Solidarité. Vous êtes prêt à accueillir une famille de Syriens fuyant la guerre? D’autres ont essayé avant vous. Voici pourquoi ils n’ont pas pu. Comment transformer en action la vague de solidarité qui se lève? En contournant, si possible, la machine étatique de l’asile, cette formidable broyeuse d’élans humains.
Anna Lietti
A Lully, au-dessus de Morges, il y a la famille Christen. Alain, Anick et leurs deux enfants se sont retrouvés ce printemps au centre de l’effervescence médiatique: ils avaient accueilli chez eux un jeune requérant d’asile érythréen. Vous avez certainement vu leur photo dans le journal: le couple, leurs deux enfants et leur hôte, Morad Essa, tout sourire, devant la villa familiale blanc et bleu. Les mêmes à l’intérieur, les mômes ravis grimpant sur les épaules de Morad, déjà devenu pour eux «comme un grand frère». Images radieuses d’une intégration bien partie.
Six mois après l’arrivée de leur hôte, Alain Christen confirme cette réussite: «Morad fait des progrès remarquables en français, il s’est fait des amis au village et il a intégré l’équipe de foot de Tolochenaz, c’est dire! Nous nous étions engagés pour une phase initiale de six mois, et nous venons de confirmer que nous sommes prêts à l’accueillir pour une durée indéterminée, jusqu’à ce qu’il vole de ses propres ailes. Notre seul souci, désormais, est de trouver la bonne distance dans la relation: pour nous et les enfants, son départ laissera un vide.»
La famille de Lully a été la première en Suisse à concrétiser un accueil après avoir répondu au programme pilote d’hébergement à domicile lancé par l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) à l’automne 2013. Mais depuis? Où sont les autres?
La bonne nouvelle, c’est que, bien avant la vague d’émotion soulevée ces derniers jours par des images particulièrement dramatiques, plusieurs centaines de familles ont répondu à l’appel de l’OSAR. «Après la cinq centième, j’ai arrêté de compter», dit Stefan Frey, le responsable du programme qui peine depuis des mois déjà à faire face à cet afflux de propositions. La moins bonne nouvelle, c’est que, plus d’un an et demi après le lancement dudit programme, une vingtaine de demandeurs d’asile seulement, à l’échelle suisse, ont effectivement passé le seuil d’une maison d’accueil.
«Essayé, pas pu»
A Lully, il y a aussi la famille Vuurmans. Les enfants ont quitté le nid, Brigitta et Lucas ont l’habitude d’ouvrir les portes de leur maison villageoise, puisqu’ils accueillent depuis longtemps des enfants placés par le Service de protection de la jeunesse (SPJ). «En février 2014, raconte Brigitta, nous avons vu l’annonce de l’OSAR dans Le Temps, qui invitait la population à accueillir une famille de réfugiés syriens. On voyait les images terribles de la guerre, des milliers de gens jetés sur la route de l’exil, on se sentait impuissants. On a décidé de se lancer.»
A l’entresol de leur maison, les Vuurmans disposent de deux pièces avec salle de bain, idéales pour une famille. Dans la petite chambre, les lits superposés et le baby-foot semblent n’attendre que les enfants venus d’ailleurs, affamés de jeux et de sourires. Mais ce bel espace, et l’accueillante pelouse du jardin, sont restés vides. Ou plutôt ils ont temporairement accueilli des enfants en difficulté: «En janvier, après onze mois d’attente pour recevoir des réfugiés, nous étions un peu découragés, dit Brigitta. Alors, quand le SPJ nous a proposé ce nouveau placement, nous nous sommes dit que c’était la manière la plus concrète d’être utiles et nous nous sommes retirés de la liste de l’OSAR.»
«Dommage, déplore Stefan Frey, c’est justement à ce moment-là que le dossier s’est débloqué. A quelques jours près, les Vuurmans auraient pu accueillir des demandeurs d’asile.» La famille de Lully, qui s’est manifestée très tôt, a en quelque sorte, explique l’homme de l’OSAR, essuyé les plâtres d’un processus en rodage, qui a maintenant acquis sa vitesse de croisière. Le problème, c’est que cette vitesse de croisière reste d’une lenteur incompréhensible dans le climat d’urgence qui est celui de la crise dite «des migrants».
A un jet de pierre de Lully, dans le village de Lussy, la famille Bromm a vécu la même «déception»: lorsque, en juillet dernier, Stefan Frey est venu rendre visite à leurs amis Vuurmans, Alain Bromm était là avec sa femme: «Nous nous sommes inscrits ensemble, raconte cet ingénieur. On s’est dit que c’était bien de concevoir ce projet à deux familles voisines, comme ça les personnes accueillies ne seraient pas trop isolées. On se réjouissait, on imaginait déjà les emmener à la fête du village, trouver d’autres familles avec des enfants du même âge, et aussi s’ouvrir à une culture différente. M. Frey était ravi des conditions d’accueil que nous offrions et il nous a dit: «Début septembre, vos hôtes pourront emménager.»
Fin décembre, ne voyant rien venir, les Bromm ont accepté de dépanner un neveu étudiant en quête de logement. «Essayé, pas pu, soupire Alain. C’est un peu du gâchis.»
Cesla Amarelle, conseillère nationale socialiste active sur le front de l’asile, est plus mordante: «C’est pathétique! Je connais des dizaines de familles dans ce cas. Il y a en ce moment en Suisse un élan de solidarité formidable, mais aussi un grand désarroi à constater qu’on n’arrive pas à le transformer en aide concrète.»
Comment transforme-t-on un bel élan de solidarité en sentiment redoublé d’impuissance? Facile: il suffit de le passer à la broyeuse de la machine administrative. Si l’on voulait résumer la raison pour laquelle tant de familles prêtes à ouvrir leur porte attendent toujours «leurs» réfugiés, on dirait que, depuis quarante ans, la machine du système d’asile suisse, au lieu de devenir plus efficace avec l’expérience, s’est alourdie et complexifiée, pour aboutir à ce que Stefan Frey lui-même qualifie de «monstre administratif».
La Suisse, non merci
Premier constat: l’«afflux massif» annoncé des demandeurs d’asile ne s’est pas vérifié: les projections pour 2015 ont été revues à la baisse, 29 000 au lieu des 30 000 prévus. Il y a certes une augmentation des demandes d’asile depuis l’an dernier, mais elle est de 16% alors qu’elle tourne autour des 70% dans les pays de l’Union européenne. Une des raisons est que la Suisse a mauvaise réputation dans les réseaux informels d’aide aux migrants: le bruit se répand qu’elle est trop restrictive et bureaucratique. «Les Syriens veulent tous aller en Allemagne ou en Suède, où ils savent qu’ils ont de meilleures chances», rappelle Cesla Amarelle.
Partir à leur rencontre pour leur proposer un statut de réfugié, alors? Bonne idée! C’est celle du contingent. Hélas! La Suisse s’est dite prête en 2014 à accueillir 3000 exilés du conflit syrien mais, à ce jour, 23 seulement ont franchi la frontière.
Où est-ce que ça bloque? Bien que présidente de la commission du National compétente en matière d’asile, la députée peine à percer l’opacité du système: «Ça bloque à tous les niveaux, je crois, et notamment à celui des services de sécurité, qui se sentent obligés de contrôler des enfants de 8 ans pour s’assurer qu’ils ne sont pas des terroristes. Nous sommes passés de la logique de solidarité des années 70 et 80 à une logique étatique de méfiance, imprégnée d’esprit sécuritaire. Cela se traduit par l’incapacité des différents acteurs de l’asile à se mettre d’accord pour avancer et à gérer les élans de la population avec un peu de jugeote humaine.»
Au bout du compte, ces familles syriennes fuyant l’horreur, dont les images nous hantent et que l’OSAR s’attendait à voir arriver lorsqu’elle a lancé son appel, n’ont franchi nos frontières qu’au compte-goutte. Parmi les 5500 exilés enregistrés par l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM), «la population en tête de liste reste celle des jeunes hommes érythréens», indique la porte-parole Evi Kassimidis.
Mais revenons à Lully. Aux exilés qui ont effectivement franchi nos frontières et aux familles prêtes à les accueillir. «En matière d’hébergement, la loi sur l’asile fait l’objet de 26 interprétations cantonales différentes», déplore Stefan Frey. Pour que les foyers annoncés à l’OSAR trouvent des réfugiés à héberger, l’organisation (une ONG bénéficiant d’un soutien étatique) doit donc signer une convention avec chaque organisme cantonal compétent. «Ces partenariats sont complexes à conclure, si bien que, pour commencer, nous avons décidé de nous en tenir à la collaboration avec quatre cantons, soit Argovie, Berne, Vaud et Genève», dit encore Stefan Frey, seul à son poste pour gérer le programme pilote et tout heureux de préciser que, dès octobre, il a obtenu d’être secondé par un collaborateur… à 60%. «L’OSAR, compatit Cesla Amarelle, a été passablement affaiblie ces dernières années. Les coups de boutoir de l’UDC ont porté leurs fruits.»
«Pas de famille intéressée»
Une fois reconnues bonnes pour l’accueil, les familles Vuurmans et Bromm ont donc vu leur dossier passer aux mains du partenaire cantonal de l’OSAR, l’EVAM, chargé de concrétiser le match-ing avec des requérants. Mais, au fil des mois, l’EVAM leur a fait part de ses difficultés à trouver des candidats: pas de famille syrienne intéressée, prendriez-vous une famille érythréenne? Puis: pas de famille érythréenne intéressée, prendriez-vous des célibataires? «Ce n’était pas ce qu’on avait imaginé, l’espace que nous avons à offrir est idéal pour une famille», concède Brigitta, mais les Vuurmans et les Bromm ont dit oui, avant de se retirer pour les raisons déjà évoquées.
Pas de famille «intéressée»? C’est le monde à l’envers, ont pensé nos candidats, imprégnés d’images d’enfants en détresse. La collaboratrice de l’EVAM chargée de leur dossier leur a fourni une explication: il y a bien des familles d’exilés concernées par le programme pilote lancé par l’OSAR (celles qui ont de bonnes chances de rester). Mais elles ont droit, au bout de six mois, à un logement autonome (les célibataires, eux, attendent plus longtemps dans des abris PC). Comme elles ont déjà passé plusieurs semaines dans un foyer pour une première phase d’acclimatation, elles préfèrent attendre ce logement plutôt que de multiplier les déménagements.
En somme, il faudrait, pour que ça marche, s’adapter aux circonstances: soit mettre plus vite les exilés en contact avec «leur» famille hôte, soit prévoir d’emblée un accueil longue durée. «Nous, nous étions prêts à les garder à plus long terme, commente Alain Bromm, pourquoi ne pas en parler d’emblée?»
Alors, quelques adaptations ici ou là ne seraient-elles pas bienvenues? Evi Kassimidis ne retient pas l’idée: «Chacun son mode de travail et de fonctionnement: nous avons une structure administrative qui est en place et, oui, les choses, si on veut bien les faire, prennent du temps. Mais je rappelle que tout particulier peut accueillir chez lui un requérant d’asile, une personne détentrice d’un permis F ou à l’aide d’urgence, sans passer par un programme quelconque. Il nous présente le bail de sous-location et, pour les deux premières catégories, nous payons le loyer.» Actuellement, 750 personnes logent chez des familles vaudoises en «bail privé».
Initiatives citoyennes
Bonne nouvelle pour les frustrés de la générosité: on peut agir, à condition de trouver soi-même «ses» réfugiés. «Je reçois une avalanche de messages de gens qui demandent ce qu’ils peuvent faire, dit Cesla Amarelle. Je leur conseille d’éviter les organismes étatiques et de se diriger vers les associations qui ont l’expérience du terrain, comme Le Point d’Appui, à Lausanne. Elles sont souvent en lien avec des Eglises.»
En Islande, à l’appel d’une écrivaine créatrice d’une page Facebook ad hoc, 10 000 personnes se sont annoncées pour loger des réfugiés. En Allemagne et en Autriche, la plateforme refugees-welcome.net met en contact demandeurs et hôtes potentiels. Les initiatives citoyennes fleurissent pour contourner les structures étatiques et parvenir à transformer l’émotion en action.
Mais peut-être que les candidats à l’accueil devront eux aussi s’adapter car, parmi ceux qui ont besoin d’aide, il n’y a pas que des familles de réfugiés «idéaux». Cesla Amarelle: «Ce qu’on peut faire de plus utile en ce moment, c’est probablement parrainer une personne à l’aide d’urgence.» Tout de même, ces beaux espaces vides, avec salles de bain indépendantes, dans des villas avec jardin, n’est-ce pas du gâchis? Certes, mais la mésaventure des familles de Lully et de Lussy ne fait peut-être que confirmer ce constat de Cesla Amarelle: «En matière d’asile en Suisse, le logement n’est pas, à ce jour, un problème majeur.» Puisqu’il n’y a pas d’afflux massif de réfugiés, on vous dit.