Interview. Patrick Maxime Michel a réalisé ses premières fouilles en Syrie en 1998. Il parle de sa colère après la destruction du site antique de Palmyre par Daech. Il met aussi en lumière le lien qui unit la Suisse à ce patrimoine culturel mondial. Et explore les options qui permettraient de sauver les trésors archéologiques.
Propos recueillis par Sou’al Hemma
Quel est l’intérêt pour Daech de détruire ces monuments?
Il existe deux raisons. La première est celle que l’on entend le plus souvent: Daech souhaite éliminer toute trace de culture antérieure à l’islam. Non seulement parce qu’il considère les autres religions comme païennes, mais aussi, et surtout, parce qu’il veut anéantir la mémoire collective. Ce patrimoine commun permettrait à la population de se reconstruire, de se rappeler qu’elle a eu une histoire plurielle, un savoir-vivre qui fonctionnait. Or, cette idée est in-concevable pour Daech. Et l’autre pan, c’est le marché de l’art.
C’est-à-dire?
En détruisant des sites antiques, les membres de Daech créent une demande et augmentent la valeur des objets qui obtiennent le statut de reliques du jour au lendemain. C’est une stratégie pour financer leurs actions. On estime aujourd’hui que le trafic illégal d’antiquités leur a déjà permis de générer plusieurs dizaines de millions de dollars.
Et comme ils maîtrisent désormais plus de 50% du territoire syrien, ils vendent aussi de nombreux permis de «fouille»: si le détenteur pille par ses propres moyens, il versera quelque 20% de son bénéfice à Daech. S’il emploie le matériel mis à sa disposition, Daech percevra entre 40 et 50% du montant des ventes. Ce système est extrêmement grave. D’autant plus qu’il devient difficile pour certains de résister à la tentation du gain facile, sachant qu’ils n’ont plus de travail et une famille à nourrir.
Le but ne serait donc pas de provoquer la communauté internationale?
Souffler des temples à la dynamite, décapiter des hommes, c’est provocant, bien sûr. Mais ce qu’ils cherchent, c’est d’abord à démontrer qu’ils n’ont aucune limite et que les valeurs que nous portons ne signifient rien pour eux. C’est leur manière d’instaurer un nouvel ordre.
Sait-on au moins de manière certaine qui est à l’origine de ces destructions?
Une grande partie de nos informations vient du responsable de la Direction générale des antiquités et des musées de Syrie, le Dr Maamoun Abdulkarim. Un homme responsable et intègre qui vérifie ses sources. Pour le reste, il est vrai que nous avons eu parfois des doutes. Certaines photos montrent des soldats en treillis militaire portant des bustes. Comment savoir s’il s’agit ou non d’un soldat de l’armée régulière?
Et comment s’assurer que ces destructions ne sont pas feintes?
On aimerait avoir un doute, et le seul moyen de vérifier serait de se rendre sur place, ce qui est impossible tant que Daech contrôle ces lieux. Mais les images satellites ont chaque fois confirmé les annonces faites par les spécialistes syriens. En ce qui concerne le temple de Baalshamîn, à Palmyre, une photo prise le 26 juin a par exemple été publiée par l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche le 28 août. Ces images satellites laissent finalement peu de place à l’incertitude, même si la qualité n’est pas toujours satisfaisante: on ne voit pas clairement les tas de gravats.
Connaît-on l’ampleur des pertes archéologiques?
A ce jour, les seules preuves restent les photos satellites. Il est impossible de savoir exactement ce qu’ils ont pris, revendu ou détruit.
Pourrait-on canaliser, voire arrêter, ces destructions?
Si une coalition internationale se mettait sur pied aujourd’hui, ce serait dans le but de sauver les gens et non le patrimoine. Un objectif plus que louable même si, aussi terrible que cela puisse paraître, je ne peux m’empêcher de penser au fait que tout homme est voué à mourir. Tandis que les monuments, eux, peuvent traverser des siècles. Le temple de Baalshamîn, par exemple, aurait eu 2000 ans cette année…
Vous dites que la protection du patrimoine culturel serait encore plus importante que celle de vies humaines?
Ce n’est pas comparable. Mais il n’en reste pas moins que ce patrimoine matériel représente une mémoire immatérielle. A l’image du Parthénon à Athènes, qui matérialise l’idée de démocratie, ces sites portent et véhiculent des valeurs. Les détruire, c’est effacer notre mémoire et empêcher les générations futures de se souvenir d’où elles viennent. C’est pour cela qu’on va jusqu’à parler de «génocide de monuments».
Orpheline de son patrimoine, la Syrie pourrait-elle ne pas réussir à se reconstruire?
Ce sera difficile, mais on ne peut qu’espérer qu’elle y parvienne.
Certaines pièces ont pu toutefois être sauvées?
Tout ce qui pouvait être sauvé a vraisemblablement été sauvé. Dans les mois qui ont précédé la prise de Palmyre par Daech, une grande partie des objets a été transportée et mise en lieu sûr. L’idéal, aujourd’hui, serait de récupérer les pièces qui n’ont pu être emmenées à temps et que Daech aurait vendues sur le marché noir.
Comment?
En créant ou en alimentant des bases de données de sites et de monuments, tel que le Sites and Monuments Record for Syria, ainsi que d’objets, à l’instar du General Inventory of Artefacts in the Museums of Syria. Cette démarche est d’ailleurs en cours: on regroupe les inventaires des musées et des missions archéologiques avec l’aide des chefs de mission. On pense aussi utiliser les photos de touristes de passage sur les sites ou dans les musées. Tout cela afin d’empêcher qu’un objet ne soit vendu sur le marché noir. Lorsqu’une pièce arrive dans une salle de vente, on peut ainsi procéder à une vérification via la plate-forme de données. Cette action de court-circuitage internationale se poursuit notamment avec l’aide d’associations comme Shirin.
Cela, c’est sur le plan scientifique. Et au niveau politique?
De nombreux objets sont encore en sécurité à Damas. Mais si Daech arrive aux portes de la capitale? La Suisse aurait alors un vrai rôle à jouer, en tant que pays neutre sans passé colonial. Les Etats étrangers sont sans doute moins frileux à déposer des objets chez nous, nos musées n’ont pas les mêmes problématiques que ceux de Berlin ou de Londres avec l’Egypte ou la Grèce. Un exemple reste celui du Musée de l’Afghanistan en exil, ce musée éphémère installé dans la campagne bâloise a donné refuge à de nombreux biens culturels afghans entre octobre 2000 et 2006. La Confédération pourrait réitérer l’expérience et mettre des safe heavensà la disposition de la Syrie. Le problème, c’est que ce système ne pourrait être mis en place que sur requête du gouvernement syrien. Or, demander une telle chose reviendrait à reconnaître qu’il a failli. Un aveu de faiblesse peu imaginable de la part d’un tel régime.
La Suisse devrait d’ailleurs se sentir particulièrement touchée par ces récentes pertes archéologiques…
Effectivement. C’est l’archéologue genevois Paul Collart qui a, entre 1954 et 1956, exploré et remis sur pied le temple de Baalshamîn. Financée par le Fonds national de la recherche scientifique, cette fouille représente la toute première grande mission archéologique suisse à l’étranger, un pan très important de l’histoire suisse. Les résultats de ces fouilles sont d’ailleurs conservés à l’Université de Lausanne. Leur valeur documentaire est inestimable, d’autant plus s’il fallait réfléchir à une reconstruction.
Ce serait donc réalisable? Grâce à l’impression 3D?
Des chercheurs des Universités Harvard et d’Oxford l’ont proposé. En collaboration avec l’Unesco et des partenaires locaux, ils souhaitent survoler les lieux dotés d’objets d’importance historique avec des milliers de caméras 3D. Je ne suis personnellement pas pour si l’idée est de reconstruire sur le même site.
Pourquoi?
Historiquement, un site a une mémoire. Y reconstruire un monument de manière artificielle, c’est perdre cette valeur historique. Sans parler du fait qu’il faudrait en l’occurrence monter une dalle de béton. Ce serait absurde archéologiquement et écologiquement. Une autre idée, aussi lancée par les chercheurs britanniques, est de récolter le maximum d’images d’ici à la fin de l’année 2017. S’il venait à être entièrement détruit, le patrimoine pourrait ainsi continuer à vivre de manière numérique. On pourrait même imaginer organiser des visites virtuelles.