Interview. Auteur d’une ode au peuple suisse, l’essayiste François Garçon, professeur d’université à Paris, est par ailleurs d’une férocité absolue envers la France.
Propos recueillis par Antoine Menusier Paris
Il trouve les Français «globalement rebelles et pleutres» et nourrit, à l’inverse, une admiration presque sans borne pour les Suisses. Presque? Le Suisse, estime-t-il, peut avoir un côté flic, défaut de grande qualité par ailleurs. Historien du cinéma, François Garçon habite et travaille à Paris. Franco-Suisse, il est l’auteur d’un livre politique qui sort ces jours-ci, commencé après la votation du 9 février 2014 contre l’immigration de masse. Dans les années 70, son titre, La Suisse, pays le plus heureux du monde, aurait sonné comme une antiphrase. Mais l’époque n’est plus à l’autodépréciation. Le titre se veut du reste parfaitement raccord avec une enquête publiée en avril sous l’égide de l’ONU, qui place le pays du «consensus» et de la «paix du travail» au top du bonheur mondial. Quant à l’ouvrage lui-même, il est un plaidoyer documenté, vif, piquant, sans doute parfois agaçant mais plaisant à lire, pour un système «qui a fait ses preuves», dira-t-on sobrement.
François Garçon est né en 1950 à Cannes d’un père suisse et d’une mère française. Côté paternel, son aïeul est entré en 1870 en Suisse, par Saint-Cergue, dans le canton de Vaud, «simple troupier» dans l’armée en déroute du général français Bourbaki. Lui, son arrière-arrière-petit-fils, a fait des études d’histoire à Genève, un doctorat à Paris, puis, pendant trente ans, n’a plus quitté la France, travaillant dans le public et dans le privé (Canal+, TF1), créant des sociétés, postulant enfin à une chaire d’histoire du cinéma à la Sorbonne, qui l’engage en 1999. «J’ai été recruté en un quart d’heure», se souvient-il, pointant là une légèreté coupable qui témoigne selon lui de «l’imposture d’un système étatique qui va à vau-l’eau». C’est donc déçu de la France qu’il est retourné voir chez cette autre moitié de lui-même qu’est la Suisse.
Il s’agit de votre troisième livre en cinq ans entièrement consacré à la Suisse. Comme les précédents, il en dresse un portrait flatteur. D’où vient votre intérêt pour ce pays?
C’est un intérêt tardif. Il est suscité tout à la fois par l’arrogance, l’ignorance et le provincialisme français. Provincialisme dans l’incapacité qu’ont la France et ses élites à regarder ce qui fonctionne au-delà de leurs frontières. Des élites endogamiques, uniformes, qui sans cesse réinventent la roue carrée, pour paraphraser l’essayiste et polémiste disparu Philippe Muray.
A quel moment vous êtes-vous mis à la «tâche helvétique»?
Lors des élections présidentielles de 2007, des propos tenus sur la Suisse me sont apparus tellement aberrants, archaïques et méprisants que j’ai publié un article dans le journal Les Echos. A la suite de quoi les Editions Perrin m’ont sollicité pour en faire un livre. Je suis alors retourné en Suisse et ai découvert un pays où tout fonctionne admirablement bien, au moins aux yeux d’un huron qui vit dans un pays qui dévisse. Le modèle suisse, sorti en 2011, s’est vendu à près de 11 000 exemplaires; les meilleures ventes ont été enregistrées à Bordeaux, Arles ou Nîmes, des terres protestantes.
La Suisse ne fait plus l’objet d’une splendide ignorance en France. Pour certains politiques, elle est même un modèle. Marine Le Pen loue la démocratie directe, François Bayrou cite partout en exemple le droit du travail helvétique. D’autres saluent son système d’apprentissage.
Il y a une déculpabilisation de certaines élites françaises à évoquer positivement la Suisse, alors qu’il y a quelques années encore le pays était globalement diabolisé, institutions et peuple confondus. C’est une mutation intellectuelle importante et vertueuse dans un pays caricaturalement autocentré, convaincu que «le monde entier l’envie», selon la formule décrépie.
L’abandon du secret bancaire par la Suisse favorise-t-il cette parole «déculpabilisée»?
C’est un argument diabolisant qui est tombé.
Pensez-vous que les Français puissent être preneurs des «recettes» helvétiques dont vous vantez les mérites?
Les Français souffrent d’une incapacité intellectuelle à comprendre le fonctionnement d’une confédération comprenant vingt-six Etats. Le cerveau français est conçu selon l’extrême simplicité centralisatrice: un bouton, un homme, une décision, un alignement de casques et de képis. Du coup, la complexité suisse, proche d’un mécanisme d’horlogerie, lui est douloureuse.
En dépit de l’incapacité supposée des Français à comprendre le système suisse, y a-t-il dans votre livre matière pour eux à ouvrir les yeux?
Il y a matière à aller voir le système qui fonctionne aujourd’hui probablement le mieux sur la planète, quand en France la situation est globalement coincée, rouillée. Aujourd’hui (jeudi 3 septembre, ndlr), que se passe-t-il à Paris? La capitale, donc la France dans son organisation jacobine, est paralysée par des centaines de tracteurs d’agriculteurs qui tournent sur le périphérique. Quelques jours plus tôt, c’est l’axe autoroutier européen Nord-Sud qui était bloqué par une bande d’énergumènes: des gens du voyage qui protestaient contre l’incarcération d’un des leurs, mis ainsi dans l’incapacité de se rendre aux obsèques de son père. A ma connaissance, il n’y a pas de pneus qui brûlent en Suisse, pas de gares occupées, pas de patrons séquestrés. Le pire, c’est que ce type d’actions rencontre l’approbation d’une majorité de la population. Les Français sont globalement rebelles et pleutres. N’avez-vous pas noté qu’ils sont perpétuellement «inquiets»? Tout désormais les inquiète!
François Hollande montre la voie aux Français: en avril dernier, il s’est rendu à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Un bon signe, non?
Ce n’est pas à l’EPFL qu’il fallait aller! L’EPFL est un diamant. Encore une fois, la France, à travers son président, a démontré piteusement son obsession de la logique scolaire-élitaire. Il aurait dû se tourner vers l’apprentissage dual, aller voir du côté des jeunes «normaux». En France, la bombe à retardement se trouve chez la jeunesse en déshérence: 150 000 gamins sortent chaque année du système scolaire. Les Etats-Unis, eux, sont moins provinciaux: ils ont signé, le 1er septembre à Berne, un accord pour un transfert de compétences en matière de formation professionnelle.
Petit exercice de prospective: dans dix ans, la Suisse sera-t-elle toujours aussi prospère?
Concernant la prospérité, si j’en juge par ce qui se passe depuis la réévaluation du franc en janvier, l’économie suisse fait preuve d’une étonnante résilience. Notamment chez les exportateurs. Certes, les ventes de montres subissent un fléchissement lié à la crise chinoise. Mais la Suisse a des réserves de compétitivité inouïes. Nous verrons si ces réserves ont atteint leurs limites. Pouvoir allonger la durée du travail de 42 à 45 heures hebdomadaires, sans provoquer le refus catégorique des dizaines de milliers de salariés concernés, c’est quand même unique sur la planète, au moins dans les régimes démocratiques.
Et le système politique suisse, gardera-t-il sa stabilité?
La prospérité suisse est liée à la stabilité politique. Même secouée par l’UDC, je parie qu’elle reviendra avec la disparition inéluctable de Christoph Blocher. C’est un personnage à part dans l’histoire suisse. De loin, il me paraît assez peu Suisse, comme le montre le film de Jean-Stéphane Bron, L’expérience Blocher. Il a un côté truculent, grande gueule, provocateur. Je le trouve plus Allemand, Bavarois ou du Bade-Wurtemberg, que Schaffhousois.
La Suisse conservera-t-elle son statut de grande puissance scientifique?
Je pense qu’elle a beaucoup à redouter des conséquences imprévisibles de l’initiative du 9 février 2014 contre l’immigration de masse. Les grands chercheurs étrangers viennent en Suisse pour les conditions de travail excellentes qu’ils y trouvent. Pour les salaires élevés, bien sûr, mais aussi et surtout pour la notoriété de ses établissements. Or, si vous êtes une vedette scientifique, vous aurez tendance à ne plus postuler dans un pays qui vous ostracise automatiquement, du fait qu’il ne vous est plus possible de concourir dans les collectes de fonds européens.
Prospective toujours: le modèle suisse d’intégration des étrangers sera-t-il encore efficace dans dix ans?
Je pense que oui. Pour deux raisons: la cantonalisation des processus d’intégration – qui plus est assis sur un régime communal – et le fait que les citoyens s’observent mutuellement. C’est une pression énorme à s’intégrer ou à partir, que renforce encore le droit du sang.
La Suisse sera-t-elle membre de l’Union européenne?
Je ne le crois pas.
Est-ce un souhait?
Je suis un libéral. Pour moi, l’Europe, c’est d’abord la libre circulation des biens et des personnes, laquelle est le socle de notre prospérité. Mais même si je trouve que les nations sont un archaïsme, elles sont là, imprimées dans nos cerveaux reptiliens. Il faut donc faire avec. Je suis aujourd’hui partisan du moins d’abandon possible de souveraineté à une Commission européenne non élue et, qui plus est, souvent arrogante.
Revenons un instant à la votation du 9 février 2014. Ce jour-là, le peuple a-t-il, tel un enfant gâté, joué avec ses droits démocratiques, sans se soucier des conséquences? Trivialement dit, a-t-il «pété les plombs»?
Intéressons-nous aux détails. La votation a été rejetée dans les grandes villes, même alémaniques, là où les étrangers sont les plus nombreux. On écarte donc déjà la question de la xénophobie. En effet, hormis le cas du Tessin, l’acceptation de l’initiative n’est pas une réaction xénophobe. Les Suisses ont-ils «pété les plombs»? Je dirais qu’ils ont fait une connerie. Mais le peuple peut parfois s’exprimer de manière immature, même s’il est démocratiquement le mieux formé et vit dans le pays le plus heureux. En l’espèce, il est probable que le peuple suisse n’a pas bien mesuré les risques économiques qu’il prenait en approuvant l’objet de la votation.
Le peuple suisse ne peut-il avoir d’autre identité que celle reliée à sa prospérité?
La prospérité économique aveugle parfois ceux qui en profitent. Mais c’est aussi cette prospérité qui évite au pays d’être paralysé par des tracteurs.
Pour que le système suisse perdure, y a-t-il des secteurs où il doit s’adapter?
Il est déjà continuellement adapté, contrairement au système français qui n’est plus qu’un empilement de kystes. Le système suisse est en évolution permanente, au Parlement, dans les cantons, dans les communes. Et il est en évolution permanente sous la surveillance de la population, à travers les initiatives et les référendums. Aucun système au monde n’est plus mobile. Le paradoxe est qu’il est mobile alors que les décisions, elles, sont assez longues à prendre, car fondées sur la recherche d’un consensus. On n’imagine pas que puisse être prise en Suisse une décision aussi délirante que celle de la ministre française de la Justice annonçant sa volonté de supprimer le caractère délictuel de la conduite sans permis de conduire au profit de l’instauration d’amendes – heureusement cela ne s’est pas fait.
Dans votre livre, vous écrivez, page 144, à propos d’une série de votations portant sur des objets essentiellement économiques et fiscaux: «De fait, le populisme peine à émerger. Il suffit d’observer comment quelques problèmes majeurs de société ont été tranquillement digérés là où, une fois la frontière franchie, les peuples et les élus s’écharpent sans retenue.» Vous idéalisez la situation: en Suisse, le populisme et l’UDC, sa principale force, sont au sommet de la question politique. Avez-vous conscience de cela?
Oui. Je ne doute pas que le populisme soit actuellement au sommet de la question politique. Il l’est en Suède, en Finlande, au Danemark, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en France, en Italie. Il l’est partout. Je ne m’étonne donc pas que la Suisse ait pu être contaminée par cette montée des populismes. En même temps, ces populismes nous disent quelque chose sur la dérive d’un continent vieillissant qui n’a pas pris la mesure de la gravité du choc démographique, qui fantasme encore sur les Trente Glorieuses où l’argent est facile et la notion de travail-punition n’existe pas en tant que telle. Nous assistons aujourd’hui à des manifestations de rejet, notamment des «immigrés». Je note simplement qu’en Suisse elles sont nettement moins virulentes qu’elles ne le sont dans tous les pays que j’ai nommés.
Venons-en à vous. En quoi la Suisse vous fascine-t-elle?
Je suis fasciné par la Suisse en tant que pays, je suis fasciné par ses institutions, je suis fasciné par les Suisses qui ont œuvré à les bâtir et les entretenir. Je le suis probablement un peu moins par «le» Suisse.
Que voulez-vous dire?
Envisagé individuellement, le Suisse me laisse un peu dubitatif. Il me paraît manquer de fantaisie et de spontanéité. Vous passez rapidement pour un dingue si votre originalité est décadrée. La norme sociale imposée au «déviant» ou à celui qui sort des clous est pesante. On peut ne pas supporter la pression massificatrice de l’environnement quotidien – ce qui a été mon cas – pour choisir la liberté d’une grande ville où on vous laisse faire n’importe quoi. Mais on en revient toujours au fondamental: ce contrôle des déviances exercé par les citoyens est ce qui permet l’harmonie sociale (pour ceux qui restent) et donc l’intégration des étrangers. Si cela leur est trop dur à supporter, alors il faut qu’ils s’en aillent.
Avez-vous vécu des expériences personnelles illustrant ce que vous décrivez?
J’ai beaucoup d’appréhension à conduire ma voiture française en Suisse, vu le comportement des conducteurs suisses. A Lausanne, perdu dans les fléchages – déments – au sol, j’ai dû sortir deux fois de mon véhicule pour dire au conducteur qui était derrière moi de se calmer. Ce sont des manifestations d’intempérance, générées par la lecture de la plaque d’immatriculation, qui sont intolérables. A Paris, si vous avez des plaques d’immatriculation vaudoises ou genevoises, les gens ne vous klaxonnent plus. Le cliché du conducteur parisien hystérique est périmé.
Ce comportement d’un conducteur lausannois ressemble à de la xénophobie. Vous écrivez pourtant dans votre livre qu’il n’y en a pas en Suisse.
Je ne sais pas s’il s’agit de xénophobie. Je dirais que ces automobilistes ont dans le collimateur un type qui n’est pas dans les clous et qui est marqué comme n’étant pas du coin. Du reste, à Paris, chaque fois que je vois un Suisse commettre un impair routier, je le suis à vélo, le bloque et lui demande s’il ferait ça à Genève ou à Zurich. Cet automobiliste suisse que je contraventionne, si je puis dire, qui prend les couloirs de bus, qui se gare sur les trottoirs, je sais qu’il s’interdit de le faire chez lui. A Paris, sur mon vélo, je suis le Suisse des Suisses.
Profil
François Garçon
1950 Naissance à Cannes d’un père suisse originaire de Carouge et d’une mère française.
1968-1974 Etudes d’histoire à l’Université de Genève.
1981 Doctorat d’histoire à Paris sur le rapport entre l’histoire et le cinéma.
1982-1998 Travaille en entreprises, dont Havas, Canal+ et TF1, crée des sociétés.
Depuis 1999 Professeur en histoire du cinéma à Paris Panthéon-Sorbonne.
2011 Parution du Modèle suisse, Editions Perrin.
2014 Formation: l’autre miracle suisse, Presses polytechniques et universitaires romandes.