Interview. Riche d’une longue vie intellectuelle, Edgar Morin publie le 7 septembre prochain un livre optimiste, efficace et concis qui révolutionne notre point de vue sur le monde et nous invite à «penser global». Essentiel.
Julien Burri
Il a publié son premier essai il y a près de soixante ans. C’était L’an zéro de l’Allemagne, après son expérience de résistant. Depuis, Edgar Morin n’a cessé de «penser global», passant d’une discipline à l’autre: astronomie, biologie, politique, sciences sociales, cinéma, poésie… C’est la richesse de ce regard transversal qu’il expose dans un nouvel essai, adapté d’une série de six conférences: Penser global. Ce jour-là, à Paris, on le croyait souffrant, prêt à annuler le rendez-vous. Sa vitalité démentira nos craintes. A 94 ans, alerte et courtois, il ouvre la porte de son appartement pour nous accueillir et regrette qu’on n’ait pas pensé à lui apporter une bouteille de vin blanc vaudois.
Pourquoi est-il nécessaire de «penser global», de considérer l’homme comme une partie de la nature qui l’entoure?
Nous sommes dans une époque mondialisée, qui nécessite une pensée globale. Or, aujourd’hui, même pour les problèmes les plus quotidiens, vous avez toujours des experts, des spécialistes qui s’expriment, favorisant une réflexion compartimentée et parcellaire. Beaucoup aussi se réfugient dans le holisme. Ils croient qu’on peut voir le tout sans considérer la relation des parties avec le tout. Nous vivons dans la préhistoire de l’esprit humain, dans l’âge barbare, et si nous ne pensons pas de manière complexe, nous courons à la catastrophe. J’ai bien dit préhistoire, et non pas fin de l’humanité. Cela implique qu’il y a beaucoup à créer, à inventer…
Penser de manière complexe pourrait nous prémunir des illusions?
Souvenez-vous: pendant les trente glorieuses, experts et sociologues pensaient que la société industrielle allait réduire les inégalités et le malheur. Les économistes, unanimes, imaginaient que les crises étaient supprimées. Les communistes, eux aussi, étaient convaincus de préparer un avenir radieux. Il y avait donc, pendant ces années-là, deux optimismes antagonistes mais complémentaires. Et puis il y a eu la crise de 1973. On sait aujourd’hui que le progrès ne va pas de soi, qu’il y a des risques de régression. Ces risques devraient nous réveiller.
L’illusion est un thème qui revient fréquemment sous votre plume.
J’en parle beaucoup, parce que j’ai vécu les années 30. Les politiciens en place étaient comme des somnambules. Qu’Hitler puisse accéder au pouvoir semblait une folie. Ils n’ont jamais cru non plus qu’il allait régler les problèmes économiques de l’Allemagne. Ensuite, ils ont pensé qu’ils pourraient le domestiquer et l’ont laissé démanteler la Tchécoslovaquie… Je pense qu’il faut enseigner dès les petites classes d’école le problème de l’erreur et de l’illusion. Pour comprendre que toute connaissance est une construction, une traduction imparfaite du réel. A chaque époque, lorsqu’on regarde le passé, on se dit: «Comme ils se sont trompés!» Alors que nous-mêmes sommes dans de nouvelles erreurs aujourd’hui. Il faut donner des antidotes puissants pour reconnaître les illusions. L’une de nos faiblesses, c’est de considérer la réalité d’une manière unilatérale. Cela nous empêche de voir que l’incroyable peut et va se produire.
Raison et folie sont deux pôles qui nous constituent. Notre richesse dépend de notre bipolarité, expliquez-vous. Peut-on voir dans votre raisonnement une influence de la sagesse asiatique?
Certainement. Je suis parti d’Héraclite, très marginal dans la pensée occidentale, mais qui avait le sens de la complémentarité des contraires. Puis j’ai été séduit par Hegel et Marx, qui avaient le sens des contradictions, tout en croyant pouvoir les dépasser. Quand j’ai découvert le tao, avec l’idée centrale du yin et du yang, j’ai compris que, dans cette pensée chinoise traditionnelle, l’important était les relations entre les choses, et pas les choses elles-mêmes. C’est ce que j’appelle la «reliance», dans mes livres. Le confucianisme, un autre type de sagesse fondé sur la bienveillance, m’a également beaucoup influencé. Et enfin le bouddhisme, qui comprend aussi cette compassion pour les souffrances de la vie. Bouddha a mis en relief l’impermanence, le caractère à la fois absolu et relatif du monde dans lequel nous vivons.
La politique a-t-elle les moyens de penser global aujourd’hui?
Les politiques sont sous-cultivés, ils n’ont pas le temps de lire, même pas les ouvrages des économistes. Ils ne consultent que les rapports de leurs experts. Ils n’ont donc que des connaissances parcellaires dont ils font, au jour le jour, des synthèses maladroites. Nous sommes dans une période de crise totale de la pensée politique, à la remorque du néolibéralisme. Les politiciens parlent sondages, courbes du chômage, PIB, croissance, statistiques… C’est une pensée calculatrice, complètement vide. Il y a d’autres formes que le salut par la croissance.
A quoi pensez-vous?
A une nouvelle agriculture qui ne serait plus industrialisée. A une forme d’économie écologisée qui pourrait résorber le chômage. Au lieu de cela, que cherche-t-on, pour plus de compétitivité? A remplacer les hommes par des machines ou à les abrutir par un travail accru qui les épuise jusqu’au burn-out. Cette compétitivité-là accroît le chômage. Dans le néolibéralisme, j’ai l’impression de revivre une période de somnambulisme, comme à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, mais d’une autre nature. Une vision au jour le jour règne, fadement optimiste, qui empêche de voir les grands périls. C’est très difficile de faire comprendre à un somnambule qu’il dort, il vous prend pour un fou! Pendant ce temps, les électeurs sont livrés à leurs angoisses, qui se focalisent sur les Roms, les Maghrébins, les juifs, les migrants…
Justement, comment répondre au problème des migrants?
On vit dans le fantasme. On fait comme si plus de 500 millions d’Européens étaient menacés par quelques centaines de milliers de migrants qui viendraient affamés du Sud, telle l’invasion de Gengis Khan. La peur se fixe sur les boucs émissaires. Au moment où l’on vit dans l’époque planétaire, il faut penser la solidarité totale du genre humain face aux grandes menaces. La menace écologique par exemple. Au contraire, le genre humain se disloque en petits morceaux qui se replient chacun sur soi. Si l’intérêt collectif mondial était bien défendu, alors l’intérêt national serait bien défendu.
Vous écrivez que «la pensée politique ne devrait plus ignorer les besoins poétiques de la vie de l’être humain». Comment vivez-vous poétiquement votre vie?
En cultivant à la fois le sentiment du mystère de toute chose et l’émerveillement permanent. Je peux le trouver dans un détail, par exemple celui de voir des papillons, des fleurs, des oiseaux… Ou en regardant un match de rugby ou le mondial de football, même si pas mal de matchs sont peut-être truqués. Tant pis. C’est une adhésion à la vie. Il y a deux pôles dans la vie humaine: d’abord la prose, ce qu’on fait par obligation, pour survivre. Ensuite la poésie, qui est la plénitude de vivre. Vivre poétiquement, c’est vivre dans la communion humaine, l’amour, la fraternité, le jeu et la recherche des extases. Jusqu’à présent, j’ai eu tout cela. Même à mon âge, j’ai une vie amoureuse; j’aime la personne avec laquelle je vis. Je garde les aspirations de la jeunesse, sans ses illusions. Je garde la curiosité de l’enfance. En même temps, je conserve cette révolte par rapport à ce que la vie a d’affreux.
Nous ne voulons pas voir les risques écologiques que notre monde court. D’où vous vient la capacité de regarder les dangers sans vous voiler la face?
Peut-être à mon expérience juvénile dans la Résistance française. J’ai appris à vivre la précarité. Nous ne savons pas ce qui nous arrivera. Même dans une société hyperrationalisée, chacun rencontrera le hasard, des événements qui vont le modifier… On ne peut pas échapper au caractère aventureux de la vie. Aussi, je ne peux pas détruire l’angoisse qui naît sans cesse en moi. Le seul antidote, c’est la capacité poétique, la capacité de communion. Chaque fois qu’on n’est pas seulement soi, seul, mais impliqué dans une communauté, l’angoisse peut être refoulée. Y compris l’angoisse de mort que j’ai connue lorsque j’étais résistant et que je retrouve aujourd’hui. Nous ne pouvons pas échapper à ce qu’Heidegger appelle le souci. Mais nous pouvons retrouver cette communion avec la vie.
A 94 ans, vous publiez et voyagez sans relâche. D’où vient votre vitalité?
Du fait que je suis à la fois juvénile, infantile et vieux. Et adulte, plus ou moins. Pas trop adulte, surtout! Il ne s’agit pas d’équilibre entre ces pôles – l’équilibre est un immobilisme –, mais d’un conflit permanent des contraires. Aucun ne réussit à subjuguer l’autre. Ma vitalité vient aussi de l’émerveillement évoqué précédemment, et d’un aspect mystique et même religieux. Pas dans le sens divin, mais comme religion de la vie, de l’humanité.