L’échelon du bas exige de tout contrôler!
Vu d’Italie où, au printemps 2014, le gouvernement de Matteo Renzi se séparait sur eBay de 151 limousines de luxe, incluant des Maserati et des Jaguar, propriétés de l’Etat transalpin, l’Etat suisse, résumé à son exécutif fédéral, ressemble à une communauté amish: les sept conseillers fédéraux se déplacent en train et, pour les voyages à l’étranger, s’entassent dans un petit avion acheté d’occasion.
Vu de France, où l’Etat est omniprésent et se revendique colbertiste, l’Etat suisse manque de visibilité. A Berne, ni équipe pléthorique de conseillers installés dans des palais confisqués aux aristocraties d’Ancien Régime, ni flottilles de limousines gyrophares hurlants que précèdent des gendarmes sur motos. La Suisse est une république austère que d’aucuns, à Rome, Madrid, Londres ou Paris, jugeraient vite étriquée. Pour paraphraser Adam Sheingate, observateur de l’Etat américain, la raison d’être de l’Etat suisse a été limitée par le fédéralisme, la séparation des pouvoirs, le bicamérisme, l’ancrage local des partis politiques, à quoi s’ajoute ici une identité cantonale dont, pour certains cantons, les contours plongent dans la nuit des temps. Sans égard pour sa taille, chaque canton est un Etat à part entière, avec sa Constitution, son drapeau, son Parlement, son exécutif élu selon des procédures qui diffèrent selon les cantons, ses lois, n’ayant finalement concédé à l’autorité fédérale qu’une poignée de prérogatives régaliennes. Avant la lettre et doté de davantage de pouvoir, il est l’équivalent de ces grandes métropoles sur lesquelles l’Europe mise tant aujourd’hui.
Les échelons hiérarchiques sont peu nombreux, les dépenses publiques modérées autant que surveillées, comme en témoignent les tentatives avortées de créer des secrétaires d’Etat ou encore de gonfler à huit ou neuf le nombre de conseillers fédéraux (ministres), au nombre de sept aujourd’hui. Dans de nombreuses communes, sitôt qu’un projet dépasse un certain budget, il doit impérativement être soumis au vote des électeurs (...).
A l’esprit d’économie, au chevet duquel veille une subsidiarité militante, s’ajoute un anti-élitisme milicien quasiment revendiqué. Pour avoir confiné l’Etat aux tâches subalternes, le citoyen suisse sait qu’il lui faudra donc compter sur ses propres forces. Au modèle de société Top/Down, formule de commandement militaire et héritée de modèles centralisateurs monarchiques, les Suisses, en républicains ayant ferraillé contre les Habsbourg, les duce italiens ou la maison de Bourgogne, ont préféré le scénario Bottom/Up: les initiatives émergent du bas et, redoutant constamment le désaveu d’une base qui se méfie de lui, l’exécutif en tient compte.
Les cantons, pouvoirs de proximité
Le canton est un laboratoire: s’y mènent des expérimentations qui, en fonction des résultats obtenus, seront reprises ou non par d’autres cantons qui, à leur tour, les adapteront à leur environnement propre. En ce sens, le fédéralisme suisse favorise une approche laborantine de la démocratie. En janvier 2015, le canton de Zurich a révisé sa politique d’aide sociale non pas en inventant, ex nihilo, un mécanisme sorti du chapeau d’une équipe de brillants cerveaux, mais en s’inspirant d’une formule ayant montré son efficacité à Bâle-Ville. Après parfois des années de décantation est ainsi copié ce qui fonctionne. Et ce qui fonctionne, ce sont souvent des innovations venues de la base, naturellement plus en phase avec les administrés, puisque émanant d’eux. Discutées au préalable, les initiatives sorties de cette colonne de distillation rappellent encore à la Confédération que son rôle ne saurait être qu’accessoire dans la marche du pays, responsabilité qui est d’abord du ressort des 26 cantons souverains. L’essentiel se décidant dans les parlements cantonaux, le pays échappe du coup à la «théâtrocratie» au Palais fédéral. Voilà aussi pourquoi le temps consacré aux débats parlementaires à l’Assemblée fédérale, à Berne, est globalement court.
Des citoyens responsabilisés
Cette capacité politique que les cantons ont préservée offre un autre avantage: elle place les citoyens devant leurs responsabilités. Confrontés au coût des promesses qu’ils sont priés de valider et qu’ils sont libres de rejeter sans appel, les électeurs sont l’Etat providence. Sur 70% des taxes et des impôts dont ils s’acquittent et destinés aux financements des dépenses communales et cantonales, les citoyens sont les juges et les cobayes de leurs propres décisions.
Conséquemment, si les budgets tournent au vinaigre, il est difficile pour les citoyens d’incriminer une autorité centrale, distante, coupable d’être déconnectée du réel et d’avoir leurré des électeurs dupes. Le ressentiment, cette rumination de masse qui tétanise les démocraties représentatives, ici n’a pas lieu d’être, les Suisses étant eux-mêmes aux manettes de leur territoire. Si l’on se fie à la statistique ou encore au niveau d’endettement public, le rapport qualité/coût mérite les éloges. La subsidiarité garantit aux Suisses un Etat modeste (le budget fédéral pèse 11% du PIB), d’autant plus qu’ils le financent et que rien des détails sur son coût n’échappe à l’œil des citoyens. La Suisse illustre la thèse de John Micklethwait et Adrian Wooldridge pour qui un gouvernement local reste le meilleur fabricant d’idées intelligentes: les cantons sont leurs propres chefs d’orchestre, le Conseil fédéral se bornant à mettre en musique les partitions venues des régions. L’actuelle révolution numérique, où chaque citoyen peut se croire président de la Confédération, montre à quel point la subsidiarité permet la gouvernance la plus adaptée au nouvel environnement technologique et aux mentalités indisciplinables dont il permet l’émergence.
La péréquation financière est donc un instrument qui maintient soudé un ensemble hétérogène de cantons qui revendiquent leur addiction à l’autonomie. L’instrument fiscal présente l’avantage majeur d’être peu coûteux en regard de son efficacité avérée. Il est encore transparent: avec la solidarité confédérale, chaque contribuable sait ce que son canton a reçu ou versé là où, dans la plupart des pays voisins, les aides aux régions empruntent des parcours mal fléchés, nommées compensations. Dans ce scénario, le bénéficiaire du transfert redistributif est incapable d’apprécier l’effort demandé à ses voisins, voire s’offusque quand le contributeur, lassé et dont l’avis n’a pas été sollicité, se montre soudain moins indulgent. En Europe, ce modèle de «keynésianisme territorial» est aujourd’hui à bout de souffle. Rien de cela en Suisse. Quand bien même les cantons aidés s’opposent aux cantons contributeurs, le consensus intercantonal paraît inoxydable (...).
Au final, le tableau d’ensemble est plutôt réussi. Même si, à intervalles réguliers, les cantons pestent contre une centralisation rampante et si leur autonomie est remise en cause dans des domaines comme l’aménagement du territoire ou dans celui, sensible, de la formation, l’édifice tient debout et les fondations paraissent solides. Le puzzle helvétique tient bon quand, accrochées à des Etats-nations qui leur pèsent, la Catalogne et l’Ecosse revendiquent ouvertement leur indépendance et pourraient l’obtenir un jour prochain.
Des citoyens finalement assez raisonnables
Des innombrables initiatives populaires, il ressort à quel point les problématiques économiques et financières sont centrales dans le panier des objets soumis à l’approbation des électeurs. Ces votations permettent encore de vérifier que si les utopies fleurissent sur les trottoirs, elles sont balayées dans les isoloirs. Avant d’être sympathiques ou farfelues, elles apparaissent d’abord pour ce qu’elles sont: utopiques éventuellement, à coup sûr dispendieuses. Elles coûtent cher aux contribuables, voilà à quoi tient leur rejet. Au vu de la grande variété des objets soumis au souverain, on retiendra encore qu’aucun sujet n’est tabou.
Depuis le plafonnement des indemnités des patrons jusqu’à une garantie de revenu universel en passant par le salaire minimum ou l’extension des congés payés, rien ne semble devoir être soustrait au jugement du peuple. Et votant, celui-ci ne s’estime jamais incompétent ou dépassé par les enjeux du scrutin. De ces votations en cascade, on retiendra la maturité économique de ces électeurs, peu crédules. De fait, le populisme peine à émerger. Il suffit d’observer comment quelques problèmes majeurs de société ont été tranquillement digérés là où, la frontière franchie, les peuples et leurs élus s’écharpent sans retenue. Toutes ces votations, est-ce bien utile?
La qualité de la formation
Si le préambule de la Constitution fédérale de la Confédération helvétique commence par «Au nom de Dieu tout-puissant», on retiendra que l’enseignement en Suisse est très largement public, financé par l’impôt là où, en France voisine, république laïque comme le dit la Constitution de 1958, 17% des enfants scolarisés le sont dans le cadre privé, à 97% dans des établissements catholiques, pourcentage considérable comparé encore à l’Angleterre, où le privé ne recueille «que» 7% des enfants. La Suisse est loin d’approcher pareils scores. Sur l’arc lémanique, les écoles privées qui prolifèrent ciblent leur clientèle sur une mappemonde et accueillent peu de Suisses. Ces établissements drainent surtout des jeunes scolarisés dans un environnement calme et pacifié, largement anglophone.
L’apprentissage, clé du plein-emploi et de l’innovation
«L’intelligence de la main existe. Certains en sont dotés, laissez-les réussir. L’intelligence de l’esprit existe, certains en sont dotés, ne leur faites pas croire qu’ils sont supérieurs aux autres.» Ainsi s’exprime un cuisinier français «trois étoiles». Ce dilemme entre la main et l’esprit, les Suisses l’ont résolu de façon pragmatique, en consacrant la voie de l’apprentissage comme une filière d’élite là où, en France voisine, y sont poussés les exclus du système scolaire. «L’apprentissage, c’est bien, mais surtout pour le fils du voisin.» Tel n’est justement pas le scénario joué en Suisse. L’insistance sur l’apprentissage dans la formation des citoyens n’est pas ici une manœuvre populiste, comme le note l’observateur français lors de sa rencontre avec le chef du Secrétariat d’Etat à la formation et à l’innovation qui «ne manque jamais une occasion de rappeler que, sur ses sept enfants, ceux qui ont fait une formation professionnelle [s’en sortent mieux] que ceux qui ont fait des études universitaires». Les ex-apprentis peuplent les cénacles où leurs électeurs les ont envoyés.
En 2015, deux conseillers fédéraux sur les sept qui forment l’exécutif suisse sont d’anciens apprentis, dont la présidente de la Confédération. Ancien président de la Confédération, Adolf Ogi avait lui un tout autre parcours scolaire, interrompu à la fin de l’école primaire. Même onction de l’apprentissage en Allemagne, où l’ancien chancelier Schröder était issu de cette filière de formation. Dès lors, quand, s’adressant aux apprentis lors du cinquantenaire de la Chambre de commerce d’Appenzell Rhodes-Extérieures, son président leur lance: «Vous êtes l’élite du pays!» le propos sonne non comme une flagornerie d’estrade, mais comme argent comptant.
Les gros dividendes de la formation
Grâce à son système de formation conçu pour être en phase avec les besoins de ses entreprises, la Suisse s’épargne la catastrophe de l’«inemployabilité» d’une main-d’œuvre non qualifiée, tout comme celle de la surqualification de diplômés abandonnés en pâture à des enseignants hors sol. Cette dernière malformation, observable dans les sociétés «tertiarisées» anarchiquement, n’est pas moins grave que la première pathologie. Selon des études internationales, «30% des salariés sont trop qualifiés pour la profession qu’ils exercent. Ils n’ont donc pas trouvé de poste qui justifierait la durée de leur formation», formation qu’a pourtant financée la collectivité. Pour sa chance, en raison du pilotage à double commande de ses formations professionnelles «et son accès restreint au tertiaire, [la Suisse] affiche un taux de salariés surqualifiés de 15% seulement, soit la moitié de la moyenne internationale».
Le système suisse de formation a permis de maintenir à flot des secteurs d’activité qui s’effondraient aux frontières, pays germaniques mis à part.
Si elle a prospéré, l’industrie suisse le doit donc autant à l’inventivité de ses entrepreneurs, aux financements abondants pour les besoins en capital qu’au système de formation qui l’alimente en bras et cerveaux, capable aussi de les importer en masse quand ils font défaut à domicile. L’accroissement démographique qu’a connu la Suisse au cours des dix dernières années s’explique par le fait que les entreprises suisses «se sont montrées très sélectives dans le recrutement des travailleurs qu’elles trouvaient difficilement, voire pas du tout, sur le marché intérieur», démarchage extérieur qui invite les responsables de formations à l’humilité. La plus-value suisse tient aussi à la capacité du pays d’importer un savoir-faire, probablement le meilleur qui s’offre sur le marché international du travail, grâce à ses conditions-cadres, de vie et de salaire. Profitant de la libre circulation, le nombre des immigrés qualifiés a ainsi fortement augmenté ces dix dernières années: si 58% des actifs venus de l’Union européenne en Suisse disposent d’un diplôme de formation tertiaire, ils ne sont que 48% de Suisses à posséder un équipement équivalent. La combinaison de ces facteurs explique aussi le gonflement régulier des actifs dans le pays: 624 000 personnes depuis 2002, soit une croissance annuelle de 1,3%.
Un dernier défi majeur pour la Suisse, que révèlent les études du World Economic Forum, est le manque d’ingénieurs et de scientifiques. En ces domaines, entre 2012 et 2014, la Suisse a chuté de la 14e à la 24e place mondiale, dévissage qui renvoie à la difficulté pour les entreprises à trouver ce type de personnel qualifié. Si les contrecoups de la votation du 9 février 2014 ne sont pas encore mesurables, il est à prévoir que l’initiative aggravera la pénurie déjà visible, et devrait porter préjudice à la compétitivité des firmes suisses. Enfin, aux entreprises incombe aussi la responsabilité d’offrir un traitement décent à leurs stagiaires, en récompense des études pointues qu’ils ont menées et des sacrifices consentis pour les conduire à leur terme, notamment un salaire adulte longtemps différé. Cette performance, car c’en est une, où se lisent abnégation, endurance et capacité de recherche, mérite un traitement d’autant plus décent que les stagiaires sortis de cette colonne de distillation sont rarement affectés à la machine à café, et qu’ils vont devoir suppléer une compétence plus difficilement importable.