Récit. Rudolf Diesel voyait dans son propulseur une machine symbolique apte à combattre la malice des puissances de l’argent. Son éthique trahie aujourd’hui par la tricherie de Volkswagen, reste son moteur, dont il a eu l’intuition lors d’un stage chez Sulzer à Winterthour. Une machine ingénieuse, mais crasseuse dans l’âme.
Luc Debraine
Le diesel est un moteur à explosion. Il en connaît une majeure par siècle. L’une aujourd’hui, l’autre en septembre 1913. Rudolf Diesel disparaissait alors en mer du Nord. Il se rendait en Grande-Bretagne pour vendre son invention aux autorités du royaume, désireux d’équiper sa flotte d’une technologie fiable et endurante. C’est ici que l’histoire commence à distiller sa malice: le moteur de Diesel dégageait moins de fumées noires que les chaudières à charbon, si repérables de loin par les ennemis de la couronne. La guerre avec l’Allemagne menaçait. Voilà que Rudolf Diesel, 55 ans, passait par-dessus bord en pleine nuit et tension internationale. Son corps fut retrouvé dix jours plus tard par des pêcheurs hollandais.
Le scandale a été énorme. Peu importe que l’ingénieur se soit certainement suicidé: il était dépressif, critiqué pour son idéalisme, quasi en faillite. En Europe et aux Etats-Unis, les gazettes ont ruminé les causes possibles de la disparition. Comme un assassinat commandité par les services secrets du Kaiser ou par les pontes de l’industrie du charbon. Un siècle plus tard, une nouvelle infamie touche le diesel: le groupe Volkswagen a truqué les calculateurs de ses voitures au moteur turbo diesel (TDI) pour que celles-ci avancent masquées, blanches dehors, noires dedans.
Les dirigeants de VW le concèdent eux-mêmes: il s’agit d’un désastre moral. Une trahison, en somme, de l’éthique de Rudolf Diesel. Non que celui-ci ait eu pour ambition de concevoir un moteur propre. L’enjeu sanitaire et environnemental était absent des réflexions de son époque sur les moyens de surpasser le symbole de la révolution industrielle: la machine à vapeur. Mais Rudolf Diesel avait un solide système de valeurs. Né à Paris en 1858 dans une famille bavaroise aisée, il parlait couramment français, allemand et anglais. Ce surdoué en mécanique s’intéressait à la linguistique aussi bien qu’à la lutte des classes. S’il décide, dans les années 1880, de concevoir un moteur thermique à haut rendement, c’est pour que celui-ci fonctionne avec toutes les huiles possibles, dont les végétales. Diesel gagnera la plus haute distinction de l’Exposition universelle de Paris en 1900 avec un propulseur qui tournait à l’huile d’arachide. Il voulait que les producteurs et agriculteurs les plus défavorisés dans le monde puissent fabriquer des biocarburants, engrangeant davantage de revenus pour s’affranchir des puissances qui les gouvernaient. A l’origine, le diesel était un moteur social, une machine symbolique conçue pour lutter contre l’injustice et la tromperie. Que reste-t-il aujourd’hui de cette éthique? Un champ de suie et d’oxydes azotés, merci VW.
Une idée à Winterthour
Rudolf Diesel a eu les premières intuitions d’un nouveau moteur à combustion interne à Winterthour, en 1879. Jusqu’alors, il s’intéressait aux méthodes de réfrigération enseignées par son professeur à l’école polytechnique de Munich, Carl von Linde, l’inventeur du frigo. Au moment où le jeune homme devait passer ses examens finaux, il a attrapé la typhoïde. Dans l’attente d’une prochaine session d’examen, Carl von Linde a envoyé son meilleur élève en stage chez des amis industriels, les frères Sulzer. Ces derniers travaillaient aussi sur les machines frigorifiques. Pendant les six mois qu’il a passés chez Sulzer, et à l’école technique de la ville zurichoise, Rudolf Diesel s’est familiarisé avec les lois de la thermodynamique. Ainsi qu’avec les méthodes de travail de cette grosse entreprise, qui employait 1300 personnes, dont beaucoup étaient de brillants ingénieurs mécaniciens.
Un acquis décisif dont Rudolf Diesel se souviendra plus tard. A peine son brevet de moteur enregistré en février 1893 à Berlin, une licence de fabrication industrielle était passée avec les frères Sulzer. Ces derniers, en compagnie de Krupp et du constructeur de machines MAN, avaient auparavant financé les recherches entêtées de Rudolf Diesel. Cette confiance réciproque aboutira en 1898 au premier diesel fabriqué par Sulzer. Puis aux gros moteurs pour bateaux ou locomotives qui assureront la fortune de l’entreprise alémanique pendant des décennies.
L’ingénieur allemand a beaucoup appris chez Sulzer, comme celle-ci s’est beaucoup inspirée par la suite de ses méthodes empiriques. Rudolf Diesel savait que, pour un ingénieur, l’obsession du résultat à tout prix était contre-productive. Pour lui, son moteur n’était pas un objet, mais presque un sujet rationnel. Dont les erreurs et ratés devaient être consignés avec méticulosité et constamment réinterprétés selon les avancées rapides du savoir mécanique à l’époque. Diesel n’aimait pas les attitudes dogmatiques, les estimant contraires au bon développement d’une technique sur plusieurs générations, pour le bien du plus grand nombre.
Le péché d’arrogance
Là aussi, on mesure l’abîme entre cette éthique d’ingénieur et les tricheries méphistophéliques de VW. Ce qui a en définitive perdu les responsables du groupe de Wolfsburg, c’est la certitude de leur supériorité technique. Personne n’était censé repérer le subterfuge informatique des moteurs TDI. Trop habile! Il a fallu que d’autres ingénieurs, en particulier ceux du laboratoire californien des transports, remettent en question leurs propres données enregistrées lors des tests de pollution de VW et Audi pour que l’affaire éclate enfin au grand jour.
Pendant des mois, racontait l’autre jour le New York Times, les responsables de VW Etats-Unis ont traité avec mépris les résultats du laboratoire officiel de Californie. Si les données étaient étonnantes, concluant à l’émission massive d’oxydes d’azote des moteurs TDI en conditions réelles de circulation, c’était la faute des méthodes erronées du laboratoire américain, a martelé VW à plusieurs reprises. Or, l’approche du travail des spécialistes américains était la bonne: essayer, consigner, interpréter, réinterpréter, prendre du temps, mettre en doute ses propres observations et arriver à une conclusion qui n’avait pas du tout été anticipée au début de la recherche, en l’occurrence la duperie volontaire. Exactement le pragmatisme expérimental prôné par Rudolf Diesel, il y a un bon siècle. Pour rappeler un philosophe allemand, l’histoire nous apprend que l’homme n’apprend jamais rien de l’histoire.
Celle-ci est également rude envers le moteur diesel. Il a été conçu pour le couple et le rendement, c’est-à-dire le ratio de puissance mécanique restituée par rapport à la puissance thermique fournie par le carburant. Ce ne sont pas des bougies, comme dans un moteur à essence, qui provoquent l’explosion dans les chambres de combustion, mais un fort taux de compression. Cette haute pression exige la conception de moteurs très solides, lourds, onéreux, encombrants, complexes. Sans aucune prothèse protectrice, un moteur diesel crache une invraisemblable glaire nocive. L’adjonction de systèmes d’injection directe ou de filtres à particules a fortement réduit cette nocivité. Mais le propulseur reste polluant en raison de son principe même, l’auto-inflammation du mélange air-carburant. Il comporte toujours dans ses cylindres des zones à excès d’air qui favorisent la formation d’oxydes d’azote, ainsi que des zones à excès de gasoil qui produisent des particules de suie.
Il existe bien des filtres à urée, comme ceux utilisés dans le système BlueTEC de Mercedes-Benz, qui absorbent l’essentiel des NOx. VW avait décidé de se passer de réservoir d’urée, un système jugé trop onéreux pour ses modèles les plus populaires. Le colosse allemand a longtemps assuré que sa technologie TDI (à injection directe de carburant) fonctionnait très bien ainsi, avec toutes les garanties de propreté exigées par des normes européennes ou américaines de plus en plus sévères. Il s’agissait en fait d’une impasse technologique, dont VW est sorti pendant quelques années grâce à de discrètes lignes de codes informatiques. Qu’on le veuille ou non, le moteur diesel est crasseux dans l’âme.
Il reste poussé par de puissants intérêts politiques et financiers, comme au temps de Rudolf Diesel. Si son carburant a été défiscalisé dans des pays comme la France, c’était à l’origine pour protéger les transporteurs et agriculteurs des aléas de la conjoncture.
Faibles émanations de Co2
Les constructeurs automobiles, comme PSA (premier constructeur mondial de moteurs diesels), ont pu tirer avantage du bas prix du fioul léger. Outre son couple et sa basse consommation, une autre qualité du diesel est sa faible production de CO2, par rapport à son équivalent à essence raffinée. Une aubaine pour les marques d’autos et les autorités publiques, désireuses de se montrer bonnes élèves dans le dossier du réchauffement climatique. En oubliant au passage que le fameux diesel émet beaucoup d’oxydes cancérigènes.
Nous voilà ainsi avec la France et l’Allemagne – les deux principaux pays producteurs de moteurs diesels – qui tentent de protéger une industrie en fort péril. Avec toujours l’argument de la dernière réglementation en date, en l’occurrence Euro 6, qui garantit enfin, pas trop tôt, l’innocuité du propulseur. Sous-entendant au passage que la réglementation précédente n’était en vérité pas terrible, malgré toutes les assurances d’immaculée conception à l’époque.
Le sort du diesel automobile est réglé aux Etats-Unis, qui ne se feront pas prendre deux fois. En Europe, la donne est plus délicate avec des intérêts industriels gigantesques. Et un parc qui carbure à plus de 50% (jusqu’à 73% en Irlande) grâce au fioul graisseux. En Suisse, où 129 000 voitures sont équipées du TDI du type tricheur EA 189, la circonspection a toujours été de mise envers cette motorisation. Même si, grâce à de puissants efforts de marketing, la part de diésélisation des véhicules neufs a grimpé l’an dernier à 37%. Entre interdictions de commercialisation des véhicules touchés par le scandale VW et les dégâts considérables à l’image du diesel, la longue histoire de ce moteur est sur une courbe décroissante, amorcée avant même la révélation de la fraude. Contrairement à ce qu’espérait Rudolf Diesel, le temps ne travaille plus pour lui.