Analyse. Un brillant diplomate nommé négociateur en chef pour relancer la voie bilatérale avec l’UE, c’est une bonne nouvelle. Mais sa marge de manœuvre est infime.
Jacques de Watteville contre Yves Rossier. Dans cette course entre secrétaires d’Etat surdoués, le premier a gagné, le second a perdu. C’est ainsi que plusieurs médias ont commenté la nomination de Jacques de Watteville au poste de négociateur en chef dans le dossier des relations bilatérales avec l’UE.
Il est tentant d’opposer ces deux hommes aux profils a priori si différents. D’un côté, celui que le Tages-Anzeiger appelle «le grand seigneur de la diplomatie», un Lausannois longiligne qui a fait toutes ses classes dans le sérail après avoir œuvré quelques années comme délégué au CICR.
Ambassadeur en Syrie et en Chine, il a surtout été deux fois en poste à Bruxelles, où il a dirigé la Mission suisse entre 2008 et 2012. De l’autre côté, un Fribourgeois plus râblé et frondeur, rebondissant sans cesse là où on ne l’attend pas.
Après avoir réussi le concours diplomatique, il travaille pour le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, puis met sur pied la Commission fédérale des jeux à l’époque de l’ouverture des casinos, avant de diriger l’Office fédéral des assurances sociales.
Mais beaucoup de choses rassemblent aussi ces deux personnalités, notamment un profond respect des institutions et la conviction que la Suisse a un rôle à jouer sur le continent européen. Tous deux ont milité pour l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE).
Et dans leurs loisirs, ils aiment partir en montagne, le premier par passion, le second plutôt par défi, histoire de prouver que le fumeur invétéré qu’il est peut fort bien atteindre la cime du Mont-Blanc.
En réalité, le «duel» de Watteville-Rossier n’a pas eu lieu, ce dernier ayant très vite décliné ce rôle de «supernégociateur». C’est plutôt à un passage de témoin que l’on a assisté le 12 août dernier.
Un petit exploit
Jusque-là, c’est le Fribourgeois qui avait été premier de cordée en tant que secrétaire d’Etat nommé en mai 2012 par le ministre des Affaires étrangères, Didier Burkhalter. La voie bilatérale avec l’UE est alors dans l’impasse, Bruxelles exigeant une solution institutionnelle pour la dynamiser. Dans ce rôle qui requiert une bonne dose de créativité pour sortir des sentiers battus, Yves Rossier excelle. Il noue une relation de confiance avec son homologue européen, David O’Sullivan.
Avant chaque séance de travail, les deux hommes, qui ont tous deux fréquenté le Collège d’Europe de Bruges, vont casser la croûte. En un an, ils accouchent d’un papier de travail non officiel, ce qui est déjà un petit exploit. Ils tombent d’accord pour que la Suisse reprenne le droit européen de manière dynamique. Même si ce document donne à la Cour européenne de justice un droit de préavis, l’UE admet le respect de la démocratie directe helvétique.
«Sur le plan institutionnel, nous sommes d’accord à 75% avec l’UE», s’est félicité Didier Burkhalter. Il reste à s’entendre sur les conséquences qu’aurait un vote suisse rejetant les conclusions de la Cour européenne, allant de sanctions à la résiliation de l’accord concerné.
Alors qu’on se dirigeait vers une embellie des relations entre Berne et Bruxelles, l’acceptation de l’initiative de l’UDC sur l’immigration de masse, le 9 février 2014, anéantit d’un coup tous les progrès réalisés. Elle introduit des contingents et la préférence nationale, deux notions contraires au principe de la libre circulation des personnes.
C’est le scénario catastrophe. Berne renonce à signer l’accord prévu sur l’extension de la libre circulation des personnes (LCP) avec la Croatie et l’UE réplique en appliquant une forme de «miniclause guillotine» en interrompant le renouvellement d’accords sur la recherche (Horizon 2020) et sur la formation (Erasmus+). Depuis, c’est le blocage.
Réussite obligatoire
C’est donc dans ce contexte qu’arrive Jacques de Watteville, alors que le Conseil fédéral et le Parlement ne disposent plus que de 18 mois pour rédiger une loi de mise en œuvre de l’initiative UDC.
C’est peu dire qu’il est sous pression, d’autant plus qu’il conserve son poste de secrétaire d’Etat aux questions financières internationales dans le département d’Eveline Widmer-Schlumpf.
«Nous devons réussir», a d’emblée déclaré Jacques de Watteville dans une posture très volontariste. A Bruxelles, il s’appliquera à décrocher une clause de sauvegarde permettant des contingents à l’immigration européenne. Sur le front intérieur, il devra expliquer au peuple que les «juges étrangers» appelés à interpréter le droit européen ne sont pas les fossoyeurs de la souveraineté helvétique.
D’ores et déjà, la marge de manœuvre du négociateur en chef apparaît très restreinte. En fait, le succès de sa mission dépendra beaucoup de l’attitude du Conseil fédéral. Celui-ci aura-t-il le courage de briser certains tabous? Et surtout: sera-t-il enfin uni sur ce thème crucial pour l’avenir du pays?
Jusqu’à présent, le Conseil fédéral a beaucoup tâtonné. Après avoir caressé l’espoir en 2012 de négocier avec l’UE sur un seul dossier – l’énergie – pour en faire un poisson pilote, Didier Burkhalter a rouvert le jeu: il a proposé de nouer une gerbe pour régler toutes les questions en suspens, de l’institutionnel à la recherche en passant par une nouvelle aide à la cohésion.
Puis, à la suite de l’approbation de l’initiative UDC, il s’est effacé pour laisser Simonetta Sommaruga monter en première ligne. La priorité, c’était de régler le problème des contingents posé par l’initiative.
Durant quelques mois, son secrétaire d’Etat, Mario Gattiker, a tenté d’amadouer un sherpa du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, mais en vain. C’est précisément durant cette période que l’UE s’est montrée la plus intransigeante. Elle a rappelé que la libre circulation des personnes était un droit intangible de tout citoyen européen et suspendu toutes les négociations en cours avec la Suisse.
En aparté, un diplomate européen laisse entendre que rien ne se débloquera sans que le Conseil fédéral assure à l’UE qu’il renoncera à introduire des contingents sur la libre circulation. C’est dire qu’un jour, le peuple devra bien trancher dans le vif: les contingents ou la voie bilatérale. Mais dans l’immédiat, le gouvernement ne peut pas ignorer une décision du peuple.
Alors il s’accroche à un espoir bien ténu: celui que la Grande-Bretagne – où le premier ministre, David Cameron, a promis un référendum sur un éventuel départ de l’UE – obtienne de Bruxelles des concessions sur l’immigration, de manière à ce que la Suisse puisse ensuite s’engouffrer dans cette brèche. Une chimère, tant les deux enjeux sont différents.
retour à yves rossier?
Jacques de Watteville relève là le défi le plus périlleux de sa carrière. Personne ne lui fera de cadeau, ni à Bruxelles ni en Suisse, où le stratège en chef de l’UDC, Christoph Blocher, le traite déjà «d’euroturbo». S’il échoue, on ne pourra guère le lui reprocher, tant il doit concilier l’inconciliable.
Ironie du sort: le dossier retomberait alors dans les mains d’Yves Rossier! Nouveau passage de témoin dans cette course à hauts obstacles…