Enquête. Symbole d’une transition libérale réussie, la République tchèque tombe doucement sous le contrôle d’une poignée de milliardaires. Leur point commun? Des liens étroits avec la Suisse, romande en particulier. Dans leur pays, ces nouveaux oligarques utilisent leurs fortunes pour racheter des journaux et asseoir leur pouvoir.
François Pilet de retour de Prague
Imaginez un instant. A la tête d’un puissant conglomérat agricole et industriel, l’homme d’affaires alémanique Adenoïd Blofeld fonde un petit parti populiste. Le mouvement ratisse large et propulse rapidement le milliardaire au Conseil national, où il répète son mantra: «Je ne suis pas un politicien, et je vais faire le ménage à Berne!» Puis un jour tombe la nouvelle: Adenoïd Blofeld rachète d’un coup L’Hebdo, Le Temps et la Neue Zürcher Zeitung. Cet investissement «à titre personnel» d’un homme «passionné par les médias» fait parler dans tout le pays.
Quelques mois plus tard, Adenoïd Blofeld est élu au Conseil fédéral, où il reprend le Département de l’économie des mains de son ami Johann Schneider-Ammann. Le ministre et propriétaire de Blofeld Group lance alors une vaste réforme de la fiscalité des holdings.
Science-fiction? Vous pensez peut-être qu’un tel scénario à l’italienne, mêlant conflits d’intérêts économiques, politiques et médiatiques, ne serait jamais toléré dans une sage démocratie du nord de l’Europe? A Prague, le journaliste Jiri Sticky le pensait aussi. C’est pourtant ce qui est arrivé dans son pays, la République tchèque.
En 2013, le milliardaire Andrej Babis, propriétaire du conglomérat industriel Agrofert, a racheté le groupe de presse MAFRA, qui édite notamment les deux grands quotidiens tchèques de qualité: Mlada Fronta Dnes et Lidove Noviny. Deux ans avant ce rachat, le milliardaire avait créé son propre parti politique, baptisé l’Action des citoyens mécontents (ANO). Le mouvement, qui récolte aujourd’hui 20% des voix, est le second parti au Parlement. Andrej Babis, surnommé «Babisconi», a été élu au poste de ministre des Finances en janvier 2014. Il est aujourd’hui vice-premier ministre.
«Si vous m’aviez dit en 2012 qu’Andrej Babis rachèterait un jour Mlada Fronta Dnes et deviendrait ministre des Finances, je vous aurais ri au nez, raconte Jiri Sticky, qui a travaillé pendant quinze ans pour le quotidien comme journaliste et chef de la rubrique économique. C’était inimaginable.»
Point commun: la Suisse
La République tchèque, un des pays les plus stables et prospères de l’ex-bloc soviétique, vit depuis quelques années un étrange retour en arrière. Vingt ans après une transition difficile mais réussie vers l’économie de marché, les richesses du pays se concentrent dans les mains d’un petit groupe d’hommes d’affaires toujours plus puissants et fortunés. L’influence de ces milliardaires s’étend progressivement de l’économie à la politique, en passant par la case traditionnelle des coups de force lents et subtils: les médias.
Ces nouveaux oligarques ont plusieurs points en commun: outre leur intérêt récent pour la presse, leurs fortunes sont toutes plus ou moins directement liées aux grandes privatisations du début des années 90. Plusieurs d’entre eux ont eu la chance de traverser le rideau de fer pour suivre des études à l’étranger, à une époque où ce genre de faveurs n’était accordé qu’à condition d’allégeance à la cause communiste et à ses gardiens, les services secrets. Si les privatisations sont souvent à l’origine de leurs formidables fortunes, ils réinvestissent aujourd’hui ces profits dans d’autres secteurs.
Autre point commun de leurs parcours: la Suisse. Romande en particulier. «On pourrait écrire un livre sur les relations des oligarques tchèques et la Suisse», soupire Jiri Sticky dans la tasse de son café Starbucks. Il compte les milliardaires sur ses doigts. Il y a Zdenek Bakala, établi à Nyon (VD). Formé aux Etats-Unis, ex-analyste de Credit Suisse, il a racheté des mines de charbon et s’est diversifié dans les médias dès 2008 avec le rachat de l’éditeur Economia et du magazine Respekt. Pavel Tykac, 51 ans, s’est considérablement enrichi dans les privatisations troubles des années 90 et a investi ses profits dans les mines MUS. C’était avant que le Ministère public ne gèle l’opération et bloque pour 28 millions de ses lingots d’or abrités en Suisse. Vient ensuite Radovan Vitek, 44 ans, étoile montante de l’oligarchie tchèque, forfaitaire fiscal en Valais, qui possède 52% des remontées mécaniques de Crans-Montana.
Une presse «castrée»
Et, bien sûr, il y a Andrej Babis, ministre des Finances, deuxième fortune du pays et magnat des médias. Fils d’un diplomate tchécoslovaque en poste au GATT et à l’ONU, né à Bratislava, Andrej Babis a passé une partie de sa jeunesse à Genève. Il parle parfaitement le français. Il est envoyé au Maroc en 1985 comme représentant de la société nationale tchécoslovaque Petrimex et rentre en 1993 pour fonder le groupe Agrofert, aujourd’hui devenu la première entreprise du pays. L’origine des fonds qui ont permis cette extraordinaire expansion reste mystérieuse. Une obscure société zougoise, Ost Finanz und Investment (OFI), avait investi dans Agrofert en 1994, permettant à Andrej Babis de prendre le contrôle de pans entiers de Petrimex et d’autres sociétés d’Etat. Selon Andrej Babis, cet argent aurait été avancé par «d’anciens camarades d’école en Suisse».
Pour ses détracteurs, l’histoire ne fait pas un pli: le jeune Andrej Babis aurait été le meilleur pari des anciens services de sécurité communistes, qui auraient utilisé les fonds occultes du régime cachés en Suisse pour s’approprier les grandes sociétés d’Etat lors des privatisations. En 2013, un organisme public slovaque chargé de faire la lumière sur les années d’oppression du régime communiste, l’Institut national de la mémoire, a tenté d’accéder aux archives des services secrets concernant Andrej Babis et son père. Sans succès. Le milliardaire, qui nie tout lien avec les services secrets, a porté plainte contre l’institut. La saga a fait la une des journaux tchèques, puis l’affaire s’est tassée. Et dorénavant, les rédactions réfléchiront à deux fois avant d’y consacrer de nouveau des articles.
la «Normalisation libérale»
Jiri Sticky se souvient comme si c’était hier du jour où le patron d’Agrofert a racheté son journal. Le journaliste fait le récit d’une prise de contrôle qui a fini par «castrer» toute la presse de son pays. Ou presque. «La veille, la rubrique politique s’était demandé s’il fallait couvrir la conférence de presse de l’ANO (ndlr: l’Action des citoyens mécontents, fondé par Babis). Le parti était si petit, on s’était dit que ça ne valait pas le coup. Babis n’était pas vraiment pris au sérieux. Personne ne pensait qu’il avait réellement envie de faire de la politique. Comme patron d’Agrofert, il gagnait 1,5 million d’euros par mois, qu’irait-il faire au Parlement?
»Puis la nouvelle est tombée: Andrej Babis rachète le groupe MAFRA. Le lendemain, toute la presse était à la conférence. Les gens ne parlaient que de ça. Certains étaient pour, d’autres contre. Soudain, tout le monde prenait Andrej Babis au sérieux.»
Trois jours plus tard, le nouveau propriétaire se présente devant la rédaction au complet. «Il a dit qu’il n’interviendrait pas dans l’éditorial, qu’il était là comme n’importe quel investisseur, pour faire des profits. On s’est regardés entre nous. Finalement quelqu’un lui a posé la question: s’il veut faire des profits, pourquoi investir dans la presse, qui est de moins en moins rentable? Il n’a pas répondu. Il était clair qu’il ne connaissait rien à notre modèle d’affaires, et qu’il n’avait rien à dire sur les changements profonds qui touchent notre industrie. Andrej Babis a juste répété qu’il ne changerait pas la direction, puis il est parti. C’est là que la «normalisation» a commencé.»
La «normalisation» était le nom donné à la reprise en main du pouvoir communiste après le Printemps de Prague, en 1969. Le nouveau secrétaire général du Parti envoyé par Moscou, Gustav Husak, avait alors promis qu’il ne «changerait pas tout d’un coup». La purge fut longue et douloureuse.
«Comme Husak, Andrej Babis n’a pas tout changé d’un coup», se souvient Jiri Sticky. Les changements sont arrivés lentement, et surtout là où le journaliste ne les attendait pas. En premier, Jiri Sticky et ses collègues ont perdu leur crédibilité. «Du jour au lendemain, nous n’étions plus perçus que sous le prisme Babis. Quand je montrais ma carte de visite, on me demandait: «Alors, comme ça, vous êtes une pute de Babis?» Mes sources ne voulaient plus me parler. Mlada Fronta Dnes et Lidove Noviny étaient de grands journaux d’investigation. Tout s’est arrêté. Malgré ça, même en travaillant de manière professionnelle et en toute indépendance, les gens interprétaient nos articles. Quoi qu’on écrivît, ils y projetaient l’influence de Babis, dans un sens ou dans un autre.» La méfiance a fait place à l’autocensure. Le magazine Respekt ne cache pas qu’il écrit volontiers sur tout, sauf sur les affaires de son patron établi à Nyon, Zdenek Bakala. On n’y lira donc rien sur le drame des licenciements en masse dans ses mines d’Ostrava. «Finalement, résume Jiri Sticky, c’est cette même désillusion du public envers la justice, la politique, et maintenant envers les médias, qui permet à Babis et à son parti de se rendre populaires.
»L’autre conséquence de cette situation est que l’expression «conflit d’intérêts» ne veut plus rien dire, poursuit le journaliste. Son sens a été dévalué.» Exemple: en tant que ministre des Finances, Andrej Babis négocie des accords commerciaux avec l’Union européenne, qui profitent à ses entreprises. «Connaissez-vous la blague tchèque la plus courte?» demande Jiri Sticky: «Un inspecteur du fisc arrive chez Agrofert.»
Avant de tomber sous le contrôle d’Andrej Babis, le groupe MAFRA appartenait au groupe allemand Rheinische Post. Zdenek Bakala a repris l’éditeur Economia à Handelsblatt, de Düsseldorf. Fin 2013, suivant l’exemple des deux premiers, l’homme d’affaires Daniel Kretinsky a racheté le quotidien de boulevard Blesk à l’Allemand Axel Springer et au suisse Ringier (éditeur de L’Hebdo et du Temps). Désormais, la quasi-totalité de la presse tchèque est détenue par trois oligarques. Tous ont maintenant des plans pour s’étendre dans la télévision et la radio.
Jiri Sticky a fini par démissionner de Mlada Fronta Dnes. Il a rejoint son ancien rédacteur en chef, Robert Casensky, qui a créé un nouveau magazine d’investigation, Reporter. «Les gens comprendront un jour que cette mainmise des oligarques n’est pas compatible avec la démocratie», lance Jiri Sticky.
En attendant, deux titres de la presse tchèque ont échappé à l’appétit des milliardaires: le magazine Tyden, propriété de l’entrepreneur suisse Sebastian Pawlowski, et le quotidien Pravo (la loi). Jiri Sticky savoure l’absurdité de la situation: «Après vingt-cinq ans de libéralisme, un des derniers journaux indépendants n’est autre que l’ancien quotidien communiste qui déclamait les vérités du Parti. C’est Kafka en 2015.»
Le trou praguois de Credit Suisse
L’entrepreneur et syndicaliste Lubos Mekota cachait 76 millions en Suisse. La banque lui avait offert un montage financier complexe. L’affaire a mal fini.
Les Tchèques l’appellent «le trou». C’est un immeuble de luxe à l’architecture étrange – un peu ratée, pour tout dire – à deux pas du centre historique de Prague. Pour Credit Suisse, le problème est que le trou n’est pas seulement architectural. Il est aussi financier.
Le trou a été laissé par un excellent client de la banque suisse. Lubos Mekota, leader syndical et patron d’une entreprise d’excavation minière, était impliqué dans la privatisation frauduleuse des mines MUS, dans les années 90. Plus de 600 millions de francs avaient été bloqués par la justice suisse dans cette affaire. En 2014, six hommes d’affaires tchèques ont été condamnés pour escroquerie, faux dans les titres et blanchiment par le Tribunal pénal fédéral.
Lubos Mekota aurait dû être le septième sur la liste des condamnés. Il n’en a pas eu l’occasion, puisqu’il a lui-même fini dans un trou. L’entrepreneur s’est effondré en pleine partie de golf, en mars 2013, terrassé par une asystolie.
La perte de cet excellent client était une très mauvaise nouvelle pour Credit Suisse. Au moment de sa mort, l’entrepreneur-syndicaliste Lubos Mekota disposait d’un compte garni de 76 millions de dollars auprès de la banque suisse. C’est ce que montrent des documents de la justice tchèque auxquels L’Hebdo a eu accès.
En 2006 et 2007, les autorités s’intéressaient à Lubos Mekota et à son rôle dans la privatisation de MUS. Comme ces enquêtes l’empêchaient de disposer librement de son pactole caché en Suisse, la banque a mis au point un montage sophistiqué pour lui permettre d’investir incognito à Prague. Au lieu d’utiliser directement ses fonds, une société des Seychelles contrôlée par Mekota souscrivait un emprunt auprès de Credit Suisse. Celui-ci était garanti par le compte personnel du syndicaliste. Un crédit de 20 millions de dollars avait ainsi été avancé par la banque suisse à un projet immobilier choisi par Mekota – le fameux trou – mais sans que son nom n’apparaisse côté tchèque. Tout cela a bien fonctionné jusqu’à la mort de Lubos Mekota, Credit Suisse ponctionnant de juteuses commissions.
Aujourd’hui, la banque tente de récupérer ses billes en demandant la mise en faillite de la société qui exploite l’immeuble troué. Ce n’est pas encore fait et, à ce stade, la banque n’a pas encore retrouvé ses 20 millions avancés dans l’affaire.
Presse
Andrej Babis 60 ans
Fortune: 2,5 milliards de dollars.
Propriétaire du groupe Agrofert et du groupe
de presse MAFRA, ministre des Finances.
A grandi et étudié à Genève.
Ministre des Finances de la République tchèque, vice-premier ministre. Fondateur de son propre parti politique, l’Action des citoyens mécontents (ANO). Propriétaire du groupe Agrofert (industrie, biocarburants, agroalimentaire), il a racheté le groupe de presse MAFRA en 2013, qui édite notamment les deux grands quotidiens tchèques de qualité, le Mlada Fronta Dnes et le Lidove Noviny.
Fils d’un diplomate en poste à Genève, Andrej Babis a suivi une partie de sa scolarité en Suisse. Parle français sans accent. Le groupe Agrofert à l’origine de sa fortune a été financé en 1994 par une obscure société zougoise. L’origine de ces fonds n’a jamais été expliquée.
Mines
Zdenek Bakala 54 ans
Fortune: 1 milliard de dollars.
Mines de charbon, médias.
Réside à Nyon.
Zdenek Bakala a eu la chance d’étudier aux Etats-Unis à l’époque du rideau de fer. Il s’est lancé dans la banque chez Drexel Burnham, à New York, puis chez Bank of America et Credit Suisse First Boston. En 1994, il rachète les mines de charbon OKD à Ostrava, en Silésie. OKD, qui emploie 11 000 personnes, est aujourd’hui dans une situation financière désespérée. Zdenek Bakala préfère investir dans les médias. Le milliardaire a d’abord racheté le magazine Respekt, en 2006, puis l’éditeur Economia en 2008, spécialisé dans la presse économique. Il a récemment fait construire une newsroom ultramoderne pour rassembler ses rédactions à Prague. Il réside dans la région de Nyon avec son épouse, Michaela, Miss République tchèque 1991. Leur fondation de bienfaisance, hébergée chez le fiscaliste Xavier Oberson, offre des bourses à des étudiants, notamment à l’Université de Genève.
Tourisme
Radovan Vitek 44 ans
Fortune: 1,8 milliard de dollars.
Immobilier et hôtellerie.
Forfait fiscal en Valais, investisseur
majoritaire dans la station de Crans-Montana.
Radovan Vitek est jeune, discret et très fortuné. Sa société, CPI Property Group, basée au Luxembourg, possède un beau portefeuille d’immeubles commerciaux en République tchèque et en Allemagne. Réputé dur en affaires, il use volontiers d’OPA hostiles: le groupe allemand Oroco en a fait l’expérience. Radovan Vitek a récemment racheté pour 25 millions de dollars le manoir de l’ex-Beatles Ringo Starr pour que ses enfants puissent étudier en Grande-Bretagne. Le milliardaire a investi 40 millions dans la société Crans-Montana - Aminona, qu’il contrôle désormais à 52%.
Mines
Pavel Tykac 51 ans
Fortune: 1 milliard de dollars.
Finance, mines de charbon.
Plus de 28 millions de francs en lingots
d’or bloqués par la justice en Suisse.
En République tchèque, Pavel Tykac est considéré comme une personnalité «controversée». Il doit sa première fortune à une entreprise d’importation d’ordinateurs fondée avec son père à la chute du mur. Il se lance dans la finance et participe à la «privatisation des coupons», qui devait permettre à la population de recevoir des parts des sociétés d’Etat. Le procédé se solde par une série de faillites retentissantes, sur fond de détournements. C’est après ces épisodes que les traces de Pavel Tykac apparaissent en Suisse. En 2006, il rachète les mines de charbon MUS pour 600 millions de dollars. La somme est versée à des intermédiaires en Suisse, mais l’argent est bloqué par le Ministère public, qui considère que la privatisation de MUS était frauduleuse. En 2012, la justice suisse a encore fait bloquer pour 28 millions de francs de lingots d’or appartenant à Pavel Tykac.