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David Lagercrantz:"Cette communication, à la limite de la manipulation, va à l’encontre des valeurs que «Millénium» porte. J’en suis conscient."

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Jeudi, 3 Septembre, 2015 - 05:52

Interview. Le journaliste et écrivain suédois de 53 ans signe le tome 4 de «Millénium», saga créée par feu son compatriote Stieg Larsson. Un événement planétaire qui provoque l’émoi dans le milieu éditorial et littéraire.

Chemise bleu roi, regard incisif, poignée de main ferme, élégance de dandy sec et souriant: le nouveau Monsieur Millénium est le client idéal pour les journalistes qui défilent dans le bureau de son éditeur parisien, Actes Sud, pour voir la bête – celle qui a osé s’approprier les personnages de feu Stieg Larsson pour que vive la saga Millénium, sa hackeuse de génie Lisbeth Salander et son enquêteur justicier Mikael Blomkvist. Ce qui ne me tue pas, sorti le 27 août dans 20 pays, est déjà assuré d’être le best-seller 2015 absolu. A raison: Lagercrantz, 53 ans, a parfaitement rempli sa mission, poussant ses personnages loin dans leurs retranchements, et nous entraînant dans une intrigue post-Snowden où une guerre silencieuse se mène entre Google, la NSA et la Hacker Republic. L’enjeu: l’artificial general intelligence et la perspective d’ordinateurs dont l’intelligence pourrait devenir des millions de fois supérieure à celle de l’homme.

«Ce qui ne me tue pas», le tome 4 de «Millénium», est enfin en librairie. Comment vous sentez-vous à l’orée de cette tournée de promotion mondiale?

Plus détendu que ce printemps! Les débats ont été très virulents autour du livre en Suède et en Angleterre. J’ai été critiqué, mon travail a été remis en cause. La cerise sur le gâteau a été cette polémique stupide au sujet de la véracité des citations dans le livre que j’ai écrit avec Zlatan Ibrahimovic: évidemment que les citations n’étaient pas exactement de lui, puisque c’était un travail de création littéraire d’abord, qu’il a ensuite entièrement cautionné! Cette polémique, qui arrivait alors que je sortais de l’écriture de Millénium, qui a été la chose la plus intense que j’aie jamais faite, m’a cassé. Mais le vent a tourné et on me traite en héros! (Rire.)

Comprenez-vous l’hystérie qui entoure la sortie de ce quatrième tome de «Millénium»?

Franchement, non, et je suis gêné en me voyant occuper un tel terrain médiatique au détriment de l’actualité internationale, des choses plus sérieuses que divertissantes… Je suis conscient d’être le buzz du moment. Les médias vivent une crise et courent après les clics, le succès appelle alors le succès. Hélas pour les autres écrivains. Mes amis me disent que je suis une rock star désormais – non! Une rock star est à mes yeux quelqu’un de cool, de détendu, de mystérieux. Moi je suis nerveux, imbuvable, névrosé, et je parle tout le temps! D’ailleurs interrompez-moi si je dis n’importe quoi!

N’est-ce pas un paradoxe pour vous, élevé auprès d’un père intellectuel grand bourgeois mais de gauche, rédacteur en chef de revues haut de gamme, de vous retrouver à l’origine du best-seller absolu et de vous prêter au jeu du marketing international?

Complètement. Cette communication, à la limite de la manipulation, va à l’encontre des valeurs que Millénium porte. J’en suis conscient. A la maison, on me répétait que la littérature, ce n’était pas du business. Mon père était toujours au cœur des débats intellectuels les plus virulents. On se moquait de moi dans la cour d’école en le traitant de «socialiste champagne». J’ai passé mon temps à éviter les conflits! Résultat: Millénium me plonge dans tout ce que j’ai fui toute ma vie. Je vis un profond tiraillement intérieur. Je n’espère qu’une chose: que cette situation schizophrénique me fasse écrire mieux! Dostoïevski a commencé à écrire avec génie lorsqu’il a tout perdu au jeu et qu’il a dû rédiger dans la presse de boulevard. Rien n’est perdu!

Que diriez-vous à Stieg Larsson si vous l’aviez devant vous?

Je me promènerais avec lui et je lui dirais: «Regarde! Tu es devenu une putain de légende! Tu as réussi!» Je voudrais faire cela avec Kafka, aussi, ou Alan Turing, le mathématicien à qui j’ai consacré un roman (ndlr: à paraître en 2016 chez Actes Sud). J’ai rêvé de Stieg, oui, comme de Lisbeth. J’ai été habité comme jamais par eux. Je regrette de n’avoir jamais rencontré Stieg: il est mort avant la sortie de ses livres et signait ses articles d’un pseudo.

Et à Eva Gabrielsson, sa veuve?

Je suis navré de ce qu’elle a traversé depuis la mort de Stieg Larsson, et je suis désolé qu’elle n’approuve pas mon livre. Je peux la comprendre, et je la respecte. Mais elle ne représente qu’elle-même, alors que les lecteurs sont des millions. J’espère qu’elle finira par approuver mon travail, et même par s’en réjouir pour Stieg.

De nombreux écrivains estiment que personne n’a le droit de s’approprier des personnages créés par d’autres. Que leur répondez-vous?

Que c’est un excellent débat littéraire, et que je suis partant pour le mener! La littérature n’est pas une chose sacrée qu’il faut révérer et laisser s’assoupir. Les règles sont faites pour évoluer avec les hommes qui les font. La littérature est une chose vivante, les personnages qui en naissent peuvent évoluer de manière autonome une fois qu’ils appartiennent à l’inconscient collectif. Prenez les super­héros, prenez la mythologie, prenez James Bond!

Pourquoi l’éditeur de «Millénium» vous a-t-il choisi?

J’ai montré que j’étais capable de me glisser dans la voix et l’univers des autres. J’ai écrit sur le mathématicien Alan Turing ou sur le footballeur Zlatan Ibrahimovic. Et j’étais motivé par une immense passion. On ne peut pas faire ce genre de chose pour l’argent, ça ne marche pas. Et Blomkvist me ressemble: journaliste, Suédois, fou et sauvage sous une apparence maîtrisée, un peu old fashioned aussi. Je viens seulement de découvrir les joies des réseaux sociaux…

Paradoxal pour un auteur qui vient d’écrire sur la technologie la plus pointue…

N’en croyez rien! Je suis passionné par les sciences, les mathématiques, les codes. J’ai pleuré le jour où j’ai rencontré Stephen Hawking. Lui pense que c’est un danger que les machines deviennent plus intelligentes que nous. Nous sommes au début d’un développement technologique exponentiel. C’est à la fois une chance et un danger, évidemment.

D’ailleurs, comment doit-on considérer aujourd’hui les hackers, au cœur de l’intrigue avec Lisbeth et la Hacker Republic, groupuscule qui s’introduit au cœur du système de la NSA?

Lorsque Stieg Larsson a écrit Millénium, on connaissait à peine leurs activités… Et aujourd’hui les vrais hackers sont les Etats et les agences internationales! Ce sont eux qui s’introduisent dans nos vies! Big Brother est une réalité. C’est pour cela que nous avons besoin de Lisbeth Salander plus que jamais. Elle déteste Big Brother et fait tout pour résister, opposer la guérilla à l’armada des nations alliées aux industries. C’est cela, l’esprit hacker. Stieg Larsson a été pionnier en comprenant si tôt le danger.

Pionnier aussi en écrivant sur la renaissance de l’extrême droite?

Oui, aujourd’hui l’extrême droite est au Parlement de mon pays, et pas seulement dans mon pays! La question la plus importante du moment en Europe est celle de la tolérance. Pourquoi assiste-t-on à une montée de l’intolérance, de l’antisémitisme, du terrorisme? Avons-nous paradoxalement été trop indulgents par le passé envers certains courants? Un gros défi de valeurs nous attend.

Est-ce pour cela que l’on sent de votre part une telle tendresse à l’égard du double de Stieg Larsson, le journaliste Mikael Blomkvist, pourfendeur de tous les fascismes?

Il est mon héros. J’ai grandi dans l’ombre d’un père qui était une sorte de Blomkvist, journaliste engagé prêt à dénoncer complots et injustices. Il faut tout faire pour que survive ce journalisme d’enquête qui cherche, gratte, ne se contente pas des clichés. Je pense que la crise actuelle va mener les médias à trouver un équilibre entre la superficialité et le travail de fond. Je suis heureux qu’une partie des bénéfices de Millénium aillent à la revue de Stieg Larsson, Expo. Je les ai rencontrés, le courant a bien passé. D’ailleurs, dans mon livre, Blomkvist commence comme un loser sur le point de se faire virer, mais termine avec un scoop qui relance la revue et sa carrière pour un bon bout de temps!

Vous avez osé faire ressurgir Camilla, la sœur de Lisbeth, et lui donner un rôle important…

J’ai hérité non seulement des personnages de Stieg, dont la fantastique Lisbeth Salander, qui est à mes yeux le plus grand personnage populaire de ce siècle, mais aussi de leur passé, de leur mythologie. Dans le cas de Lisbeth, dotée d’un père diabolique, pervers, romanesque à l’extrême, quelle source inépuisable d’histoires, de revanches, d’émotions! Stieg avait laissé ouvertes certaines questions auxquelles je pouvais, je devais donner réponse. Pourquoi, par exemple, Lisbeth est-elle devenue pirate informatique? Ma mission était de comprendre et de recréer l’univers de Larsson. Mais je devais introduire des éléments personnels. Je tente donc d’y répondre…

La relation entre Lisbeth et Mikael est aussi ambiguë et frustrante que celle de Scully et Mulder dans «X-Files». C’est voulu?

Leur relation est une énigme et c’est très bien comme cela. Pour moi comme pour eux. Il y a clairement une attraction sexuelle entre eux. Mais vous les imaginez se marier et élever trois enfants? Ridicule. L’énergie entre eux vient de cette attraction irrésolue, de cette instabilité, mais aussi de l’intimité folle qu’ils partagent de temps à autre, de l’adrénaline qui surgit alors, des interdits qu’ils bravent. Ils sont différents mais complémentaires, s’admirent. J’adore cette ambiguïté entre eux. C’est très excitant à raconter.

A quand le tome 5, alors?

Pas si vite! La discussion est ouverte. Ce que je sais désormais, c’est que je suis accro à la nouveauté et que j’aime être déstabilisé.

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