Dossier. Comment «saisir» Marseille, cette ville insaisissable? L’écrivain Metin Arditi s’est fixé une stratégie: aller du particulier au général. L’observer par le petit bout de la lorgnette. Comprendre ce qui s’est passé dans quelques lieux précis et en tirer un enseignement qui vaudrait pour le reste de la ville.
Textes Metin Arditi
Photo Matthieu Colin Divergence
«Marseille, tais-toi Marseille, tu cries trop fort,
Je n’entends pas claquer
Les voiles dans le port…»
La mélodie, la poésie des mots, le tempo, tout nous fascinait dans cette chanson, sans parler de la voix âpre et forte de Colette Renard, si émouvante.
Je ne connaissais pas la ville, et l’image que je m’en faisais me renvoyait à l’Istanbul de mon enfance, avec ses cris, ses bruits et son agitation si grande qu’elle couvrait les bruits du port. L’image collait.
Au fil des ans, la différence entre les deux villes s’est accentuée. L’Istanbul de mon enfance était la ville cosmopolite. Elle a grandi mais s’est assagie, perdant peu à peu ses populations minoritaires. Grecs, Arméniens, juifs, Russes blancs, tous ou presque sont partis, certains dans l’urgence, d’autres avec plus de confort. Dix fois plus peuplée que Marseille, elle donne aujourd’hui un sentiment d’unité, de cohérence. Dans le même temps, Marseille a continué d’accueillir des gens de partout: juifs, Arméniens, Espagnols, Italiens, pieds-noirs, Maghrébins, Comoriens, et maintenant cadres supérieurs venant de France et d’ailleurs… Les immigrations n’ont pas cessé. Contrairement à Istanbul, la ville est devenue plus complexe. «Tu veux comprendre Marseille?» me rit au nez Gilles, un ami français d’Afrique du Nord. Lui est arrivé il y a cinquante ans, au moment de la guerre d’Algérie. «Mais elle est insaisissable!»
C’est le mot. De prime abord, rien n’est logique à Marseille. Le projet Euromediterranée, la plus éclatante rénovation urbaine d’Europe, cohabite avec les infâmes Baumettes, la prison la plus surpeuplée, la plus dangereuse, la plus honteuse de France. Le MuCEM, lieu de croisement des cultures méditerranéennes, musée-modèle, élégant, porteur d’espoir, est à quelques minutes des quartiers nord, qui regroupent les laissés-pour-compte des intégrations ratées, et sont la honte d’une ville. La police ose à peine y pénétrer…
Par le petit bout de la lorgnette
Comment alors «saisir» Marseille, ville insaisissable? Je me suis fixé une stratégie: aller du particulier au général. L’observer par le petit bout de la lorgnette. Comprendre ce qui s’est passé dans quelques lieux précis, comme l’avenue du Prado, ou l’autoroute A7, ou encore le quartier du Vieux-Port, et en tirer un enseignement qui vaudrait pour le reste de la ville. La construction de l’avenue du Prado, par exemple, était une suite inouïe de batailles, toutes perdues et toutes gagnées. Les terrains étaient marécageux, insalubres, et réputés non bâtissables. Peu importe, on y va. Et pas au petit bras. Déjà en 1837, une énorme ambition. Trois mille quatre cents mètres de long, soixante de large, quatre allées de platanes… Deuxième plus grande avenue de France après les Champs-Elysées… Arrivent coup sur coup la crise économique, la spéculation, la crise immobilière, les épidémies, la faillite de la société de promotion… Tout sera surmonté, l’avenue est majestueuse.
Cette capacité à renaître se retrouve dans le Vieux-Port où, en 1943, la Wehrmacht fait sauter 1500 maisons… Pourtant le Vieux-Port est là, splendide, la Tourette, reconstruite par un architecte de la ville, un homme rigoureux et ascétique, élégant comme ses constructions, Fernand Pouillon.
L’autoroute A7 pénétrait la ville au détriment de la vie, c’était du temps du tout-auto. Les mentalités ont changé? Qu’à cela ne tienne. On effacera l’autoroute sur 400 mètres. A Marseille, on fait, on démantèle et on reconstruit. Le sac et le ressac. Le port deviendra le premier de Méditerranée, périclitera avec la fin des colonies, et renaîtra de ses cendres avec les bassins ouest: Lavéra, Caronte, Port-de-Bouc, Fos-sur-Mer, Port-Saint-Louis-du-Rhône… La crise fait chuter le transport de pétrole? On développe le trafic par container. Le transport passager par ferry est en déclin? On poussera le port de croisière, qui augmentera de 87% en quatre années. Ici, rien ne semble impossible. Les nouveaux arrivés, une indestructible énergie, et la violence du désespoir mènent le bal. Il y a un côté far west à Marseille. En Amérique, les villes nouvelles accueillaient le voyageur par une pancarte sur laquelle un slogan exprimait leur fierté. Marseille pourrait afficher quelques mots bien sentis, du genre: «Ici, on aime ceux qui aiment se battre.» A intervalles réguliers, les votes protestataires incarnent ce goût des extrêmes. Tantôt la gauche communiste, tantôt le Front national. Marchais ou Le Pen. Une ville insaisissable…
Bien sûr, il y a la galéjade. «A Marseille, il y avait une sardine si grosse qu’elle bouchait tout le port.» Mais les apparences sont ici trompeuses. La galéjade, ce n’est pas la tiédeur. C’est aussi l’extrême. Sans doute que pour un bout, les exagérations marseillaises trouvent leur origine dans le goût méridional du rire et de la blague. Mais sans doute aussi qu’elles incarnent un rapport inversé à la réalité. Ici, c’est la volonté qui dicte, puisque de toute façon, on peut tout faire. Marseille est une ville romanesque, et comme dans tout bon roman, la fiction dépasse la réalité. Je me souviens qu’en 2004, durant les Jeux olympiques d’Athènes, la ville était couverte d’affiches d’un grand équipementier qui disaient toutes: «Impossible is nothing.» Une galéjade à la marseillaise? Sauf que les athlètes sur les affiches y arrivaient bien, à l’impossible… Marseille est une ville-athlète, niveau olympique.
On ne triche pas avec la mer
Comment l’expliquer? Par un mot, peut-être, un lieu où tout converge. Le port. Un lieu de vérité. De travail très dur. On décharge de tout et de partout: cafés, graines oléagineuses, amandes, noisettes, poivres, clous de girofle, huile d’olive et d’arachide, sucre de canne et céréales, cotons, soies, peaux de crocodile, vanille, et bien sûr opium… On transforme, dans la fureur, et on recharge, pour la Méditerranée, pour la métropole, pour les territoires d’outre-mer… tout est occasion de négoce et d’industrie. Les graines deviennent savons, le blé dur de la semoule, et le sucre brut du sucre raffiné… On crée ce qu’il faut pour que le port puisse tourner: banques et chantiers navals, comptoirs commerciaux et constructions mécaniques… Ici, pas de rentes de situation. La réalité remet tout en cause, chaque jour. Les grandes familles se renouvellent ou disparaissent. Le port veut son lot de sueur. Ici, pour rester puissant, il faut avoir le sang dense. Et bien rouge. On ne triche pas avec la mer. Marseille est une ville-vérité, preuve en est le corps des peseurs-jurés, créé en 1214, lorsqu’il fut décidé «qu’un homme probe et honnête de la commune de Marseille serait assigné au poids du grain et de la farine». Le corps a été dissous en 2004, lors du déclin. Il n’empêche. Durant huit siècles, à des époques où les formations se faisaient en deux temps trois mois, il fallait bien cinq ans d’études pour accéder au titre de peseur-juré. On ne triche pas avec les marchandises.
En vérité, Marseille a toujours été un port où s’échine l’humanité moyenne. Il n’y a pas d’échappatoire au grand travail. Ceux qui pensent le contraire sont peu nombreux, ils donnent dans le banditisme et entraînent avec eux les laissés-pour-compte des grandes immigrations. Le problème est immense. Mais pour le reste, à Marseille, les succès d’intégration sont impressionnants. Elle peut affirmer: l’intégration, nous l’avons dans nos gènes. La ville a même été construite sur ce principe, à la fois sans pitié et de grand cœur: les plus forts survivront, ils sont nos bienvenus. «Ici, on aime ceux qui aiment se battre.»
Selon Justin, une tribu des Ligures occupe son territoire lorsque, aux environs de l’an 600 avant Jésus-Christ, arrivent deux navires venant d’Asie Mineure. Les marins sont des Grecs d’Orient. Ils avaient colonisé Fotcha (Phocée), en Turquie actuelle, et fuient les invasions perses. Ils débarquent le jour même où le chef ligure organise une fête. Sa fille doit prendre époux… Il invite les étrangers au banquet, c’est dans la tradition. Et voilà que la jeune princesse choisit l’un d’eux. Marseille s’est bâtie sur l’amour d’un nouveau venu… Les marins d’Asie Mineure appelèrent la ville Massalìa, qui vient du grec et veut dire offrande. Le reste n’a fait que suivre.
Aujourd’hui, 10% de la population est d’origine arménienne, et la communauté juive est du même ordre d’importance, la deuxième de France, la troisième d’Europe. Les juifs de Marseille subissent l’antisémitisme, les incidents se multiplient, surtout dans les quartiers nord, mais ils sont deux fois moins nombreux par habitant qu’à Paris. Un groupe de dialogue interreligieux, créé en 1991 par la municipalité, participe de ce relatif «miracle marseillais». Là encore, la tradition est profonde. Exemplaire, même. Au XIIIe siècle, les juifs de Marseille avaient les mêmes droits que les chrétiens. La suite de l’histoire leur réserva des fortunes diverses, mais ils sont aujourd’hui nombreux, pour beaucoup du Maghreb, et la ville compte 39 synagogues. Le sac et le ressac…
Tout n’est pas rose à Marseille. Les Comoriens constituent une minorité dont l’intégration est difficile. Le grand banditisme a ses bastions en ville. Les quartiers nord et les Baumettes incarnent un échec que le monde entier pointe du doigt.
Juxtaposition de villages
Mais malgré ces stigmates, la ville a su rester conquérante. Ambitieuse, aussi. Et sacrément habile… Elle a mené ses batailles à la manière des Horaces, comme Publius Horatius réglait le compte des trois Curiaces. Un adversaire à la fois. D’abord la ville, puis la région, puis Paris. L’Etat… L’Europe… C’est peu dire que Marseille a su se montrer habile. Le projet Euroméditerranée obtient des crédits par milliards… Ses réalisations sont à couper le souffle, et leurs noms claquent comme autant des cartes gagnantes. Le MuCEM, le Musée Regard de Provence, le Silo, les Docks… Et avec cela, des logements par milliers… Des parcs… Des postes de travail…
Malgré ce chambardement, l’esprit reste chaleureux. Local. On ne parle pas d’arrondissements, comme à Paris ou à Lyon, mais toujours de quartiers. Marseille est une juxtaposition de villages. On habite au Roucas-Blanc, à la Belle-de-Mai, au Panier ou encore à Notre-Dame-du-Mont. Et quand on change de quartier, on s’expatrie.
Sans doute que pour être ouvert au monde, il faut commencer par se sentir chez soi.
Grands projets: Marseille 1 – Genève 0
Réflexion. Les projets ne cessent de fleurir dans la ville portuaire. A Marseille, on construit, à Genève on discute. Trois raisons expliquent ce décalage.
Il était une fois une ville portuaire qui offrait au passant un spectacle de désolation. C’est qu’elle tombait de très haut, la pauvre. Elle avait été premier port de Méditerranée… Et puis les années étaient passées. Là où un jour entre son Vieux-Port et le quartier d’Arenc ses quais bouillonnaient d’activité, les installations s’étaient appauvries, ses activités figées, les entrepôts vidés et les dockers mis à pied. C’était il y a très longtemps. Vingt ans. Et voilà qu’en vingt ans, oui, en vingt ans seulement, le spectacle de désolation s’est transformé en un panorama époustouflant.
Et à l’admiration que l’on ressent devant la beauté de ses réalisations s’ajoute l’étonnement, tant son parrainage en millefeuille aurait dû déboucher sur une paralysie générale. Car ce ne sont pas moins de cinq instances qui interviennent dans le projet: la ville de Marseille, la communauté urbaine Marseille Provence Métropole, le Conseil général des Bouches-du-Rhône, la région PACA et l’Etat français. Pourtant, cette structure a réussi une opération d’une efficacité inouïe. Sur 480 hectares (le tiers de Genève), en vingt ans, c’est une ville sur la ville qui a été construite. Et de quelle façon!
Sur le plan des infrastructures, le projet a éliminé un important trafic de surface en bord de mer. Le tunnel de la Major et le tunnel Saint-Charles ont été percés, la passerelle autoroutière de l’A55 entre Arenc et le tunnel du Vieux-Port a été enfouie et l’autoroute A55 couverte, permettant l’aménagement d’une promenade panoramique. Vingt hectares d’espaces publics ont été créés. Une nouvelle gare maritime a été construite. Sur la rue de la République, une ligne de tramway relie désormais 26 stations. La gare Saint-Charles a été remodelée pour accueillir les TGV, le MuCEM a vu le jour et le Silo s’est métamorphosé en espace culturel. Le marché aux poissons est devenu théâtre (La Criée, une grande réussite), 5000 places de parking ont été construites, et mille choses encore pourraient compléter la liste.
Ambition et qualité de vie
Sur le plan de l’habitat, 16 000 logements neufs ont été bâtis et 6000 autres réhabilités, 500 000 m2 de bureaux ont été construits et 20 000 places de travail créées. Euromed 2, le projet qui prend le relais pour les vingt années à venir, a des objectifs tout aussi ambitieux. Il prévoit de construire 14 000 logements et d’y recevoir 30 000 habitants. Un total de 500 000 m2 de bureaux et d’activités seront bâtis, dans une mixité englobant grand standing et logements sociaux. Aujourd’hui, entre l’esplanade du MuCEM et la tour CMA-CGM, construite par Zaha Hadid, un boulevard du Littoral prend des allures de Magnificent Mile. Surtout, la réussite du projet Euroméditerranée s’incarne dans la qualité de vie qu’il offre aux Marseillais. La trame des espaces publics et du maillage végétal, le développement des zones piétonnières, l’immense investissement culturel, tout en est la marque.
Alors, on s’interroge. Et nous, alors? Oui, nous, à Genève? En six ans, le projet Praille-Acacias-Vernets a eu cinq directeurs, et on n’entrevoit pas le début d’une construction significative avant 2020 au mieux. Il est vrai que nous avons l’habitude. D’autres grands projets nous ont déjà laissés sur notre faim. A la pointe de la Jonction, nous avons eu droit aux élucubrations sans fin du Conseil d’Etat.
On parlait d’un centre mondial du cerveau, puis d’une Cité de la musique, et Dieu sait quoi encore, cela durant des années, pour s’entendre dire qu’en fin de compte, on ne pouvait pas déplacer un dépôt des TPG… Sans oublier le pataquès (tiens, un mot qui tombe à pic) à propos de la caserne des Vernets où le Conseil d’Etat a fait marche arrière, après des années de négociations, sur un projet superbe largement financé par une grande fondation de la place… Vous avez dit galéjade? Je croise les doigts pour qu’un jour, à Marseille, ce mot ne soit remplacé par un autre. Imaginons la scène. Elle pourrait se passer dans Fanny, la pièce de Pagnol.
César: «Panisse, ton histoire de voiles que tu veux vendre à M. Brun, c’est une galéjade.» Panisse: «Tu sais bien, César, qu’à Marseille, on ne dit plus galéjade!» César: «Ah bon! Et que dit-on, si j’ose demander?» Panisse: «On dit une genferei, ou en bon français si tu préfères, une genevoiserie!»
Une dimension tragicomique
Pourquoi Marseille réussit-elle là où Genève échoue? C’est pourtant bien connu, les Méridionaux sont désorganisés et paresseux. Incapables de mener un projet à terme. A Marseille, tout est gangrené par la corruption, chacun le sait. Alors que nous sommes rigoureux, précis comme nos montres et d’une fiabilité à toute épreuve. Où est-ce que le bât blesse? J’y vois trois raisons.
La première est qu’à Marseille les besoins étaient réels. On vit bien à Genève. Et même très bien. La Praille fonctionne. Ce n’est pas un no man’s land. Les Acacias non plus. Laisser les TPG à la Jonction, le quartier le plus follement romantique de Genève, est un lamentable gâchis. Mais bon, on y survit. La deuxième raison est que, par tradition, Marseille a toujours su encourager l’initiative privée. Le port est un lieu de vérité. Favoriser les entrepreneurs est une question de survie. Et ceux-ci cherchent à réaliser du profit. Et tant mieux s’ils gagnent beaucoup d’argent. Depuis longtemps, une telle attitude a quitté Genève où souvent l’on n’aime pas la création du profit mais l’on exige sa distribution. Je me souviens d’une époque où un Conseiller d’Etat annonçait qu’il allait reprendre la lutte «contre les milieux immobiliers». Son credo a fait des adeptes. Une sorte de secte sous-jacente s’est maintenue. Ici, les affaires n’ont pas bonne presse.
Enfin, une part importante de la responsabilité est collective. Nous sommes en démocratie, et chacun a le droit de s’exprimer dans l’urne. Et ce mot, qui désigne à la fois le lieu où l’on dépose son bulletin de vote et celui où l’on place les cendres du défunt, prend ici une dimension tragicomique.
Dans le brasier du stade Vélodrome
Reportage. A Marseille, la religion, c’est le football. Qu’à cela ne tienne. Le 23 août dernier, on aurait dit que l’avenir de la ville se jouait au stade.
Pour préparer ma liste d’incontournables, des fois qu’un joyau culturel ne figurerait nulle part, j’appelle mon ami Charles Méla, Marseillais de naissance et ancien doyen de la faculté des lettres de Genève. Il réagit au dixième de seconde: «Tu veux atteindre le cœur de Marseille? Va au match!» D’autres que lui me le confirment: à Marseille, la religion, c’est le football. Début août, j’organise mon séjour pour qu’il englobe un match au fameux stade Vélodrome, c’est le cas pour le dimanche 23. La partie s’annonce un peu facile. L’équipe de Troyes n’est pas un ogre, me dit-on. Ce ne sera pas un de ces Classico qui font vibrer la ville.
Mais voilà que le destin s’en mêle. Le premier match de la saison a lieu le 9 août. Marseille joue contre Caen, une équipe «petite, petite», et perd. A domicile, en plus! Une demi-heure plus tard, son entraîneur, Bielsa, surnommé El Loco, le fou, va en salle de presse et démissionne avant même d’en avoir informé ses joueurs. Une bombe secoue la ville. Huit jours plus tard, Marseille joue à Reims. Rien à faire, le champagne sera pour les autres. Défaite 1 à 0, l’équipe retourne à la maison la queue entre les jambes. Du coup, le match du 23 prend une autre allure. «Stratégiqueu», me dit Nicolas, le chauffeur de taxi qui me sert de guide. En plus, l’Olympique vient de nommer son nouvel entraîneur, une ancienne vedette du Real Madrid, José Miguel González Martin del Campo, bizarrement surnommé Michel. La ville retient son souffle, la guerre de Troyes aura bien lieu.
«à la table des légendes»
Je prends un billet, contacte la direction de l’OM: «Je fais un papier sur Marseille et je ne connais rien au football. Pouvez-vous m’aider?» La réponse me laisse pantois: «Offrez votre billet à un ami», me dit la personne que j’ai au bout du fil. On m’invite à assister au match «à la table des légendes». Buffet sur place avant la partie, match et dessert après le coup de sifflet final. Je me retrouverai entouré de noms à faire rêver: Michel Hidalgo, Marc Libbra, Victor et Jules Zvunka, Robert Buigues, Martial Robin… Tous des anciens de l’OM. Faudra pas avoir l’air idiot.
La veille du match, je lis La Provence. A la une du journal, une photo du nouveau venu: «Michel réussit son opération séduction.» A l’intérieur, il y en a trois pages. Le lendemain matin, rebelote. La Provence accorde au match la moitié de sa une. Dans les pages intérieures, les analyses fouillent quarante ans d’histoire, comparent tout des derniers entraîneurs, de leur style vestimentaire à leur goût d’occuper tel ou tel siège en bordure de stade. Au drame grec, il ne manque plus que l’oracle de Delphes.
Un gigantesque brasier
En arrivant au stade Vélodrome, impossible de ne pas être touché par l’ambiance. A deux heures du match, la ville s’est vidée, et une marée humaine s’étale dans le quartier du Prado et boulevard Michelet – très bon enfant, beaucoup de familles. Je me retrouve bel et bien entouré des légendes du club, ce n’était pas une galéjade… L’ambiance est chaleureuse comme on l’imagine. Dorothée Rizzo, la responsable de la communication, est à l’OM depuis seize années. Elle s’occupe de moi avec une gentillesse naturelle, me raconte son enfance. Un père fan de l’équipe, des matchs suivis à côté de lui devant le poste de radio. Emotion. Cela me rappelle des scènes de mon roman L’imprévisible, que j’écrivais et récrivais les yeux brouillés. Je lui enverrai le livre.
Des tribunes, le spectacle des «Virage Nord» et «Virage Sud», là où se retrouvent les associations de fans, crée l’émotion. Ils sont près de vingt-cinq mille. Quand ils se mettent à chanter ou à scander, c’est-à-dire tout le temps, le stade se transforme en gigantesque brasier.
Je me retrouve assis à côté de Michel Hidalgo. Il m’explique le match avec la gentillesse des grands. Sur le terrain, c’est le festival. Marseille bat Troyes 6 à 0. Il fallait voir le but de Lassana Diarra, une bombe des 35 mètres sur un corner servi en retrait. Génial. Et celui de Lucas Ocampos, un ciseau retourné de toute beauté. Après le match, Dorothée Rizzo me dit: «Revenez quand vous voulez.» Le lendemain matin, La Provence titre: «L’Olympique de Michel.»