Enquête. Au Mexique, une nouvelle génération de trafiquants affiche son impunité sur les réseaux sociaux. Vingt-cinq ans après Pablo Escobar et sa Rolex en or, les montres suisses restent un des symboles de richesse les plus prisés des narcos.
Aliaume Leroy et François Pilet
Le tueur à bord du vol KLM 686 Mexico-Amsterdamétait un beau jeune homme de 33 ans. Son passeport au nom de Norberto Sicairos García était un faux d’excellente facture qui l’avait déjà accompagné en France, en Egypte et à Dubai. Ses cartes de crédit Visa et Mastercard y flambaient sans limites dans les hôtels de luxe, les boutiques de mode et les joailleries où il aimait s’offrir de belles montres suisses, si possible couvertes de diamants.
Si le pseudonyme de Sicairos García ne disait rien à personne, sur Twitter et Instagram des dizaines de milliers de fans connaissaient cet homme sous le nom d’El Chino Antrax, célèbre tueur à gages et chef du clan Los Antrax, affilié au sanguinaire cartel mexicain de Sinaloa.
El Chino a compris son erreur, ce 30 décembre 2013, lorsque le regard sombre d’un douanier néerlandais s’est porté sur lui. Informée de son arrivée imminente, l’agence antidrogue américaine l’avait placé sur liste rouge Interpol. Les enquêteurs n’ont pas révélé comment ils avaient fait le lien entre El Chino et l’identité de son faux passeport. Seule certitude, les agents le suivaient depuis des mois grâce aux traces qu’il laissait sur les réseaux sociaux.
Les autorités n’ont pas dit non plus si, au moment de lui passer les menottes, El Chino a dû retirer sa montre Hublot édition limitée King Power Miami à 435 000 euros, qu’il aimait tant arborer sur Instagram avec ses voitures de luxe, ses liasses de narcodollars, ses chicas en bikini et sa kalachnikov plaquée or. Aujourd’hui, El Chino Antrax passe ses jours dans un décor moins glamour, à l’isolement dans le pénitencier de haute sécurité de San Diego, aux Etats-Unis, où il a été extradé illico après son arrestation à Amsterdam.
Nouvelle génération
El Chino Antrax, de son vrai nom José Rodrigo Aréchiga Gamboa, est emblématique d’une nouvelle génération de trafiquants mexicains qui utilisent les réseaux sociaux pour cultiver leur popularité. Les photos qu’ils partagent chaque jour avec leurs centaines de milliers de fans, à la manière des stars de la musique ou du sport, mettent en scène une vie d’aventure, de violence et de luxe facile. Ces images sont surtout l’expression de l’impunité dont jouissent les puissants cartels mexicains dans un pays où la corruption a contaminé l’ensemble de l’Etat.
Le 11 juillet dernier, l’homme que les autorités américaines avaient désigné comme le plus puissant trafiquant de drogue du monde, Joaquín «El Chapo» Guzmán, s’est évadé de la prison de haute sécurité où les autorités mexicaines le retenaient depuis un peu plus d’un an. Cette évasion à moto par un tunnel ventilé de près de 2 kilomètres n’a convaincu personne. Le scénario à la Steve McQueen n’aurait été qu’une mise en scène médiatique servant d’excuse au gouvernement mexicain, qui a une nouvelle fois plié face à la toute-puissance du cartel de Sinaloa.
Décrit par Roberto Saviano comme le Steve Jobs de la drogue, El Chapo est un homme d’une autre époque. Agé d’une soixantaine d’années, on ne connaît ni sa date de naissance exacte ni le nombre de ses femmes et de ses enfants. Les photos de lui sont rares. Né dans une famille pauvre de la région de Sinaloa, au nord-ouest du Mexique, Joaquín Guzmán a survécu à toutes les luttes contre les cartels colombiens, que les Mexicains ont supplanté dans les années 90, et s’est hissé en trente ans à la tête du cartel de Sinaloa, en lutte mortelle contre celui des Zetas pour le contrôle de l’approvisionnement des grandes villes américaines. Une guerre qui a fait 120 000 morts et 30 000 disparus au Mexique entre 2006 et 2013, et les violences ont encore empiré depuis lors.
Les horlogers s’adaptent
El Chapo serait aujourd’hui en sécurité dans son fief imprenable de Culiacán, capitale de l’Etat de Sinaloa. Si le patriarche reste aujourd’hui la figure tutélaire incontestée du cartel, ses deux fils aînés ont gagné en influence dans le réseau ces dernières années. De la même génération qu’El Chino Antrax qui servait le clan de leur père, Iván «El Chapito», 32 ans, et Alfredo «El Gordo», 29 ans, se pavanent sur Facebook, Twitter et Instagram. Recherchés tous les deux par les autorités américaines, théoriquement en fuite mais bien libres, les deux frères se mettent en scène comme les enfants d’une narco-jetset déjantée, avide de Lamborghini, de Ferrari, de musique rap et de mocassins Louboutin.
Les horlogers suisses ont su évoluer pour s’adapter aux goûts de cette clientèle. Presque un quart de siècle après Pablo Escobar et sa Rolex en or, vendue aux enchères après sa mort en 1993, les profils Facebook et Instagram d’Iván et Alfredo Guzmán prouvent que, en 2015, les montres suisses figurent toujours parmi les symboles de richesse les plus prisés des narcotrafiquants. Une analyse plus poussée permet même d’identifier les marques les plus appréciées au sein des cartels. De loin en tête arrive la marque Hublot, à Nyon (VD), suivie par Richard Mille, aux Breuleux (JU), et Audemars Piguet, au Brassus (VD).
En juin 2014, Iván Guzmán posait avec quatre tourbillons Richard Mille, dont un RM 59-01 en édition limitée à 650 000 euros et trois autres plus communs, entre 100 000 et 150 000 euros. Son commentaire sous cette poignée de tocantes helvétiques à un million d’euros? «Je ne sais pas laquelle mettre.» Plus surprenant, Iván Guzmán pose aussi avec une Urwerk UR-210 à 150 000 euros. Cette petite marque genevoise fondée en 1995 par les frères Felix et Thomas Baumgartner est considérée comme réservée aux connaisseurs. Présentes sur les profils d’Alfredo Guzmán comme sur ceux d’El Chino Antrax, les Audemars Piguet Royal Oak apparaissent aussi comme un standard des trafiquants.
Outre sa modeste Romain Jerome Titanic Red à 35 000 francs, El Chino Antrax montrait un attachement particulier à sa Hublot King Power Miami, un modèle unique modifié sur la base d’une série limitée à dix exemplaires (435 000 euros). Cette édition spéciale avait été présentée lors d’une fête très chic à l’hôtel W South Beach fin 2012, un an avant l’arrestation du narco. «Hublot aime Miami, Miami aime Hublot!» avait alors lancé le CEO de la marque suisse, Ricardo Guadalupe.
Hublot aime aussi le Mexique, passionnément. La marque y compte 34 revendeurs agréés et deux boutiques en nom propre. C’est plus qu’en Grande-Bretagne (29) et deux fois plus qu’en Chine (14).
Interrompu lors d’une croisière en voilier sur la Méditerranée, le CEO de TAG Heuer et actionnaire de Hublot Jean-Claude Biver ne se montre pas surpris du succès de sa marque chez les narcos mexicains. «Nous avons un profil jeune et disruptif», explique-t-il, qui s’accorde bien aux goûts d’un public «latin et exubérant». Et bien entendu fortuné. «Si vous préférez les Lamborghini aux Bentley, le rap à la musique classique, alors nos montres vous plairont aussi.» Pourtant, une Hublot au poignet du tueur El Chino: est-ce vraiment une bonne pub? «C’est une bonne pub pour ceux qui vont sur ces sites et qui les apprécient, lâche Jean-Claude Biver. Les autres ne les verront pas.» Le patron de TAG Heuer finit par montrer une pointe d’embarras: «Je n’avais jamais entendu parler de ces profils. Nos équipes vont les regarder en détail. Nous serons peut-être un peu plus vigilants.»
Marion Baudino, responsable de la communication d’Urwerk, pose un regard psychologisant sur le profil Twitter du narco Iván Guzmán: «Ici, il montre un pan de sa personnalité. Il cherche à se définir auprès de ses followers. Arborer une Urwerk est sans doute pour lui un argument de crédibilisation. Cette image aura peut-être une conséquence sur son profil, mais elle n’en a que peu sur l’image de notre marque.» Richard Mille, Romain Jerome et Audemars Piguet n’ont pas répondu à nos questions.