Analyse. Où va la Chine? La Bourse s’effondre, l’économie ralentit, les luttes de pouvoirs s’enveniment. Célébré comme la locomotive de la croissance mondiale, le pays apparaît soudain beaucoup plus fragile.
Frédéric Koller
Ce 3 septembre, le ciel devrait être bleu à Pékin. Sur la place Tiananmen, les drapeaux rouges ornés des cinq étoiles dorées de la nation chinoise devraient claquer au vent alors que défilent les corps d’armée célébrant le 70e anniversaire de la victoire sur le fascisme japonais. Une fois encore, comme par enchantement, le smog a déserté la capitale. Il en est ainsi pour chaque événement orchestré par le Parti communiste. Car, en Chine, le pouvoir peut déterminer le temps qu’il fera, stopper la pluie et la pollution. Il lui suffit de bombarder les nuages et d’ordonner l’arrêt de l’activité industrielle d’une ville de 20 millions d’habitants et de sa région.
Ce 3 septembre, Xi Jinping, le leader chinois qui a concentré le plus de pouvoir depuis Mao Tsé-toung, commémore une victoire qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé célébrer: celle du Parti communiste face à l’agresseur nippon. Peu importe si ce furent en réalité les troupes nationalistes du Kuomintang – réfugiées en 1949 à Taiwan après leur défaite face aux communistes – qui assurèrent l’essentiel de l’effort de guerre et si ce sont les Américains qui mirent en fin de compte à genoux l’Empire du Soleil levant. La Chine de Xi Jinping fête sa version de l’histoire. Entouré de chefs d’Etat amis (Poutine en tête), le secrétaire général du parti met en scène l’avènement du «rêve chinois», la restauration de sa grandeur passée.
Une réforme indispensable
Depuis deux siècles, jamais la Chine n’a été aussi puissante. Et, pourtant, derrière cette façade, l’édifice semble craquer de partout. L’éclatement de la bulle boursière met au grand jour l’essoufflement de la deuxième économie mondiale. L’explosion industrielle du port de Tianjin montre à quel point la corruption gangrène le pays, mettant en danger l’ensemble de la société. Le gonflement spectaculaire de la dette fait craindre une fragilisation du système bancaire. L’intensité des purges rappelle les premières années du régime avec ses risques d’instabilité politique. Que se passe-t-il en Chine? Ce pouvoir, qui maîtrisait la conduite de l’économie comme il dictait la météo, semble tout à coup déboussolé, donnant des signaux contradictoires, devenus incompréhensibles. La plus belle réussite de la globalisation économique de ces vingt dernières années est-elle sur le point de sombrer? Après avoir tutoyé les 10% de croissance du PIB durant trente ans, la Chine va-t-elle connaître un atterrissage brutal, passant à 7,4% en 2014 pour s’effondrer à 2% cette année comme l’avancent certains économistes?
«Le mythe positif de la locomotive chinoise s’est cassé ces jours-ci, estime François Godement, directeur du programme Chine et Asie au Conseil européen des affaires étrangères, un think tank basé à Bruxelles. Désormais, la tâche va être beaucoup plus difficile. Mais on exagère beaucoup en ce moment un ralentissement qui était inévitable et prévu par les autorités. La crise est plus psychologique que réelle.» La comparaison avec le Japon des années 1990 qui est entré dans une interminable stagflation après ses trente glorieuses ne tient pas. Le revenu moyen des Japonais était alors de 30 000 dollars contre 10 000 aujourd’hui en Chine. Dans un pays où l’exode rural n’est pas arrivé à son terme, la marge de développement reste importante.
Dans sa longue route vers le marché, la Chine a toutefois atteint une étape délicate. Au terme d’un cycle économique fondé sur les exportations grâce à une main-d’œuvre bon marché, l’usine du monde doit se restructurer au risque de tomber en panne. C’est ce qu’a parfaitement compris Xi Jinping. Sans réforme économique, le régime est condamné. En 1978, Deng Xiaoping avait procédé à une première libéralisation de l’économie et ouvert son pays après le désastre maoïste. Au lendemain du massacre de Tiananmen, en 1989, le pouvoir avait lancé une deuxième vague de réformes avec l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce comme aiguillon. Il y a deux ans, la direction chinoise a validé un troisième train de réformes donnant au marché un rôle moteur dans une économie qui doit désormais privilégier la consommation intérieure. Le capitalisme autoritaire élaboré par les élites «communistes» – le modèle chinois – entame une nouvelle mue. Elle est douloureuse.
Dix ans durant, l’ancien premier ministre Wen Jiabao avait tiré la sonnette d’alarme, pointant du doigt les déséquilibres induits par la croissance «made in China»: explosion des inégalités sociales, disparités grandissantes entre la façade maritime et l’arrière-pays, épuisement des ressources et de l’environnement, corruption endémique. Mais comment renoncer à une recette ayant permis dans le même temps la sortie de la pauvreté de près de 600 millions de personnes? Comment redistribuer les cartes alors que les baronnies arrimées au parti sont devenues de puissants groupes d’intérêt gérant leur rente?
Des arbitrages plus complexes
C’est en novembre 2013, au terme du 3e plénum du 18e congrès du PCC, que le nouveau plan a été annoncé: refonte de la fiscalité des entreprises, rôle «décisif» du marché, abolition des camps de rééducation par le travail, assouplissement de la politique de l’enfant unique, réforme du «hukou» (permis de résidence), etc. «Ces réformes vont de pair avec la lutte contre la corruption. Xi Jinping veut instaurer un nouveau pacte social avec la baisse des inégalités à travers la généralisation des politiques sociales», explique Antoine Kernen, spécialiste de la Chine enseignant à l’Université de Lausanne. Celles-ci sont d’autant plus nécessaires que le pays le plus peuplé de la planète vieillit à grande vitesse. Et cela avance. La réforme de la santé est en bonne voie, tout comme celle des retraites (passage de 50 à 60 ans pour les femmes et de 55 à 65 ans pour les hommes).
Les arbitrages sont plus complexes dans l’économie, comme le prouvent la formation puis l’éclatement de la bulle boursière à Shanghai. Celle-ci résume parfaitement le dilemme des autorités chinoises tiraillées entre leur volonté de libéraliser et leur vieux réflexe de planificateur. Après avoir assoupli l’an dernier l’accès au marché boursier, l’Etat a tiré le frein d’une place qui avait gonflé de 150%, provoquant au passage une chute brutale des actions et la panique des boursicoteurs. Pékin est alors intervenu une deuxième fois pour stopper ce que les tenants du marché considèrent comme une simple correction. «La Chine a choisi la stabilité à court terme plutôt que la discipline du marché», conclut Standard & Poor’s dans une analyse du mois d’août. Face à l’incertitude provoquée par les hésitations du pouvoir, le marché a ensuite une nouvelle fois chuté, engendrant cette fois-ci une onde de choc mondiale.
Il faudra encore de nombreuses années pour que la logique du marché s’impose dans un pays où les autorités sont obsédées par la perte des leviers de commande. La convertibilité du yuan en est un autre exemple. Là aussi, les signaux sont pour le moins paradoxaux. Pour être véritablement une grande puissance en mesure de faire jeu égal avec les Etats-Unis, statut auquel Pékin aspire, la Chine doit internationaliser sa finance et sa monnaie. Cela implique aussi un abandon de souveraineté pour le parti unique. Dans ce domaine, Xi Jinping semble hésiter. «C’est un caméléon, explique François Godement. Il est pragmatique. Mais en quoi il croit, en dehors de la survie du parti et de la grandeur de la Chine, c’est très difficile à dire.»
Xi Jinping affiche en revanche une détermination sans faille dans sa lutte contre la corruption. Visant des personnalités de plus en plus haut placées, ce combat doit se comprendre comme la tentative de briser les puissants groupes d’intérêt nés des liaisons dangereuses entre l’économie et le parti ces trente dernières années. Zhou Yongkang, condamné à perpétuité en juin, est ainsi le plus haut dirigeant à avoir chuté depuis la révolution culturelle. L’ancien responsable de la sécurité d’Etat au sein du Politburo était, jusqu’à sa retraite en 2012, le personnage le plus craint de Chine. Il continuait surtout de régner sur le pétrole, un monopole que veut à présent démanteler le gouvernement. Sur ce front-là, la lutte est féroce, comme en attestent les commentaires parus ces derniers jours dans la presse chinoise. «L’étendue de l’opposition, l’obstination, la férocité, la complexité et même la folie de ceux qui ne se sont pas adaptés aux réformes ou même s’opposent à elles vont bien au-delà de ce que la plupart des gens imaginent», écrivait le 19 août, dans un commentaire paru sur le site internet de la télévision centrale Guoping, un propagandiste réputé refléter l’opinion du président. Une semaine plus tôt, dans un éditorial, le Quotidien du Peuple, la voix du parti, mettait en garde les dirigeants à la retraite: il est temps de se retirer des affaires. Beaucoup s’interrogent aujourd’hui sur le sort de Jiang Zemin lui-même.
La nervosité du pouvoir est d’autant plus grande que les signes de ralentissement de l’économie, ces derniers mois, ont alimenté le discours des opposants à Xi Jinping. Or, le déclin est indéniable: la Chine enregistre sa plus faible croissance depuis un quart de siècle. En juillet, les exportations chutaient de 8%. Un exemple illustre bien cette tendance, celui du marché automobile chinois, le plus grand du monde en volume. Alors que la croissance des ventes atteignait 14% en 2013, elle fléchissait à 7% en 2014 et devrait chuter à 3% cette année. Pourtant, les professionnels ne s’alarment pas. «Les perspectives du marché chinois à l’horizon 2020 restent excellentes», a expliqué à l’AFP Flavien Neuvy, directeur de l’Observatoire Cetelem de l’automobile. «Les ventes au détail, c’est-à-dire la consommation individuelle, continuent d’augmenter beaucoup plus vite que le PIB, argumente pour sa part François Godement. C’est le signe d’une restructuration en cours.»
De solides atouts
«Ce à quoi on assiste n’est pas dramatique, renchérit Antoine Kernen. Mais la transformation de l’économie vers une croissance tirée par la demande intérieure prendra du temps.» Relativiser devient le maître mot: la très forte augmentation de la dette chinoise s’expliquerait par un nouveau mode de calcul qui prend mieux en compte les finances des autorités locales. Il n’est par ailleurs pas certain que la bulle immobilière éclate, la construction restant dynamique en dehors des grands centres. «Et si c’était le cas, on ne serait pas dans une même logique qu’aux Etats-Unis. Les réseaux de financement sont différents», ajoute le chercheur.
Dans un pays qui intègre la ligue des «pays développés» se pose toutefois la question de la montée en gamme de ses entreprises. En septembre 2014, la société d’e-commerce Alibaba réalisait la plus grande entrée en Bourse de l’histoire. D’autres compagnies high-tech (Baidu, Tencent, Xiaomi) s’imposent dans l’économie de l’information. Le secteur des services progresse. Mais cela dans un marché surprotégé. En réalité, la Chine peine à innover, à inventer, à créer. Le conformisme de ses élites et le manque de liberté de ses chercheurs font partie de l’équation.
Mais la Chine possède toujours de solides atouts: un marché gigantesque, un tissu industriel performant, des infrastructures modernes, une population bien éduquée, tout cela au cœur de la région économique la plus dynamique de la planète. Détentrice des plus fortes réserves de changes au monde, la Chine a les ressources pour relancer la croissance. Celle-ci pourrait s’établir autour des 5-6% ces prochaines années plutôt que les 7% prévus par Pékin.
Un danger plus politique qu’économique
Non, la Chine ne va pas s’effondrer. Le véritable danger qui plane aujourd’hui sur le pays est davantage politique qu’économique. Face à Xi Jinping, un autocrate qui concentre les pouvoirs à la façon des empereurs d’autrefois, les rancœurs s’accumulent au sein des élites du PCC. Sa campagne contre la corruption a certes rendu le secrétaire général populaire. «Mais, politiquement, la crise financière est très malvenue. Elle risque d’aliéner les classes moyennes, principal soutien du régime», note encore Antoine Kernen.
Bientôt, Xi Jinping pourrait se retrouver bien seul, nombre d’intellectuels favorables aux réformes ne lui pardonnant pas la brutalité avec laquelle il muselle la presse (une centaine de journalistes et de net-citoyens sont emprisonnés, la Chine occupant le 176e rang sur 180 pays du classement sur la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières) et embastille les défenseurs des droits de l’homme (en juillet dernier, quelque 300 avocats et activistes étaient appréhendés en une seule journée, sept d’entre eux sont toujours détenus). Retranché dans sa tour d’ivoire, replié derrière son armée, le président chinois n’aurait plus d’autre recours alors que les sirènes du nationalisme dont il s’est fait le champion pour légitimer son pouvoir. Un scénario bien plus inquiétant que la baisse d’un ou deux points de croissance.
Voilà pourquoi les chars qui défilent sur Tiananmen sont bien plus importants aux yeux de Pékin que les soubresauts de la Bourse de Shanghai, même lorsqu’ils affolent toute la planète.