Reportage. Au centre de formation de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM), plus de 950 requérants d’asile, admis provisoirement ou réfugiés, apprennent le français. Et près de 80 d’entre eux y suivent des formations en soins, cuisine, nettoyage ou peinture.
«Pas besoin de pause, on continue», suggère le jeune Erythréen, sourire charmeur et petites dreadlocks. Il en veut, Filimon Solomon. Comme les douze autres participants au cours de correspondance française qui reprennent en chœur: «Oui, on continue!» A 21 ans, Filimon Solomon a certes la vie devant lui, mais pas de temps à perdre. Programmateur quelques années dans un cybercafé au Soudan, il aimerait travailler dans l’informatique et s’impatiente. «Il y a trop de pauses, ça coupe la concentration. Je dois apprendre vite et beaucoup pour pouvoir travailler dès que possible.» Depuis huit mois, il vient chaque jour, de 8 h 30 à 15 h 30, au 33, rue de Chavannes, dans l’ouest lausannois.
Un immeuble comme une ruche, où entrent et sortent des centaines de requérants d’asile, réfugiés et admis à titre provisoire. Ici, on vient en premier lieu pour apprendre la langue française, mais aussi le maniement d’un pinceau, le nettoyage d’un parquet ou encore les soins aux personnes âgées.
Parce qu’on le sait peu, mais l’EVAM, l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants, ne s’occupe pas que d’hébergement et de suivi social. Egalement centre de formation, il dispense des cours de langue à plus de 950 personnes chaque année, ce qui le propulse au rang de plus grande école de français du canton. Il offre aussi des formations alliant théorie et pratique qui peuvent s’étendre jusqu’à une année dans des secteurs très demandeurs de main-d’œuvre mais n’exigeant pas forcément de grandes qualifications. L’an dernier, l’institution a invité par deux fois des employeurs pour s’enquérir de leurs besoins – le français sort prioritaire – et les inciter à embaucher ou prendre en stage des personnes admises provisoirement.
Entrons donc dans la ruche et commençons par y goûter son miel. Aujourd’hui, au choix, navarin d’agneau ou lapin à la moutarde. Les cheveux pris dans un filet appelé charlotte, l’Iranienne Azadeh Yabandeh, 35 ans, remplit notre assiette sous l’œil du chef de cuisine qui opine de la toque: David Bersot, lui-même diplômé de la prestigieuse Ecole hôtelière de Lausanne, dirige la formation en cuisine de l’EVAM depuis dix ans. Il a aujourd’hui une trentaine de réfugiés sous ses ordres et trois formateurs qui, ensemble, confectionnent les 600 repas qui sont distribués chaque jour dans les différents foyers d’accueil du canton, dont ceux qui sont servis ici, au réfectoire de la rue de Chavannes.
En cuisine depuis le début de l’année, Azadeh suit 20 heures de cours par semaine. Au terme des trois modules de quatre mois, les participants passent des examens avant de partir en stage en restaurants, cantines ou hôpitaux. Objectif: trouver un travail, comme aide de cuisine par exemple, ou entrer en apprentissage. Mais, au début de toute formation, il est beaucoup question des us et coutumes prévalant sur le marché du travail suisse. On insiste sur la ponctualité, le rangement, la sécurité, l’importance de se laver les mains ou de regarder les gens dans les yeux.
La fibre pâtissière de l’écrivaine
Il est midi dans la cuisine professionnelle de l’EVAM, l’heure du coup de feu. Ça touille dans les braisières tandis que, dans la partie froide, on remplit et conditionne les barquettes qui partiront aux quatre coins du canton. Azadeh arrive au terme de son service, mais elle va rester l’après-midi: «Je veux apprendre encore, préparer des desserts et des gâteaux.» Le chef a décelé une fibre pâtissière chez l’Iranienne de 35 ans qui, dans son pays, écrivait des romans. «Quatre», précise-t-elle. Azadeh s’est enfuie avec sa fille en 2011. Son mari, qui avait tout organisé, a été inquiété par les autorités. Il a fini par divorcer. Azadeh, qui ne connaissait rien de la Suisse, a commencé par se mettre au français. «Un jour, j’écrirai notre histoire, dit-elle. Et peut-être ouvrirai-je un restaurant.»
A un autre étage de la ruche de l’EVAM, deux femmes s’activent en blouse blanche. Judith Mabulungu Mantu, 34 ans, Congolaise et donc francophone, a étudié la communication à l’Université de Kinshasa. Mais ici elle apprend à dispenser des soins aux personnes âgées pour devenir auxiliaire de santé, une formation reconnue par la Croix-Rouge suisse depuis 2010. «C’est très difficile de renoncer à travailler dans le domaine que j’avais étudié, mais mon diplôme n’est pas reconnu ici. Il faut s’adapter. Et, dans les soins, il y a des débouchés.»
Cet après-midi, Judith passe un test pratique. Sa collègue angolaise Eugenia Silua joue une patiente alitée ayant renversé son plateau. Sous l’œil d’une spécialiste, Judith l’installe précautionneusement dans une chaise roulante, attentive à sa sécurité et à son confort. Judith nous dira encore que, finalement, elle a retrouvé au cours de psychologie des notions acquises lors de ses études, «comme gérer le stress et communiquer au sein d’une équipe».
Renoncer pour mieux rebondir, se recycler dans un métier en deçà de ses compétences, apprendre de nouveaux gestes, une nouvelle langue, les étrangers en formation rencontrés rue de Chavannes composent avec leur nouvelle réalité, mus qu’ils sont par la volonté de se reconstruire un avenir.
Parce que l’intégration au travail passe souvent par le deuil de son métier. Pour les journalistes ou avocats, par exemple, courants parmi les migrants, poursuivre une carrière en Suisse se révèle quasi impossible tant leur profession est liée à la langue, respectivement au droit d’un pays.
La motivation de M. Hydrolic
Dans la classe de Filimon Salomon, le jeune Erythréen du début, les étudiants expliquent leurs besoins de comprendre lettres et documents officiels, d’y répondre et, surtout, de la nécessité pour eux d’écrire des offres d’emploi et des lettres de motivation. Au mot motivation, un homme sursaute. A 62 ans, il est nettement plus vieux que les autres participants. Mais pas moins déterminé. «Je ne veux pas être une charge pour le gouvernement suisse. En Syrie, j’étais professeur d’anglais et de littérature dans un lycée, ainsi qu’interprète et traducteur pour le Ministère de la justice. Je parle aussi kurde, arménien et arabe. Je veux et je peux travailler.»
A son âge, Dono Haynenik pourrait toucher l’aide sociale sans que personne ne l’inquiète. Il a dû insister pour suivre des cours de français. Diplômé des Universités d’Alep et de Damas, il a quitté la Syrie sous les bombes il y a deux ans. Si la situation se calme un jour, sa femme et lui rentreront. Leur vaste appartement leur manque, eux qui vivent désormais dans une pièce, et leur fille, surtout, qui vit en Autriche. Détenteurs d’un permis F, ils ne sont pas autorisés à passer la frontière pour lui rendre visite. En Suisse, M. Haynenik – «Ici, je me fais appeler Hydrolic, plus facile à retenir!» – sait comment se rendre utile. «Je veux servir d’interprète au Secrétariat d’Etat aux migrations. Les langues que je maîtrise sont très demandées. Mais il me faut un niveau B2 en français.» Alors, il bûche son français, comme les quelque 120 000 réfugiés qui suivent des cours de langue subventionnés aux quatre coins du pays. Parce que, comme Filimon, Judith, Eugenia, Azadeh, M. Hydrolic ne veut pas vivre aux crochets de la communauté qui l’accueille.