Eclairage.L’île et les Etats-Unis normalisent leurs relations. Beaucoup de groupes étrangers veulent investir mais Raúl Castro, le chef de l’Etat, est contraint de calmer les enthousiasmes. Les Américains attendront.
Thomas Fischermann
Le 20 juillet, Cuba et les Etats-Unis ont officiellement renoué leurs relations, interrompues depuis 1961. Ce qui ne devrait pas être synonyme d’essor économique immédiat même si, depuis le début de l’année, des hommes d’affaires américains en quête de perspectives mêlés à des touristes déferlent sur l’île. Inaugurée le 14 août prochain en présence de John Kerry et de son homologue suisse Didier Burkhalter, l’ambassade américaine ne fera que très lentement le plein de diplomates. Et le président cubain Raúl Castro précise qu’on ne pourra parler de relations normales que lorsque Washington aura levé son embargo économique mis en place il y a cinquante-trois ans.
Que se passera-t-il quand l’île de 11 millions d’habitants aux comptes chroniquement déficitaires et à l’infrastructure déficiente s’ouvrira à un géant de 320 millions d’habitants, dont chacun gagne en moyenne sept fois plus que son voisin cubain? A vrai dire, un tel scénario ne devrait pas se produire: pas de retour à Cuba, casino et bordel de l’Amérique, aux mains des mafieux états-uniens, comme au temps du dictateur Batista; pas d’ouverture économique débridée aux investisseurs américains.
Raúl Castro, 84 ans, entend mettre en œuvre très prudemment les réformes économiques lancées par son grand frère Fidel en 2006. Il disait en 2008 déjà que le socialisme n’est pas synonyme d’égalité, «mais signifie que tous ont les mêmes droits et les mêmes chances». L’Etat s’est retiré de pas mal de secteurs économiques et ses entreprises ne garantissent plus un emploi pour tous: des centaines de milliers d’employés ont été licenciés parce que le gouvernement ne pouvait plus payer leurs salaires. Mais on est loin de l’économie de marché: de grandes entreprises étatiques ont été placées sous le contrôle strict de l’armée.
Se rapprocher lentement
Les réformes économiques se sont toujours apparentées, pour Raúl Castro, à un exercice de corde raide: d’une part il est conscient de l’inefficacité et des lacunes du système actuel, d’autre part il refuse de trop relâcher le contrôle de l’appareil du parti et de l’armée sur l’économie et la société, car il redoute que les conquêtes de la révolution – éducation et formation pour tous, santé publique – n’y perdent leur substance. Du coup, il s’oriente sur des modèles tels que la Chine et le Vietnam. Un paradoxe que l’on lit dans l’organe du parti Granma: un jour le journal donne des conseils que l’on verrait aussi bien dans un magazine d’entrepreneurs, le lendemain il se fait l’écho de plaintes sur les excès du timide capitalisme cubain, sur le travail des enfants dans les bistrots, sur le clivage du pays entre serviteurs de l’Etat (pauvres) et chauffeurs de taxi ou pizzaïolos (riches).
Pour ne pas effrayer ses adversaires au sein du parti, Raúl ne peut hâter l’ouverture diplomatique et économique vers les Etats-Unis. Un rapprochement trop rapide entre les deux pays aurait pour seul effet de freiner le rythme de ses réformes. Pour l’heure, celles-ci s’adressent presque uniquement à de micro-entreprises de services: coiffeurs, mécanos, pâtissiers et restaurateurs.
Pour le reste, les Cubains font la fine bouche. En dépit de leurs infrastructures désuètes, ils peuvent se permettre de dicter leurs conditions et entendent choisir leurs grands investisseurs et partenaires: les entreprises d’Etat chinoises se bousculent, le Brésil et le Mexique sont à l’affût. Et même le Venezuela, qui troque son pétrole, à hauteur de 100 000 dollars par jour, contre des médecins cubains remarquablement formés. La Russie est manifestement intéressée: il y a peu, elle a annulé de vieilles dettes cubaines. Et le Canada se presse au portillon, à l’égal de pays européens comme l’Espagne.
Les Américains, eux, formeront le gros des bataillons de touristes et le 1,8 million d’exilés aux Etats-Unis verseront tant et plus leurs remesas mensuelles (près de 5 milliards de dollars en 2012) à leur parenté restée au pays. ■
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy