Analyse. Les zappeurs de publicités font leur apparition sur les iPhone. C’est une libération pour les internautes, et un drame pour les éditeurs.
François Pilet
Jusqu’ici, tout va bien. Jusqu’ici, tout va bien. Alors qu’un nouveau tsunami menace leur fragile modèle d’affaires, les éditeurs de presse contemplent l’horizon en se tâtant les os. Jusqu’ici, tout va bien. Cela ne va pas durer.
La vague qui gonfle inexorablement est celle des systèmes qui bloquent la pub. Chaque jour, des dizaines de milliers d’internautes installent ces petites extensions sur leurs navigateurs ou sur leurs smartphones. Grâce à elles, les utilisateurs se libèrent de ce qu’ils perçoivent désormais comme une plaie insupportable: les publicités qui recouvrent la quasi-totalité des sites d’information.
C’est si facile. En quelques clics, le web retrouve sa pureté d’antan. Les pages d’accueil des grands sites d’information redeviennent lisibles. Les articles se parcourent sans accrocs. Pas de doute: une fois qu’on a goûté au web sans pubs, il est impossible de revenir en arrière.
Selon une étude de la société irlandaise PageFair, parue en août dernier, près de 200 millions d’internautes auraient déjà activé cette fonction sur leurs ordinateurs. D’autres sources évoquent le chiffre de 300 millions. Et le pire est à venir. Au niveau mondial, l’adoption des bloqueurs de pubs aurait augmenté de 43% ces douze derniers mois. Sur certains marchés, comme la Grande-Bretagne, cette hausse atteint 80% sur un an.
Au départ, les bloqueurs de pubs n’étaient utilisés que par les internautes jeunes et technophiles. Surtout, leur usage était principalement limité aux ordinateurs. Plus maintenant.
Le 20 septembre, Apple leur a donné un immense élan, en introduisant cette fonctionnalité sur le nouveau système iOS 9 des iPhone et iPad. La firme ne bloque pas elle-même les publicités, mais elle autorise les programmeurs à proposer leurs propres bloqueurs. Dès la sortie du nouveau système, des centaines d’extensions de ce type sont apparues sur l’App Store.
Pour les médias en ligne, c’est une catastrophe. Une publicité bloquée n’est pas payée par l’annonceur. Selon PageFair, ces logiciels coûteraient 22 milliards de dollars par an de revenus aux médias en ligne. Et c’est compter sans l’arrivée toute récente des bloqueurs sur les iPhone et iPad. Certains sites reçoivent 40 à 70% de leur trafic sur les supports mobiles.
Ravagés par la baisse de la diffusion de la presse papier et face à la difficulté de convaincre les internautes de payer pour leurs contenus, la plupart des éditeurs ont développé des sites majoritairement financés par la publicité. Les annonces sur le web rapportent certes beaucoup moins que celles des journaux, mais elles donnaient jusqu’ici la perspective d’une croissance suffisamment durable pour leur assurer un avenir.
Problème: à force de courtiser les annonceurs, les éditeurs ont fini par transformer leurs sites en arbres de Noël. Ils ont répondu à la demande en submergeant leurs visiteurs de publicités toujours plus envahissantes et intrusives. Et encore: l’espace pris sur l’écran n’est pas le seul désagrément provoqué par la pub sur l’internet.
Sale coup pour les mouchards
La plupart des régies publicitaires cherchent à pister les internautes pour leur afficher des messages adaptés à leurs goûts, sur la base des adresses qu’ils ont l’habitude de consulter ou des recherches qu’ils effectuent. Par exemple, selon la société spécialisée Ghostery, l’internaute qui consulte le site du quotidien Le Temps (propriété du groupe Ringier, éditeur de L’Hebdo) est détecté par une bonne dizaine de «mouchards» qui pistent son adresse IP – sa plaque minéralogique sur l’internet. Le site 20minutes.ch, du groupe Tamedia, un des plus fréquentés en Suisse romande, en compte une vingtaine, tout comme le site de L’Hebdo. Les sites romands les plus surchargés sont ceux du magazine Bilan (26), Le Matin (29) et 24 heures, qui bat tous les records avec plus de 40 mouchards.
Comme souvent dans les disruptions technologiques, le coup a été porté par une poignée d’étudiants peu concentrés sur leur cursus. Au lieu de préparer ses examens, en 2002, le Danois Henrik Aasted Sørensen avait eu l’idée de créer un petit programme inséré au navigateur et bloquant le chargement des images provenant des serveurs des régies publicitaires. Son invention est devenue AdBlock, le plus connu des bloqueurs de pub, disponible sur Firefox, Internet Explorer, Chrome, Safari et consorts. AdBlock est aujourd’hui l’extension la plus populaire sur ces navigateurs (lire ci-contre). Un des principaux arguments de ces logiciels, avant même de faire disparaître les publicités, est de permettre d’échapper au pistage permanent des régies publicitaires.
Un «énorme risque»
Pour l’entrepreneur Pierre Chappaz, fondateur du groupe Teads, spécialisé dans la publicité vidéo, les éditeurs ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Dans une chronique parue dans Le Temps en juin dernier, il les accuse d’avoir fait passer les profits avant la satisfaction de leurs lecteurs. «De nombreux sites de presse ne trouvent pas mieux à faire que de coller un gros pop-up pour vous empêcher de lire un article quand vous venez de Facebook ou Twitter», regrette-t-il.
Curieuse critique, venant de la part d’un publicitaire dont le métier consiste justement à insérer des clips vidéo dans les articles des grands sites de presse. Reste que les chiffres semblent donner raison à Pierre Chappaz. Si elle est en forte hausse partout, l’adoption des bloqueurs de pubs varie selon la vigueur du marché de la pub en ligne. Elle augmente là où elle est la plus forte: entre 15 et 20% des internautes y ont recours aux Etats-Unis, plus de 20% en Grande-Bretagne, 25% en Allemagne et en Suède et 10% en France.
La Suisse romande paraît encore relativement protégée. Le site du journal Le Temps voit environ 10% de son chiffre d’affaires publicitaire s’envoler du fait des bloqueurs de pubs, explique Marianna Di Rocco, responsable du marché publicitaire francophone chez Ringier. Ce chiffre relativement bas s’expliquerait par une audience peu adepte de gadgets anti-pubs. Cette proportion serait beaucoup plus élevée sur d’autres sites, même s’il est difficile de le vérifier.
Le groupe Tamedia (concurrent de Ringier) ne donne aucun chiffre sur l’ampleur des bloqueurs de pubs sur ses sites. «La situation est stable, et n’a pas changé de manière significative ces dernières années», explique Patrick Matthey. Le porte-parole de l’éditeur alémanique tient à faire passer un message aux visiteurs de ses sites: «Nous aimerions rappeler aux utilisateurs que pour pouvoir continuer de fournir une offre gratuite, nous devons la financer par la publicité. C’est un message important», martèle le représentant de Tamedia, tout en reconnaissant que «chacun est libre de penser que la pub est trop envahissante».
L’essor des bloqueurs de pubs, encore renforcé par le soutien d’Apple, semble pourtant inexorable. Dans une étude consacrée au secteur des médias en Suisse, le cabinet de consultants PwC décrit les bloqueurs comme un «énorme risque» pour la branche. Leur utilisation ne fera qu’augmenter, et les pertes seront lourdes. Les experts de PwC ne voient qu’une seule issue: intégrer la publicité de manière plus respectueuse pour l’utilisateur, tout en lui proposant des contenus «plus intéressants». En espérant que les visiteurs ne cliquent plus sur l’option «zapper la pub».