Interview. Le poète grec Thanassis Hatzopoulos porte un regard très critique sur son pays, où «la division de la société est si forte qu’elle évoque une guerre civile». Cet écrivain, psychanalyste et francophile sera l’un des invités du prochain Livre sur les quais à Morges.
Propos recueillis par Michel Danzer
Dans une Grèce paralysée, déchirée par la politique menée par son premier ministre Alexis Tsipras, «la division de la société est si forte aujourd’hui qu’elle évoque une guerre civile», analyse Thanassis Hatzopoulos. Le poète hellène parle alors d’un pays qui «est allé au-delà du pire» avec des mots durs, puis réconfortants quand il décrit le chemin par lequel les Grecs peuvent sortir de ces cinq dernières années de crise «en s’appuyant sur leurs propres forces, au lieu de les retourner contre eux-mêmes».
Rencontre épistolaire avec l’écrivain, psychanalyste et francophile avant sa venue à Morges pour la prochaine édition du Livre sur les quais qui, du 4 au 6 septembre, mettra la Grèce à l’honneur.
Comment vivez-vous la crise qui secoue actuellement votre pays?
Nous comprenons depuis six mois ce que signifie un pays qui s’écroule, privé de matières premières et de médicaments, où toute activité se retrouve paralysée. Les événements de juin dernier (l’annonce du référendum par Alexis Tsipras sur le plan d’aide à la Grèce, qui a déclenché la rupture des négociations entre Athènes et ses créanciers puis la fermeture des banques du pays, ndlr) nous ont conduits au bord du gouffre, tel un suicidaire qui recule heureusement au dernier instant. Durant les cinq années précédentes, nous nous étions déjà familiarisés avec le pire, mais c’est allé au-delà. L’éducation et la santé ont été les premiers domaines touchés. Les répercussions de ce dernier acte de la crise seront visibles à l’automne.
Quel rôle le poète peut-il tenir en temps de crise?
La poésie, et avec elle le poète, cherche à donner une mesure aux temps démesurés. Mais le poète doit aussi se tenir aux frontières, là où l’action questionne la parole et la parole l’action. Les crises débutent souvent par un grand écart entre la parole et l’action. La corruption et le totalitarisme se réfugient là où la parole perd sa valeur et sa pesanteur en se séparant de la chair, de l’action. Je ne sais pas si, en dehors de cette place aux frontières de la langue et de l’action, le poète a quelque rôle exceptionnel. Il doit se tenir debout sans perdre ni son espoir ni ses qualités humaines. Ne pas se replier dans le cynisme.
Votre génération, qui a eu la chance d’émerger après la dictature des colonels, a été assimilée à une poésie introspective et apolitique. Cette crise aura-t-elle des consé-quences sur l’orientation de la poésie et de la littérature grecques?
Je ne crois pas que la poésie de ma génération soit apolitique. Quand toute une société, ou presque, tourne autour du lifestyle, l’introspection devient un acte totalement politique. Quand tout se réfère à la surface, à une sorte de prospérité matérielle, le fait de chercher aux profondeurs et d’écrire de la poésie est un acte de résistance contre le conformisme et l’hypnose sociale – je vous décris ici la société grecque des derniers trente ans et peut-être plus. Sans doute est-il plus facile, en temps de crise, d’être politique d’une façon plus déclarée. Mais, pour moi, le pari consiste à rester citoyen, au sens grec de politis, c’est-à-dire un «être politique». La politique, dans ses aspects sociaux, reste pour moi un enjeu, même si j’écris au sujet de choses apparemment hors de son champ.
Les milieux artistiques soutiennent-ils Syriza et Tsipras?
Certains appuient Tspiras et son parti, d’autres s’opposent à eux. A tel point que la division de la société évoque une guerre civile. L’important est que le chef d’un pays – et d’un pays qui a vraiment les ressources pour être riche – ait une vision pour son peuple et son territoire, à plus forte raison si le pays en question a l’histoire de la Grèce et des sites comme les siens. Le problème est le suivant: comment guider un peuple accoutumé aux facilités sans céder à une rhétorique qui lui ressemble? Tous nos hommes politiques ont jusqu’ici suivi cette voie. Espérons que Tsipras saura se différencier, chose qui n’est pas évidente pour le moment.
Quelles réflexions suscitent en vous le référendum du 5 juillet et la négation de cet acte démocratique, quelques jours plus tard, par l’imposition de nouvelles mesures d’austérité?
L’écart entre la parole et la pratique. Pendant plus de trente ans, la scène politique grecque a été façonnée par ce double bind: cette langue à double face, qui dit en même temps des choses contradictoires. Elle n’est pas vivable, n’œuvre pas pour la vie et conduit souvent ceux qui la pratiquent à l’autodestruction. Les hommes politiques grecs ont presque toujours fait le contraire de ce qu’ils avaient dit. Se demandent-ils si, à la fin de tout cela, il restera un pays à gouverner?
Dans les pages de votre recueil intitulé «Cellule», vous brossiez une suite de six poèmes, chacun lié à une date clé de l’histoire tourmentée de la Grèce moderne. Le cycle s’achevait en 1974, à la fin de la dictature. La tragédie est-elle une fatalité en Grèce ?
Nous autres Grecs avons peut-être un penchant pour la tragédie. Dans les tragédies, on appelle hybris la démesure et, dans notre cas, elle est liée à la violente urbanisation qui affecta le pays après les années 80. Ces cinq dernières années de crise incarnent la nemesis, la rétribution divine. Les Européens ne sont nullement innocents dans cette affaire, mais la Grèce doit trouver le chemin personnel de son développement dans le cadre de l’Europe. Parce que, sans les Européens, l’Etat grec moderne n’aurait pas existé. Mais, cette fois, les Grecs doivent trouver une solution en s’appuyant sur leurs propres forces, au lieu de les retourner contre eux-mêmes comme lors d’une guerre civile.
Les Nobel de littérature Séféris et Elýtis ont été grandement influencés par leurs années en France et par la poésie française. Comment s’explique cette histoire d’amour entre les lettres grecques et françaises, qui se poursuit d’ailleurs à travers vous?
La France a fait partie des trois grandes puissances qui, au XIXe siècle, ont participé aux combats pour la constitution de l’Etat grec moderne. Les deux autres ont été l’Angleterre et la Russie. De tous les Européens, je crois que les Français perçoivent l’âme grecque d’une façon critique et juste, et gardent avec nous une distance adéquate. Ils ont un amour de la liberté plus rationnel que le nôtre. Avec les Allemands, par exemple, nous partageons des idéaux qui nous mettent souvent les uns contre les autres, nous partageons des choses irrationnelles. En plus, dans le rythme des deux langues, grecque et française, il y a quelque chose de commun. Je me retrouve la plupart du temps chez moi dans la littérature française. Ce n’est pas tellement une question de tempérament, mais plutôt de température.
Vous avez traduit en grec une de nos gloires nationales, le Vaudois Philippe Jaccottet. En quoi sa poésie vous touche-t-elle et comment est-elle accueillie en Grèce?
J’étais très jeune quand j’ai rencontré, par hasard, la poésie de Philippe Jaccottet. C’est en le lisant que l’idée de traduire ses livres s’est imposée à moi. Son approche de la nature, sa simplicité éloignée de toute éloquence touchent à l’essentiel – et cette recherche me préoccupe aujourd’hui encore. Le vécu qu’il nous transmet à travers ses poèmes est de la vie pure condensée en mots. Je ne demande pas d’avantage. La première édition de la traduction d’Airs a été rapidement épuisée en 1988. Après presque une vingtaine d’années, j’ai ajouté les trois recueils: L’effraie, L’ignorant et Leçons. L’ensemble a été très estimé par les lecteurs et la critique.
L’auteur
Thanassis Hatzopoulos
Né en 1961 à Aliveri, sur l’île d’Eubée, il réside aujourd’hui à Athènes. Psychiatre pour enfants et adolescents, il a traduit en grec Cioran, René Char, Pierre Jean Jouve ou Claudel.
De nos propres corps marque, en 1986, ses débuts en poésie. En 2013, il a reçu le prix de Poésie de l’Académie d’Athènes et, en France, le prix Max Jacob pour son recueil Cellule.