Interview. Andrea Nahles, ministre allemande du Travail et des Affaires sociales, esquisse des pistes pour accueillir le flux des réfugiés du Moyen-Orient et entend ouvrir le marché du travail aux migrants venus de l’ouest des Balkans. Des idées à méditer pour les autorités suisses?
Propos recueillis par Markus Dettmer et Cornelia Schmergal
Ces dernières semaines, la chancelière Angela Merkel, le ministre de l’Economie, celui de l’Intérieur et celui de la Santé, tous se sont fait photographier devant un centre de réfugiés. Pas vous?
Moi, ça fait des mois que j’ai visité un tel centre, celui de Trèves, où l’espace est tellement exigu qu’il y a des lits dans les couloirs. Mais ça n’a intéressé personne, parce qu’on ne voyait pas le rapport entre la ministre du Travail et les réfugiés. Grave erreur, car, une fois que leur statut a été apuré, les réfugiés doivent être intégrés au mieux au marché du travail ou obtenir les prestations Hartz IV (ndlr: les indemnités de chômage minimales).
Par ces visites, les politiques ont voulu donner un signal contre les attentats xénophobes perpétrés surtout dans les nouveaux länder de l’est. Comment l’expliquez-vous?
Il s’agit de plus en plus de xénophobie organisée. Nous l’avons vécu avec Pegida (ndlr: Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident, voir L’Hebdo du 15 janvier 2015): des gens parcourent toute l’Allemagne en bus et font du grabuge. C’est une honte, nous devons absolument nous profiler à ce propos. Il est de notre devoir et de notre responsabilité de montrer que l’intégration peut fonctionner.
Ce ne sera pas aisé avec un afflux prévu de 800 000 migrants cette année. Est-ce réalisable?
Peu importe combien ils seront exactement: quelle que soit l’acuité des problèmes, les gens qui ont échappé à des guerres civiles et vécu une véritable odyssée pour arriver jusque chez nous sont aussi un bénéfice. En raison de l’évolution démographique, notamment, l’immigration est une bénédiction, même si, ces temps-ci, rien n’est planifié.
A condition que les migrants trouvent du travail. Combien sont-ils à avoir une chance de trouver un job?
Tous ceux qui le veulent. Mais cela prendra du temps, il faut être réaliste. Beaucoup de réfugiés dépendront durablement de l’Agence fédérale du travail et des prestations de l’assurance de base. Mon but est de permettre à autant que possible de se rendre autosuffisants. C’est un objectif ambitieux et les employés de l’Etat concernés vont transpirer. Mais c’est réalisable.
Cela signifie que, dans un premier temps, les immigrés feront grimper la courbe du chômage. Ce n’est pas bon pour votre bilan.
Face à une situation aussi dramatique, il serait de très mauvais goût de se livrer à une telle évaluation. Mais, par ailleurs, ça m’est égal. On parle de gens qui ont pris des risques inouïs pour sauver leur vie et celle de leurs enfants. Si je ne faisais pas tout ce qui est en mon pouvoir, j’aurais honte. Bien sûr que cela se répercutera sur les statistiques mais, en ce moment, nous comptons le nombre le plus élevé de postes de travail vacants de toute l’histoire de l’Allemagne: 600 000. C’est une excellente situation de départ.
Chaque réfugié est-il employable?
Ce qui réunit tous les réfugiés ou presque, c’est qu’ils sont motivés et désireux de travailler. Mais nous n’en savons que peu sur leur niveau de formation. Les premières expériences montrent que le médecin syrien si souvent évoqué n’est pas le modèle standard. Beaucoup d’entre eux ont appris un métier chez eux mais n’ont pas de qualification formelle, telle qu’avalisée par la Chambre allemande des métiers. Et bon nombre d’entre eux ont une formation précaire ou inexistante.
Comment intégrera-t-on ces gens au marché du travail?
Nous venons d’évaluer un de nos modèles. Il en résulte que, sur 850 réfugiés, nous pouvons en employer 65 directement, sans autre mesure, dont 13 en formation. Souvent, l’apprentissage de la langue est essentiel, puis la qualification. C’est une tâche immense et c’est par là que nous allons commencer. D’ici à janvier, nous entendons veiller à ce que, sur tout le territoire, les collaborateurs des Offices du travail séjournent dans les centres de premier enregistrement pour se faire une idée du profil de qualification des réfugiés. Ce programme d’intervention précoce fonctionne déjà dans neuf villes et nous entendons désormais l’étendre à tout le pays.
Mais les Offices de l’emploi sont déjà débordés, ils manquent d’argent, de personnel et de locaux. Comment allez-vous faire?
Je ne suis pas si pessimiste. Voilà des mois que l’Agence fédérale du travail forme son personnel. Mais nous devons embaucher du personnel supplémentaire, avant tout des interprètes. Pour les cours de langue orientés sur le métier, j’escompte un doublement des classes à 100 000 apprenants. C’est pour cela que j’ai besoin d’argent.
C’est un problème: vous dépendez du ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, censé vous transférer quelques milliards d’euros supplémentaires.
Après en avoir discuté avec lui, je suis sûre que ces fonds seront libérés. Je m’attends à ce que l’année prochaine, il nous faudra à peu près jusqu’à 3,3 milliards d’euros supplémentaires pour les cours orientés sur la profession, l’intégration et les prestations passives. Ce sont des évaluations. J’ignore combien de réfugiés seront finalement reconnus comme tels et combien arriveront encore au titre du regroupement familial.
Chaque réfugié qui trouve un emploi soulage le système social. Mais il bute souvent sur des obstacles comme la préférence donnée aux Allemands et aux Européens. Il ne peut occuper un emploi que si aucun postulant allemand ou de l’UE ne se propose. Cette disposition est-elle adéquate?
Je ne souhaite pas éliminer complètement la préférence nationale et européenne. Elle a des mérites: nous comptons toujours 240 000 jeunes gens qui n’ont pas eu accès au monde du travail et un million de chômeurs de longue durée. Nous ne devons pas les oublier. Mais là où c’est possible, il faut éliminer les obstacles. Je peux m’imaginer la suspension pour trois ans de la préférence nationale au terme d’un séjour de trois mois. Cela libère aussi des capacités à l’Agence du travail pour d’autres tâches urgentes.
La préférence nationale date d’un temps où l’on voulait limiter l’immigration. L’Allemagne est depuis longtemps un pays d’immigration. N’est-il pas temps d’abandonner cette doctrine du repli sur soi?
Depuis le milieu des années 80, les requérants d’asile se sont vu interdire de travailler cinq ans durant. Imaginez-vous ça! Puis le pays a peu à peu reconnu qu’il dépendait de l’immigration et que le travail était le meilleur facteur d’intégration. Et nous sommes désormais le deuxième pays préféré des migrants, derrière les Etats-Unis. Nous avons besoin d’une loi sur l’immigration transparente et logique. Il y a tant de règlements qu’aujourd’hui presque plus personne n’y voit clair. Nous devons avant tout expliquer à l’opinion publique que nous n’accordons pas notre miséricorde mais que l’immigration est aussi dans notre intérêt.
La plupart des immigrés de pays tiers ont déposé une demande d’asile ou bénéficient du regroupement familial. Mais nombre d’entre eux ne cherchent pas une perspective professionnelle. Ne devrait-on pas leur fournir directement une opportunité?
Nous envisageons justement de déclarer sûrs un certain nombre de pays, afin de limiter les requérants d’asile de ces Etats. Mais ce n’est possible que si, en parallèle, nous créons des possibilités légales pour l’immigration de main-d’œuvre.
Que prévoyez-vous?
Il est ridicule que nous discutions avec des Etats comme la Bosnie-Herzégovine ou le Monténégro de leur candidature à l’UE, alors même que leurs ressortissants ne peuvent venir en Allemagne qu’en qualité de demandeurs d’asile. Cela pèse sur la procédure d’asile. Nous devons envisager des contingents fixes de permis de travail pour les ressortissants des six pays des Balkans occidentaux. Chaque année, un total de 20 000 travailleurs devraient être admis pour une durée de cinq ans, indépendamment de leur qualification, pour trouver un emploi chez nous ou entreprendre une formation. Ce serait une possibilité pour casser le cercle vicieux de l’immigration et des expulsions, qui est un désastre pour les gens: beaucoup d’entre eux vendent tout ce qu’ils ont chez eux et viennent ici pour constater qu’ils n’ont aucune chance d’être admis.
Comment allez-vous assurer que ces immigrés trouvent un emploi?
L’Agence fédérale du travail doit donner à chaque fois son accord et il faut qu’il y ait un poste de travail concret (ou une formation assurée) aux conditions salariales en vigueur. Ce point est important, car je n’ai aucune envie qu’il en résulte une sorte de bourse du travail où des gens sans droits seraient exploités.
Vingt mille permis de travail sont une goutte d’eau dans l’océan. Au premier semestre de l’année, près de 100 000 ressortissants de l’ouest des Balkans ont déposé une demande d’asile.
On parle de 20 000 travailleurs par an. Les membres de la famille qui, souvent, suivent ne sont pas comptés. Si on les compte, cette solution de contingents permettrait à beaucoup plus d’entre eux d’affluer des Balkans occidentaux.
Le ministre de l’Intérieur, Thomas de Maizière, veut payer les prestations aux requérants d’asile en partie en bons d’achat, non plus en espèces.
Dans un centre d’enregistrement centralisé, où les réfugiés sont accueillis les premiers mois, je peux à la rigueur m’imaginer des bons d’achat. Mais lorsqu’ils sont transférés dans des communes, ce n’est plus applicable ni acceptable. C’est une question de dignité, que ces personnes puissent mener une vie autonome.
Ces temps-ci, aucun sujet n’émeut autant la population que le sort des réfugiés. C’est aussi vrai pour le monde politique. Votre président, Sigmar Gabriel, y a-t-il joué un rôle déterminant?
Oui. Jusqu’ici, le gouvernement a, dans l’ensemble, fait du bon travail. Nous devons tous ensemble diffuser un message fort: nous réussirons! Mais nous n’y parviendrons que si nous ne sommes pas sans cesse en train de vérifier quel ministre fait quoi ou agit plus vite que tel autre. Les citoyens méritent un gouvernement qui ne se lance pas maintenant déjà dans une campagne électorale anticipée.
© DER SPIEGEL Traduction et adaptation Gian Pozzy
Profil
Andrea Nahles
Andrea Nahles, 45 ans, est membre du Parti social-démocrate, dont elle est secrétaire générale depuis 2009. Après des études de lettres allemandes, elle est précocement entrée en politique dans les rangs des Jeunes socialistes (Jusos), dont elle fut la présidente fédérale à l’âge de 25 ans. Elle dirige le Ministère du travail et des affaires sociales depuis décembre 2013.