’il est «une sorte de caution démocratique». Il ne craint pas d’être arrêté et incarcéré, «contrairement à ceux qui manifestent tous les dimanches à La Havane pour les droits de l’homme, explique-t-il, et sont ensuite retenus au poste durant quelques heures, de manière à les intimider». Leurs revendications et les siennes sont celles de démocrates: la fin du régime de parti unique (communiste), la liberté de parole, l’organisation d’élections libres. Il y aurait encore, à Cuba, une centaine de prisonniers politiques.
Si Yusnaby n’était qu’un «agent» du capitalisme – qui petit à petit à Cuba fait son nid –, sa personne présenterait un intérêt relatif. Or, il incarne davantage que de futures parts de marché. Sa «démarche citoyenne» s’inscrit dans le grand mouvement mondial des blogueurs aspirant à la liberté pour eux-mêmes et leurs pays respectifs. Ce qui a marginalement réussi en Tunisie et échoué en Egypte est peut-être en train d’être couronné de succès à Cuba, se dit-on, pour rester dans le moule magique du web power.
En 2013, six ans après la pionnière du Net libre à Cuba Yoani Sánchez et son site Generación Y, il ouvre un blog semi-clandestin, tourné vers l’étranger et vu d’un tout petit nombre de Cubains. L’accès à l’internet est à l’époque prohibé, mais le pouvoir dont a hérité Raúl Castro, frère cadet du Líder Máximo Fidel, atteint dans sa santé, n’ignore bien sûr rien de ces menées potentiellement subversives et pour l’heure tolérées.
Fin 2014, Yusnaby Pérez et d’autres blogueurs cubains se rendent à Genève à l’invitation d’une organisation internationale. Nous les rencontrons à cette occasion, lui et ses camarades, qui ont obtenu des visas auprès d’une ambassade occidentale à La Havane. Beaucoup de leurs revendications et préoccupations portent sur les droits LGBT (lesbiennes, gays, bis, transgenres), le régime castriste ayant habilement à ce propos viré sa cuti: il est devenu gay friendly après avoir longtemps maltraité les homosexuels. Yusnaby, lui, embrasse toutes les problématiques sociales de Cuba, publiant de nombreuses photos d’une île décatie et néanmoins belle, allant à la rencontre des gens, exposant leur situation et leurs souffrances, s’intéressant au sort des balseros, les Cubains qui fuient l’île sur des embarcations de fortune direction la Floride. Bref, il fait du reportage, forcément engagé.
«Yusnaby post»
Depuis l’an dernier, il est monté en gamme comme en grade, gagnant sa vie grâce aux revenus publicitaires générés par ses activités numériques. Il a créé Yusnaby Post et intervient depuis Cuba quatre fois par semaine sur la principale chaîne hispanophone des Etats-Unis, Univision. «Je leur fais des sujets, par exemple où changer de l’argent, où trouver de la nourriture, sur les choses qui sont en train de changer», énumère-t-il. Car, évolution majeure depuis sa venue à Genève, Cuba et les Etats-Unis se sont rapprochés diplomatiquement, et le Congrès américain commence à lever les restrictions qui frappent l’île depuis près de six décennies.
Les affaires de Yusnaby Pérez marchent plutôt bien, à tel point qu’«une personne travaille pour [lui]». Il est marié à une Espagnole, employée par une agence de l’ONU présente à La Havane. Tous deux habitent chez les parents du jeune homme, des architectes. «Ma mère exerce encore son métier et reçoit parfois la visite d’officiels du régime lui demandant de calmer mes activités d’opposant, raconte-t-il. Mon père, lui, préfère vendre des peluches, ça rapporte plus.» Son grand-père paternel, ingénieur, constructeur de ponts, était un proche du révolutionnaire Che Guevara. Cela l’a desservi. «Fidel Castro et le Che ayant des divergences, mon grand-père n’a pas pu entrer au Parti communiste, rapporte Yusnaby avec un détachement teinté d’ironie. La propagande, elle, continue de plus belle, avec Guevara, Castro, hier Chávez, aujourd’hui Maduro, comme figures héroïques. Castro est leur dieu.»
Le Venezuela de Nicolás Maduro est l’autre cible de l’opposant cubain de 26 ans. «Parce que, justifie-t-il, il y a la censure et la répression.» Il ne manque jamais une occasion de qualifier le dirigeant vénézuélien de «président bolivarien», un leurre progressiste qui, pour ce libéral assumé, n’apporte que du malheur. Au jeu des comparaisons, le Venezuela a à son actif des élections libres, contrairement à Cuba, observe-t-il, mais, point négatif, la violence y est endémique, alors qu’elle est pour ainsi dire absente de l’île castriste.
Les atouts de celle-ci – son secteur performant de la santé, ses traitements anti-VIH gratuits, son niveau d’éducation, sa sécurité dans les rues – ne convaincront pas Yusnaby Pérez qu’un statu quo amélioré vaut mieux qu’une pleine ouverture politique et économique du pays. Il chasse les visions catastrophistes de son esprit et n’imagine pas que Cuba puisse connaître le sort peu enviable de la masse russe sitôt après la chute de l’URSS. Craintes de petits-bourgeois européens, raille-t-il presque.
En attendant l’argent étranger
«Certes, admet-il, ce serait un peu le bordel si le régime venait à disparaître, et on ne peut exclure une révolution à la mort de Fidel Castro.» Quoi qu’il en soit, c’est oublier que le voisin américain, où vivent près de 2 millions de Cubains exilés, aura probablement, d’ici là, réoccupé le terrain, sinon idéologique, du moins économique.
Notre dissident 2.0 ne pense pas que Castro (Raúl) tombera de sitôt. Le parti unique, qui exerce son contrôle sur la population, est selon lui bien en place. Certes, l’accès à l’internet n’est théoriquement plus impossible. «La Havane abrite trois ou quatre endroits où se connecter, indique-t-il, mais il en coûte 2 dollars de l’heure. C’est très cher quand on sait que des Cubains ne gagnent pas plus de 9 dollars par mois.» Le Cuba d’avant la révolution, celui de Batista, n’était évidemment pas le pays idéal, mais «il avait le niveau de vie de la Belgique», défend-il, un brin provoc.
Le train-train cubain continue donc, attendant les investissements étrangers, notamment américains, rendus possibles par l’amorce d’une perestroïka. Ceux de la diaspora envoient toujours des centaines de millions de dollars, essentiels à la marche de l’économie réelle. La venue du pape François est annoncée pour septembre. Les visiteurs affluent.
Yusnaby Pérez travaille déjà à son nouveau projet, un livre pour raconter l’effervescence de ce Cuba en pleine mutation. ■