Interview. Les marchés horlogers asiatiques en net repli ne suscitent pas l’inquiétude du CEO d’IWC. Il y voit un juste retour à la normale.
Figurant parmi les dix plus grandes sociétés horlogères avec un chiffre d’affaires estimé à 760 millions de francs par la banque Vontobel, la manufacture IWC Schaffhausen, membre du groupe Richemont, tente de surfer au mieux dans un monde toujours plus chamboulé. Contre vents et marées, son CEO, Georges Kern, affiche une confiance argumentée.
Les marchés
Comment évaluez-vous la situation des marchés horlogers?
De la flambée du franc au début de cette année à la dévaluation du renminbi en passant par les attentats et les actuelles vagues d’immigration, chaque jour nous apporte une nouvelle crise. Du coup, toute prévision devient très difficile. Ce qui a fonctionné hier ne fonctionne plus aujourd’hui, et vice versa. Comme le suggérait Charles Darwin, il faut plus que jamais savoir s’adapter, être très agile et toujours regarder de l’avant. Dans ce climat de forte incertitude, nous faisons quant à nous bien mieux que la plupart de nos concurrents.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela avec autant d’assurance?
Je sais ce que nous vendons et ce que vendent les autres, tout simplement. Demandez aux détaillants.
Quelle est votre recette?
Nous n’avons pas de recette. Nous récoltons naturellement les fruits de douze ans d’efforts dans le marketing, la communication, la visibilité de nos 70 boutiques. Notre gamme de produits est fort bien équilibrée en prix, de 4500 à 250 000 francs, et en segments: notre collection est l’une des plus complètes de l’horlogerie suisse. Qui plus est, nous avons eu la sagesse de ne pas nous ruer sur des pièces compliquées très chères et pleines de pierres précieuses que la clientèle boude aujourd’hui.
IWC Schaffhausen enregistre toujours une croissance annuelle?
Oui.
De quel ordre?
Si je le savais…
Comment, vous ne le savez pas?
Nous avons bien sûr des estimations mais permettez qu’elles restent confidentielles! Nous n’avons assurément aucune raison de nous lamenter. J’ai grande confiance dans notre marque, dans nos équipes et dans nos produits.
Pourtant, les marchés asiatiques ne sont vraiment pas brillants.
Les exportations horlogères ont notamment chuté de près de 40% en Chine de janvier à juillet.
N’est-ce pas inquiétant?
C’est vrai, les ventes sont en repli dans ces marchés. Mais cela n’a rien d’inquiétant. La situation ne fait que se normaliser. Les taux de croissance des années précédentes étaient anormalement hauts. Par ailleurs, n’oubliez pas que 80% des ventes horlogères aux Chinois sont réalisées hors de ce pays, en Europe, à Hong Kong, aux Etats-Unis. Or, la classe moyenne chinoise, qui voyage de plus en plus, est en forte croissance. Un phénomène que l’on n’observe ni en Inde ni en Russie. Ce ne sont pas quelques oligarques russes qui feront de la Russie un gros marché horloger. Celui des Chinois, qui s’étend sur tous les continents, jouit donc d’un énorme potentiel. A terme viendront l’Inde, le Brésil et l’Indonésie. De mon vivant, je ne pense pas vivre un déclin de l’industrie horlogère suisse.
Avec autant de marques?
Il est probable que le marché va se concentrer sur quelques marques vraiment fortes. C’est aussi ce que l’on observe dans l’industrie automobile. Dans un climat mondial d’instabilité économique, politique et sociale, la clientèle privilégie les marques solides qui ont des racines, une histoire. Et qui ont les reins solides. Car il faut pouvoir supporter des coûts en forte croissance dans des régions comme Hong Kong où les loyers des boutiques horlogères placées dans des endroits stratégiques sont devenus très chers.
N’est-ce donc pas le moment de développer l’e-commerce?
S’il y a un pays où l’e-commerce s’impose, c’est bien la Chine. Avec sa cinquantaine de points de vente, IWC ne peut être présente dans ce pays qui compte plus de 100 villes dont la population excède 1 million d’habitants. En Chine, il n’existe pas de détaillants traditionnels comme en Europe et 60% des décisions d’achat se font désormais par l’internet et le téléphone mobile. Le digital joue notamment en Chine un rôle primordial.
Avec un risque d’une multiplication des contrefaçons?
La personne qui achète sciemment une montre IWC à 100 dollars à Phuket en Thaïlande m’inquiète moins que les nombreuses marques qui copient notre design, nos codes couleur, nos idées.
L’IWC Connect
Vous avez annoncé ce printemps le lancement d’un nouveau dispositif, IWC Connect. La marque se lance-t-elle pour de bon dans les montres connectées?
Non, IWC ne produira jamais ce que l’on appelle des smartwatches électroniques. L’IWC Connect est un récepteur intégré dans le bracelet et connecté à un smartphone. La montre en tant que telle n’est pas touchée. Ce bracelet est une option que l’on ne pourra acquérir que dans les boutiques de la marque. Cette wearable technology, ou technologie portable, a une dimension esthétique et ergonomique. Elle varie en fonction des types de montres. Le design et les fonctions des Grandes Montres d’Aviateur ne sont pas les mêmes que ceux des montres en relation avec la plongée ou la course automobile. A chaque garde-temps son histoire! Par ailleurs, comme il n’y a pas d’écran mais un affichage LCD, la pile, facile à changer, aura une longue durée de vie, de trois à quatre mois.
Quel sens donnez-vous à cette nouvelle technologie?
C’est un élément de notre modernité. Mais en aucun cas une réponse directe aux smartwatches, avec lesquelles nous ne sommes pas en concurrence.
Avez-vous acheté une Apple Watch?
Pas encore. Je le ferai certainement par curiosité professionnelle. Mais je n’ai aucunement besoin d’une telle montre.
Le cinéma
Votre manufacture s’est associée l’an dernier au Zurich Film Festival. Presque toutes les marques horlogères s’intéressent au septième art. En quoi êtes-vous différents des autres?
Nous sommes forts d’une douzaine d’années d’expérience. Notre visibilité s’est manifestée dans des séries télévisées américaines comme House of Cards ou Grey’s Anatomy ainsi que dans de nombreux films produits par Hollywood. Nous entretenons des liens avec de nombreuses vedettes telles que Cate Blanchett, Ewan McGregor, Christoph Waltz ou Kevin Spacey. Avec ce dernier, nous avons monté une pièce de théâtre sur Léonard de Vinci devant 2000 spectateurs. Nous allons donc au-delà du tapis rouge. En soutenant les festivals du film à Beijing, New York, Dubaï, Angoulême et Zurich et par la remise du prix IWC Filmmaker Award, nous encourageons les jeunes cinéastes à poursuivre leurs rêves et à perpétuer leur art.
Vous vendez du rêve, en quelque sorte?
Les gens achètent des montres de luxe non seulement pour lire l’heure mais surtout pour qu’elles leur racontent des histoires, pour qu’elles les fassent rêver et qu’elles génèrent des émotions. La dolce vita est évoquée par le modèle Portofino, le monde de l’écrivain et pilote Antoine de Saint-Exupéry par l’autre modèle Le Petit Prince, la beauté des océans et Jacques-Yves Cousteau par l’Aquatimer. Tous ces rêves sont transposés dans la communication, dans les boutiques et quelquefois dans les films, dans lesquels nous sommes présents.
L’état du monde
A quelques semaines de la conférence de Paris sur le climat, comment vous situez-vous en regard de cet événement majeur pour la planète?
Depuis 2007, IWC compense ses émissions de CO2, notamment par un projet de régénération de la forêt tropicale sur l’île de Bornéo, en Malaisie. Par ailleurs, j’ai la conviction que la sensibilisation des consommateurs au devenir de la planète ne fera que s’amplifier. Toujours plus nombreux sont ceux qui veulent savoir clairement quelle est la provenance des produits qu’ils achètent, ainsi que de leurs composants, dans quelles conditions sociales et environnementales ils ont été fabriqués, etc.
Quelle est votre réponse à cette préoccupation de la clientèle?
Nous avons demandé à tous nos fournisseurs de signer un code de conduite qui aborde des questions telles que les pratiques commerciales éthiques, la santé, la sécurité, l’intégrité des relations professionnelles. Mais comment contrôler tous les fournisseurs de nos fournisseurs? C’est très difficile. Si je pouvais présenter à nos clients la traçabilité de tous nos produits, je le ferais sans la moindre hésitation.
Comment voyez-vous l’évolution de l’humanité?
J’ai confiance dans la science et la technologie. Beaucoup de problèmes que nous connaissons aujourd’hui trouveront une réponse dans les résultats de la recherche. Mais de temps en temps, je me dis que l’humanité ressemble à un bébé qui ne prend conscience de la chaleur qu’après s’être brûlé. C’est triste à dire, mais probablement davantage de catastrophes naturelles nous forceront vraiment à agir. Je garde malgré tout confiance.
Profil
Georges Kern
Né 1965 à Düsseldorf. Après un passage dans le secteur de la grande consommation comme responsable de marque chez Kraft Foods Suisse, il goûte à l’horlogerie avec TAG Heuer (LVMH). En 2000, il rejoint le groupe Richemont, où il contribue à l’intégration des trois marques A. Lange & Söhne, Jaeger-LeCoultre et IWC après leur acquisition. Début 2002, il prend la tête d’IWC Schaffhausen et devient à 36 ans le plus jeune CEO de Richemont.