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Le casse-tête suisse de la Banque asiatique d’investissement

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Jeudi, 3 Septembre, 2015 - 05:57

Enquête. Pour plaire à Pékin, la Suisse veut participer à la future Banque asiatique d’investissement. Le Conseil fédéral va puiser 135 millions dans l’aide humanitaire. C’est là que les ennuis commencent.

François Pilet

C’est un projet sur lequel, au fond, tout le monde est d’accord. Il y est question de vision à long terme, du développement économique d’une région de 4 milliards d’habitants, de l’équilibre entre l’Orient et l’Occident, et du rôle que la Suisse souhaite jouer sur ce grand échiquier.

Seulement voilà: une fois réduits à l’échelle de la Coupole fédérale, ces grands enjeux menacent de virer à la foire d’empoigne budgétaire. Pour concrétiser son engagement dans la future Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), un projet lancé par la Chine, le Conseil fédéral doit trouver une enveloppe de 135 millions de francs. Et ce sera plus compliqué que prévu.

Pourtant, tout avait commencé sous les meilleurs auspices. En juin dernier, le ministre de l’économie Johann Schneider-Ammann s’était offert un tour de piste sur la grande scène internationale. Accueilli à Pékin par le président chinois Xi Jinping, le conseiller fédéral avait signé l’engagement de la Suisse à la future AIIB, un projet cher au cœur de la Chine.

Cette nouvelle banque de développement se veut une solution de rechange asiatique à la Banque mondiale et aux Fonds monétaire international, deux institutions contrôlées depuis près d’un demi-siècle par les Etats-Unis. Dotée d’un capital de 100 milliards de dollars, l’AIIB visera notamment à désenclaver les régions sans littoral d’Asie centrale par la construction de routes, de ponts ou de voies ferrées. Elle financera aussi l’extension de la route de la soie à travers le grand ouest chinois, le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne.

Le projet contrarie fortement l’Oncle Sam. Outre la Banque mondiale et le FMI, l’AIIB vient également concurrencer l’Asian Development Bank, une autre institution asiatique mise en place dans les années 70 par le Japon et les Etats-Unis.

Le président Barak Obama a accusé la Chine de vouloir utiliser l’AIIB pour asseoir sa domination politique dans la région tout en affaiblissant la Banque mondiale et le FMI. Sans le dire trop ouvertement, les Etats-Unis dénoncent le projet qui, sous couvert de faciliter les exportations chinoises vers l’Occident par des investissements dans les infra-structures, servira aussi à soutenir certaines des pires cleptocraties d’Asie centrale. Venant de la Maison Blanche, la critique a fait sourire, tant les Etats-Unis ont eux-mêmes usé de l’influence des institutions de Bretton Woods pour soutenir des alliés peu recommandables.

Tempo à la chinoise

Comme plusieurs autres pays européens, la Suisse a d’abord hésité à se rallier au projet chinois, de peur de fâcher les Etats-Unis. Puis tout s’est joué très vite. En octobre dernier, une trentaine de pays d’Asie et du Moyen-Orient ont rejoint l’initative puis, fin mars, les premiers pays européens ont viré leur cuti.

Le Luxembourg a été le tout premier à signer, le 27 mars, devançant de justesse la Suisse, qui a fait de même deux jours plus tard, en même temps que la Grande-Bretagne. Depuis, une vingtaine de membres de l’UE ont rejoint le projet en tant que futurs «membres fondateurs», dont la France, l’Allemagne et l’Italie. Si tout se passe comme prévu, la ratification du traité qui donnera formellement naissance à l’AIIB devrait avoir lieu à la fin de cette année ou au début de 2016.

Ce projet lancé à marche forcée place aujourd’hui le Conseil fédéral dans une situation délicate. La Suisse s’est engagée à participer au projet à hauteur de 706 millions de dollars, dont 141 millions (135 millions de francs) devront être versés comptant, en cinq tranches, dès l’an prochain. Le solde sera avancé à titre de garantie.

Mais où trouver une telle somme? Johann Schneider-Ammann a visé au plus facile, en puisant dans le budget de la Direction du développement et de la co-opération (DDC), chargée de l’aide humanitaire.

Pour ce faire, le Département de l’économie a adopté un rythme à la chinoise: le projet de ratification, qui doit être soumis au Parlement, vient d’être mis en consultation, le 12 août dernier, avec un délai spécialement raccourci à trois semaines. Ce processus accéléré s’impose, selon le Département de l’économie, par la volonté de la Suisse de «prendre part le plus tôt possible au processus de constitution de l’AIIB et de souligner sa détermination à participer activement à son fonctionnement».

Trois semaines de consultation en plein mois d’août: le procédé n’aurait certainement pas heurté l’Assemblée nationale populaire chinoise. Sous la Coupole fédérale, en revanche, la pilule n’est pas passée.

«Ce tempo est particulièrement préoccupant», s’agace l’UDC grison Lutzi Stamm, membre de la Commission de politique extérieure du Conseil national. Une irritation partagée par le président du même organe, le socialiste Carlo Sommaruga, qui évoque une «course imposée au dernier moment par le Conseil fédéral».

La colère monte contre Johann Schneider-Ammann, accusé d’avoir mal géré le dossier. A plusieurs reprises, le ministre de l’Economie se serait montré mal préparé, soumettant ses prises de position au Conseil fédéral au tout dernier moment, voire carrément a posteriori, lors du vol retour de Pékin.

Mais outre ces questions de forme, c’est le financement qui pose le principal problème. «Il y a un consensus sur la participation de la Suisse à cette nouvelle Banque mondiale sous hégémonie chinoise, qui contrebalancera l’influence américaine, explique Carlo Sommaruga. Les Etats-Unis y étaient opposés, et la Suisse a fait partie des pays qui ont permis d’inverser la dynamique. C’est aussi une suite logique de l’accord de libre-échange. Mais, au-delà des aspects géo-stratégiques, il y a un énorme problème avec ce projet: l’argent ne doit pas venir de la DDC.»

Le choix de soutenir le projet chinois avec l’argent de la coopération surprend d’autant plus que, dans le cadre du programme d’aide internationale pour 2017, le Conseil fédéral souhaiterait concentrer les efforts sur les pays les plus fragiles et minés par des conflits. Sauf qu’à ce stade le financement de l’AIIB est déjà ficelé. Cinq tranches annuelles de 27 millions de francs ont déjà été portées au budget de l’aide au développement, et ce dès 2016.

Des routes, pas des puits

Carlo Sommaruga ne s’en satisfait pas. «Même si les investissements de l’AIIB se faisaient dans des projets publics ou parapublics, ils seront accordés aux taux du marché, avec des objectifs de rentabilité économique. Ils serviront à construire des routes pour le transport de marchandises, pas des puits dans les villages reculés. Ces buts sont louables, mais il ne s’agit clairement pas d’une aide humanitaire.» L’UDC Lutzi Stamm estime la critique «fondée».

Pour le socialiste, l’investissement reviendrait logiquement au Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). «Mais, si vous prenez cet argent du SECO, son budget sera totalement asséché», reconnaît Carlo Sommaruga. A ses yeux, la situation révèle «l’énorme hiatus entre la politique de réduction des rentrées fiscales, la volonté de couper dans les budgets, et celle d’être actif sur les fronts».

Le conseiller aux Etats vert Luc Recordon va même plus loin. «Mon groupe parlementaire vient d’accepter ma proposition de refuser ce crédit – qui en lui-même me semble acceptable, du moins à première vue – au cas où il serait imputé à la DDC plutôt qu’au SECO. Un financement de l’AIIB sur les fonds de l’aide humanitaire absurde et choquant, surtout en cette période où les restrictions financières empêcheront d’atteindre la règle du 0,5% du PIB pour l’effort de coopération.»

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Wang Zhao / AFP
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