Décodage. Un scientifique zurichois se trouve au cœur d’un projet pour produire des embryons à partir de l’ADN de trois personnes. Cela permettrait d’éviter de leur transmettre certaines maladies mitochondriales.
Julie Zaugg
Avec ses cheveux châtains rabattus derrière les oreilles, ses bagues et son sourire timide, Alana Saarinen a tout de l’adolescente typique. La jeune fille originaire du Michigan diffère toutefois de ses congénères sur un point crucial: elle possède l’ADN de trois personnes. Ne parvenant pas à tomber enceinte, sa mère s’est tournée, à la fin des années 90, vers une technique expérimentale testée par l’hôpital Saint Barnabas, dans le New Jersey.
Celle-ci consistait à injecter les mitochondries d’une donatrice dans son ovule avant que celui-ci soit fécondé par le père d’Alana. Les chercheurs de Saint Barnabas pensaient qu’un apport de mitochondries fraîches, des structures ovoïdes qui aident la cellule à transformer l’oxygène en énergie, un peu comme des piles, permettrait de revitaliser les ovules de femmes mûres.
Le candidat idéal
Une trentaine d’enfants sont nés ainsi entre 1997 et 2001. Ils ont l’ADN de leurs deux parents, mais aussi celui des mitochondries de la donatrice. Ils passeront ce triple héritage génétique à leur descendance. La procédure a toutefois été interdite en 2001 par l’autorité sanitaire américaine (FDA), faute de connaissances sur les effets de ce mélange.
En 2010, Michio Hirano, chercheur à Columbia, a décidé de lui redonner vie, inspiré par les travaux de l’Université d’Oregon et de Newcastle. Il a fait appel pour cela au Suisse Dieter Egli, de la New York Stem Cell Foundation. Le Zurichois, arrivé à Harvard en 2005 pour travailler sur la production de cellules capables de générer de l’insuline, était l’un des rares spécialistes mondiaux du transfert nucléaire de cellules somatiques, une méthode qui consiste à remplacer le noyau d’un ovule par celui d’une autre cellule. Il était le candidat idéal pour tester la production d’embryons à partir de l’ADN de trois personnes.
Questions éthiques
«Nous avons extrait le noyau d’un ovule, puis l’avons implanté dans l’enveloppe d’un autre ovule», relate Michio Hirano. Cela a permis de créer une cellule reproductrice contenant l’ADN nucléaire d’une femme et l’ADN mitochondrial d’une autre. Cette fois, l’objectif n’était pas de guérir l’infertilité, mais d’éviter la transmission d’anomalies contenues dans l’ADN mitochondrial de la mère en le remplaçant par du matériel génétique «sain» fourni par une donatrice.
Environ 1 enfant sur 200 naît avec une anomalie mitochondriale. «Ces défauts génétiques peuvent provoquer des maladies graves chez l’enfant, comme le syndrome de Leigh (qui affecte la neuromotricité, ndlr), des myopathies, des problèmes cardiaques, la cécité ou la surdité», indique Philip Yeske, le responsable scientifique de l’United Mitochondrial Disease Foundation.
Michio Hirano et Dieter Egli cherchent désormais à obtenir une autorisation pour fertiliser cet ovule transformé et voir s’il se développe normalement. La FDA a mandaté l’Institut de médecine, un organisme non gouvernemental, pour examiner les dangers liés à cette technique. Il livrera ses conclusions d’ici à avril 2016. Les premiers essais cliniques auront lieu en 2017 au plus tôt. Les Etats-Unis deviendraient alors le deuxième pays au monde à les autoriser, après la Grande-Bretagne qui a donné son feu vert en février.
Les craintes sont liées aux effets d’une telle manipulation génétique sur l’enfant à naître. «Des tests menés sur des souris et des mouches ont montré l’apparition de problèmes cardiovasculaires, un vieillissement prématuré, des défauts neurologiques et un risque d’infertilité», détaille Sheldon Krimsky, spécialiste de la génétique de l’uni-versité Tufts. Deux des embryons produits à l’hôpital Saint Barnabas à la fin des années 90 ont développé le syndrome de Turner, une maladie chromosomique rare.
Dieter Egli pense que ces peurs sont infondées. Pour le démontrer, il a créé deux lignées de cellules souches à partir des échantillons de peau de deux femmes et une avec leur ADN combiné. Toutes trois «se sont comportées exactement de la même façon et sont parvenues à se différencier sans accroc en différents types de cellules», relève le chercheur suisse.
Combiner l’ADN de trois personnes soulève aussi des questions éthiques. Si on peut manipuler les gènes d’un enfant pour lui éviter une maladie héréditaire, pourquoi ne pas aussi améliorer son apparence physique? Et qu’en est-il de la donatrice: aura-t-elle un lien de parenté avec l’enfant qui porte son ADN mitochondrial?