Interview.A Locarno, le chef du Département fédéral de l’intérieur a accepté de s’exprimer sur l’UE et la crise grecque, sur la montée des eurosceptiques et sur la nécessité de se montrer solidaire face aux flux de migrants débarquant sur le continent. Une première.
Propos recueillis par Alain Jeannet et Michel Guillaume
A Locarno, Alain Berset évolue désormais en terrain conquis. A l’occasion du Festival du film, le ministre s’est réjoui d’avoir fait passer le message culture au Parlement, qui accorde une aide encore plus marquée aux artistes du pays. Pas de scandale, pas d’incendie à éteindre. Avec L’Hebdo, il a accepté d’aborder des sujets autrement plus explosifs. Pour la première fois, un conseiller fédéral s’exprime sur l’UE et la crise grecque.
Un nombre croissant d’Européens s’inquiètent d’une UE dominée par l’Allemagne, souvent avec des mots très durs. Partagez-vous ces craintes?
Ce qui me frappe, dans le débat européen d’aujourd’hui, c’est la myopie avec laquelle on le mène. On oublie toute perspective à moyen et à long terme. Si vous aviez demandé aux gens, il y a trois ou quatre ans, ce qu’ils pensaient de l’euro, je suis sûr qu’une majorité d’entre eux auraient parié sur une disparition de la monnaie unique à court terme. Cette même myopie caractérise la discussion sur la force de l’Allemagne. Il y a toujours eu au sein de l’UE des pays pesant plus que d’autres. Je crois que l’Allemagne est terriblement consciente de sa responsabilité historique envers le continent. C’est trop facile de réveiller et d’exploiter le sentiment antiallemand.
Pourquoi?
Le XXe siècle a été marqué par le drame de deux guerres mondiales avant qu’on ne décide de changer de perspective avec une idée forte: la construction européenne. Mais celle-ci a été perdue en chemin lorsque la crise financière a éclaté en 2008, qui marque un tournant. Les Etats ont dû sauver leurs banques en s’endettant parfois lourdement pour le faire, puis ils ont dû stabiliser leur propre situation par des mesures à court terme. On ne peut qu’espérer que le débat reparte sur une vision à plus long terme et que le projet européen redevienne ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être: un projet social, humain et économique pour le continent. Et moins technocratique.
Certains ont parlé de «contrat colonial» à propos de l’accord trouvé par l’UE avec la Grèce. Qu’en pensez-vous?
Attention aux formules à l’emporte-pièce liées à l’émotion du moment! Cet accord n’est pas la fin de l’histoire, mais le début. Personnellement, je comprends les pays européens qui réclament quelques réformes en échange de la poursuite de leurs prêts à la Grèce. Prenons le cas de figure de la péréquation financière en Suisse: que diraient des cantons contributeurs comme Genève, Bâle ou Zoug s’ils devaient financer des cantons ayant de la peine à prélever leurs propres impôts? On comprendrait qu’ils exigent une contrepartie en échange de leur solidarité.
Quelle narration pour contrer la montée en puissance des eurosceptiques en Europe?
Nous, les Suisses, nous sommes mal placés pour donner des leçons à l’Europe. En observant avec beaucoup de respect l’incroyable chemin parcouru par l’UE, j’ai l’impression que l’Europe vit ce que nous vivons aussi en Suisse: face à l’actuel contexte d’insécurité sur les plans économique, politique et social, la réponse assez naturelle est conservatrice. Et si cette réponse n’est pas gérée correctement dans un pays, elle peut sombrer dans le nationalisme.
Quelles répercussions cette phase délicate de l’UE aura-t-elle sur nos relations avec elle?
Il ne faut pas se le cacher: à chaque fois que l’UE se sort d’une crise de ce type-là, elle renforce sa cohésion. Nous, les Suisses, avons d’ailleurs tout intérêt à ce qu’elle aille bien. Il n’y a rien de plus difficile que de négocier avec un partenaire affaibli.
Vraiment? Ne serait-il pas plus facile pour la Suisse d’imposer ses conditions à une UE ayant perdu ses repères?
C’est vraiment naïf de croire cela. Je préfère un partenaire fort sachant ce qu’il a envie de négocier ou non, car lui seul sera capable de quitter une position dogmatique pour trouver un compromis.
Une vague de migrants déferle sur l’Europe. N’est-il pas désolant que l’UE ne parvienne même pas à décider d’une clé de répartition de ces immigrés dans tous ses pays membres?
Voilà deux jours, j’étais à l’Exposition universelle de Milan et j’ai vu des immigrés bloqués à la gare centrale. Certains pays, l’Italie, la Grèce, l’Allemagne ou l’Autriche, sont plus touchés que d’autres. Ils ne peuvent pas résoudre seuls ce problème. Dans cette question aussi, on assiste à un phénomène de myopie qui place certains gouvernements en mode survie et empêche une solution d’ensemble.
Le système d’asile suisse n’est-il pas trop généreux lorsqu’il permet à des réfugiés érythréens de retourner dans leur pays y passer des vacances alors qu’ils sont censés y être persécutés?
Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais un Erythréen qui rentre dans son pays sans autorisation perd son statut de réfugié. Surtout, je crois aux faits, qui doivent primer sur les émotions. Or, le fait que l’Erythrée soit un pays qui rend la vie très dure à ses ressortissants est incontesté. Dans la politique d’asile comme dans la politique sociale, il faut faire très attention à ne jamais punir l’ensemble d’un collectif à cause du comportement excessif de quelques-uns de ses membres.
La population peine à comprendre cette mansuétude des autorités…
La Suisse a toujours été un pays très ouvert, mais qui a déjà connu des tensions sociales liées à l’immigration. A la fin du XIXe siècle, des heurts violents se sont produits entre Suisses et Italiens à Zurich. Puis il y a eu le problème de l’asile. Attention à ne pas être trop négatif. D’ailleurs, les gens comprennent ce qui se passe dans des pays comme la Syrie. Il est normal que la Suisse contribue à résoudre ce problème migratoire. Prétendre que rien ne fonctionne dans notre système et qu’il faut renvoyer tout le monde est inadmissible.
Lors de la course d’école du Conseil fédéral, vous êtes allés dans un centre d’accueil pour requérants à Riggisberg (BE). Comment avez-vous vécu cela?
C’était très intéressant, très chaleureux. Les gens sont logés dans des abris anti-atomiques souterrains et sans fenêtres. Ce sont des dortoirs avec 30 à 50 personnes qui dorment sur des lits superposés de 80 cm de largeur, leur seul espace privé, en fait. Bien sûr, ces requérants ne sont plus en danger, mais ils vivent là dans des conditions très rudimentaires. Ils reçoivent 9 fr. 50 par jour pour se nourrir, soit moins de 300 francs par mois. Ce n’est vraiment pas facile pour eux.
La relation bilatérale est dans l’impasse. La Suisse risque de ne pas trouver de solution pour mettre en œuvre l’initiative de l’UDC sur l’immigration de masse d’ici à 2017. Un vide juridique serait-il une catastrophe?
Le Conseil fédéral a mis en consultation un message d’application de l’initiative et le Parlement empoignera ce dossier l’an prochain. Le côté positif, c’est qu’on n’a jamais autant parlé d’Europe en Suisse depuis quinze ans. Les gens prennent lentement conscience du fait que nous n’avons pas intérêt à nous fâcher avec notre principal partenaire économique. Ils se rendent compte que, en introduisant des contingents, nous allons freiner notre propre croissance. Tous les cercles économiques que j’ai rencontrés m’ont dit: «Des contingents peut-être, mais surtout pas chez nous.» Donc, le débat avance…
Nous ne voyons pas dans quelle direction! L’économie réclame une clause de sauvegarde que la Suisse pourrait introduire unilatéralement si l’UE n’en veut pas. Y croyez-vous?
La Suisse peut introduire tout ce qu’elle veut. Tant qu’elle n’applique rien, cela n’a pas de conséquences. Pour moi, la meilleure manière de résoudre le problème de l’immigration est de le régler chez nous en prenant des mesures pour réduire ses aspects négatifs sur les infrastructures, sur le logement, sur le marché du travail. Agissons dans ces domaines-là!
Mais cela prendra du temps, par exemple si nous voulons former les médecins dont nous avons besoin!
Effectivement. L’objectif est d’avoir 300 places de formation en plus à moyen terme. Plusieurs cantons – ce sont eux qui sont responsables de la formation – ont décidé d’aller de l’avant. Mais d’ici à ce que ces médecins entrent sur le marché du travail, il va s’écouler dix ans.
Pour l’UDC, le règlement de la question institutionnelle avec l’UE poserait la question des «juges étrangers». Votre réponse?
On nous rejoue Guillaume Tell et Gessler toutes les trois semaines. Il faut désormais dépasser les slogans et l’agitation des mythes. Nous devons raisonner froidement et établir un rapport coût-bénéfice. La reprise dynamique du droit européen, qui laisse le peuple suisse trancher en dernier ressort, nous permet de rester souverains. Personnellement, je fais confiance à la population et à son pragmatisme.
Pourquoi les conseillers fédéraux parlent-ils si peu d’Europe?
Moi, j’en parle d’autant plus volontiers que je regrette que nous nous soyons laissé enfermer dans une vision très myope de la construction européenne. Il faut recontextualiser ce débat, le mener de manière plus ouverte et réfléchir à plus long terme. Cela dit, personnellement, je ne suis pas en train de plaider pour l’adhésion de la Suisse à l’UE.
C’est nouveau!
Mais non! Ce qui m’intéresse, c’est l’art du possible. Ce n’est peut-être pas sexy, mais c’est la seule manière d’obtenir des résultats. Je plaide en revanche pour une relation beaucoup moins complexée par rapport à l’UE. Et, pour atteindre ce but, il faut mieux la connaître et avoir confiance en nous.
L’UDC brandit l’exemple de la Grèce pour dire au peuple: «Regardez, c’est ce genre de contrat colonial qui attend la Suisse!»
Mais voyons! La situation de la Suisse est incomparable avec celle de la Grèce, qui s’est endettée au-delà du raisonnable. Intellectuellement, cet amalgame est totalement déplacé.
Avant d’entrer au Conseil fédéral, vous avez prôné une intervention de la BNS pour soutenir l’industrie d’exportation. Maintenant que celle-ci a abandonné ce taux plancher du franc par rapport à l’euro, comment jugez-vous la situation?
Au début de cette année, dans le contexte de la crise grecque, on percevait que la situation allait devenir tendue sur le plan monétaire. La BNS, qui est indépendante, avait élaboré plusieurs scénarios. Il a fallu faire un choix. Ce choix a été un choc pour les exportateurs. Et une bénédiction pour les importateurs qui, eux, se gardent bien de le dire. Les équilibres ont changé, soudainement. Ce que n’aime pas l’économie. Mais, jusqu’ici, le pire ne s’est pas produit.
Ce week-end, vous avez eu l’occasion de parler avec Mario Draghi. Qu’avez-vous tiré de cette rencontre?
J’ai eu en effet un échange détendu avec lui. Nous avons parlé de politique monétaire et de situation économique. J’ai pu constater que Mario Draghi a une bonne connaissance de la situation de notre pays et du débat que nous avons en lien avec la force du franc suisse.
Beaucoup craignent des délocalisations, ne faut-il pas redouter que les entreprises suisses investissent à l’étranger plutôt qu’en Suisse?
Bien sûr. Ce qui compte, pour nous, c’est que l’économie crée des emplois ici. Nous avons tout de même quelques atouts qui peuvent compenser la force du franc. En Suisse, la coopération entre l’économie et la recherche est excellente. Le travail des EPF est admirable dans ce domaine: la plus grande partie de l’argent investi l’est dans la recherche fondamentale. Ces écoles financent donc de la recherche, qui a un potentiel à très long terme. Cela permet de rester à la pointe dans l’innovation et de déposer des brevets.
Vous ne craignez donc pas une désindustrialisation de la Suisse?
Il faut rester très attentif et travailler sur les conditions-cadres. Elles ne se résument pas à la fiscalité. Elles incluent aussi les infrastructures et les réseaux de transport, la recherche et même la culture.
Etes-vous en faveur d’un fonds souverain?
Cette discussion a perdu un peu de son acuité dès lors que la BNS a abandonné le taux plancher et qu’elle n’a plus autant d’euros en réserve. En revanche, ce qui mérite réflexion, c’est la possibilité de se financer sur les marchés à taux d’intérêt négatifs. Saviez-vous que le canton de Berne a ainsi emprunté 100 millions sur trois mois et a réalisé un gain net?
A Locarno, vous avez beaucoup parlé de soutien au cinéma. Pourquoi ne parle-t-on pas davantage de séries télévisées, où l’on observe pourtant une très grande créativité?
Il y a une répartition du travail entre l’Office fédéral de la culture (OFC), qui s’occupe du soutien au cinéma, et la SSR, qui a le mandat de promouvoir les séries. Entre les deux, il existe des passerelles. Nous avons ainsi développé le soutien à l’écriture de scénarios avec un budget de 1,4 million. La SSR a produit quelques séries avec relativement peu de moyens. J’ai bien aimé L’heure du secret. Mais, comme pour les séries étrangères, il y a du bon et du moins bon.
Quel rôle voyez-vous pour la SSR après le coup de semonce du peuple lors de la votation sur la redevance, le 14 juin dernier?
Il y a peu d’institutions en Suisse qui apportent une contribution aussi forte à la cohésion nationale. Sur le fond, il n’y aura pas de très gros changements après la votation. En revanche, le peuple a donné un signal, qui va déboucher sur un grand débat sur le service public. La critique est facile, les solutions moins évidentes. J’ai entendu des voix qui proposent de supprimer la publicité à la SSR. Reste à savoir sur quoi cela déboucherait. Devrait-on abandonner les retransmissions sportives, qui coûtent cher? Ce n’est pas ce que les gens souhaitent!
La SSR est-elle capable de se réformer elle-même?
Oui, je pense qu’elle en est capable. Si vous faites une comparaison avec ce qu’elle était il y a quinze ans, vous vous apercevez que la SSR a réussi un virage incroyable. Elle s’est adaptée à de nouveaux modes de production. Elle a aussi perçu très tôt la force du web. Voilà qui inspire la confiance. ■
Alain Berset
Né à Fribourg en 1972, il suit une formation d’économiste et devient en 2001 le conseiller stratégique du conseiller d’Etat neuchâtelois Bernard Soguel. Le socialiste est élu au Conseil des Etats en 2003, chambre qu’il préside en 2008. Il accède au Conseil fédéral en 2011, en charge du Département fédéral de l’intérieur.