Tanjaret Daghet. Musiciens du monde
«Assez de plaintes, assez de pleurs, assez de gémissements et de larmes», chante Khaled Omran, auteur, compositeur, chanteur et bassiste du groupe jazz-rock Tanjaret Daghet, autrement dit «la cocotte-minute». Arrivé de Damas en octobre 2011 et bientôt suivi par ses deux complices Tarik Khuluki et Dani Shukri, le musicien n’était pas en danger de mort, d’ailleurs sa famille est toujours là-bas. Mais ici, le groupe a pu enregistrer un album et élargir son espace d’expression: «Il y a une grande tradition musicale en Syrie, mais au Liban c’est moins rigide, plus déluré. Nos textes se sont étoffés, nous nous sentons encouragés à parler plus fort.»
Décor vintage tendance récup, nous sommes au Café Mezyane, ouvert par un Syrien à Hamsa, la rue de la scène alternative, que Tanjaret Daghet et d’autres artistes ont contribué à rendre un peu plus berlinoise encore: non, la présence des Syriens au Liban ne se résume pas à un «problème de réfugiés». Les Beyrouthins applaudissent leur apport à la scène musicale locale et la bohème chic se presse au restaurant Le Jardin à Ashrafieh, où un autre Damascène, Joseph Awarji, propose la cuisine alépine de sa maman, un poétique mélange de goûts turcs, arméniens et kurdes. Les Libanais sont conservateurs en matière gastronomique: «Le pari était risqué mais nous l’avons gagné», sourit le patron.
L’enrichissement du Liban par les Syriens se mesure aussi en espèces sonnantes et trébuchantes. Le pied-à-terre à Beyrouth était déjà un classique pour les familles aisées, mais la crise a boosté la demande en appartements loués ou achetés: «L’afflux de riches Syriens a contribué à maintenir l’activité du secteur immobilier à un moment où venaient à manquer les touristes arabes de la péninsule», note l’économiste et historien Georges Corm.
Sur le mode coloc entre «gens sympas» venus de partout, Khaled, Tarik et Dani n’ont eu aucune peine à trouver un logement: «Dans ce milieu, le fait que je sois Syrien n’a aucune importance, poursuit Khaled. On est entre gens qui partagent les mêmes valeurs.» Même les petits jobs leur ont été épargnés, car ils ont tout de suite travaillé comme musiciens, sans songer à demander un statut de réfugié. «Nous sommes des privilégiés. Il y a des histoires moins drôles que la nôtre.»
Yasser Réfugié et ouvrier agricole
«Swisscom welcomes you to Israel»: nous sommes dans les collines du Sud-Liban, aux environs de Khyam, si près de la frontière que le téléphone portable s’y trompe. Au milieu des vignes et des champs de pêchers, les tentes du camp de Sarade accueillent quarante familles syriennes. Le terrain est loué par un exploitant qui a toujours employé des ouvriers agricoles syriens. Avec la guerre, la main-d’œuvre saisonnière s’est établie et a fait venir les siens.
Yasser (qui pose avec ses quatre enfants) est le «chechouiche» du camp, son chef informel, et sa trajectoire est typique. Venu d’un village au nord de Damas, il a traversé la moitié du Liban pour s’installer ici: «Je fais l’aller-retour depuis vingt ans, c’est dans cette région que j’ai des contacts et que j’ai trouvé un employeur prêt à nous loger.» C’est-à-dire à créer, de sa propre initiative, ce qu’on appelle un «camp informel», bientôt visité par les anges d’Amel, la pionnière des ONG libanaises, et par le HCR, qui a enregistré tout le monde.
Les Syriens cassent les prix et piquent le travail des Libanais: c’est la principale cause de ressentiment contre eux au pays du cèdre, qui a vu son taux de chômage dépasser les 20%. «Mais d’autres secteurs, comme le bâtiment ou les services, sont plus concernés que l’agriculture, note Abdulaziz Hallaj: les Syriens se sont souvent installés dans des zones dépeuplées par l’exode rural et ont contribué au maintien d’une agriculture vivante au Liban.»
Le Sud-Liban est massivement chiite et, comme la majorité des réfugiés syriens, Yasser est sunnite. Or, la question de l’équilibre démographique des différentes communautés est pour le moins sensible au Liban: «Vous vous rendez compte? s’émerveille le syndicaliste Paul Achkar. On aurait pu s’attendre à des massacres de Syriens dans le Sud. Or, il n’y a rien eu de tout cela. Et malgré le contrôle du Hezbollah, qui soutient Bachar al-Assad, la population n’a pas fait la différence entre les Syriens pro et anti-régime.» De fait, «c’est dans le Sud que les réfugiés ont été accueillis avec le plus d’efficacité», note Heba Hage-Felder, cheffe de la coopération technique suisse au Liban.
Malgré ces observations rassurantes, les nuages s’amoncellent sur Yasser et les siens. L’aide du Programme alimentaire mondial est passée, en juillet, de 27 à 13,5 dollars par mois et par personne alors que, depuis début 2015, les réfugiés n’ont officiellement plus le droit de travailler. Le couvre-feu a été instauré à Sarade comme ailleurs et l’un des résultats de ces restrictions sécuritaires est que les femmes et les enfants sont souvent les seuls à circuler librement.
Population à nu
«La crise bouleverse les structures familiales», note Souha Bsat, de l’Unicef. Pour le meilleur et pour le pire: «Nous observons depuis un an un phénomène nouveau, celui du sexe de survie.» Traduisez: dans certains quartiers de Beyrouth, la passe avec une Syrienne ne coûterait que 5000 livres, 3 francs, le cinquième du prix d’une Libanaise. «Pour une vierge mineure, c’est 20 dollars», précise ce chauffeur de taxi bien renseigné.
«C’est une population à nu, à la merci du pire comme du meilleur, note l’anthropologue Marie-Claude Souaid. Dans l’accueil qui lui est réservé, il y a des épisodes lumineux. Les gens, spontanément, se sont mis en quatre pour loger les arrivants, ils ont raclé leurs fonds de tiroir pour leur trouver vêtements et couvertures, ils se sont organisés en une myriade d’associations pour amener le cinéma dans les camps, socialiser les égarés, faire jouer les enfants. Mais ils ont aussi loué des trous à rats à prix d’or et se sont livrés à la plus sordide des exploitations. Les réfugiés sont dans la vraie vie, sans défense.»
Abdulaziz Hallaj. L’observateur des Syriens
«Les femmes syriennes en exil commencent à développer des espaces à elles», observe Abdulaziz Hallaj, qui participe à des recherches sur la population de ses compatriotes au Liban. L’une d’elles a mis au jour une constatation remarquable: «Lorsqu’une famille avec cinq enfants n’a les moyens d’en envoyer qu’un à l’école, c’est souvent une fille qui est choisie, car ce sont les filles qui montrent le plus de dispositions.» La guerre n’a pas fini de bouleverser les mœurs et les hiérarchies.
Professeur d’urbanisme à l’université et consultant pour les ONG, Abdulaziz Hallaj en dirigeait une importante à Damas, avant de choisir l’exil «parce que je ne pouvais plus me maintenir dans une position de neutralité». Depuis leur arrivée à Beyrouth fin 2012, sa femme et lui organisent une fois par mois chez eux une soirée portes ouvertes, où leurs compatriotes échangent informations et contacts. «Depuis la dernière fois, quinze sont déjà partis, via la Turquie, en bateau pour l’Europe.»
«Les préjugés anti-syriens sont vivaces dans les mentalités au Liban, a pu vérifier le chercheur dans ses enquêtes: on se répète qu’ils pondent comme des lapins et qu’ils épousent plusieurs femmes. Mais ce sont surtout les riches Libanais qui ont une perception négative. Les plus modestes sont partagés entre méfiance et empathie.» Une ambivalence qui se nourrit de l’histoire entremêlée des deux peuples, qui n’en faisaient qu’un sous l’Empire ottoman. Les Libanais nés avant 2005 se souviennent de presque trente ans d’occupation de leur pays par les Syriens, mais aussi de leur accueil lorsqu’ils ont passé la frontière pour fuir la guerre civile ou les bombardements israéliens en 2006.
Dans l’ensemble, la topologie de la population des exilés syriens au Liban est plus urbaine et plus éduquée que la moyenne nationale, a pu établir Abdulaziz Hallaj. Que fuit-elle? Les interrogés sont réticents à répondre. Seule indication: dans un sondage de 2013, 25% seulement des personnes consultées mentionnaient explicitement comme condition du retour en Syrie la chute du régime de Bachar al-Assad.
Ce qui est sûr, c’est qu’un quart seulement des réfugiés syriens en âge scolaire ont trouvé place sur des bancs de classe et que tous ces garçons dé-scolarisés risquent d’alimenter le scénario qui hante les Libanais: celui d’un débordement de la guerre au pays du cèdre. «Les groupes armés recrutent bel et bien au Liban et, s’ils parviennent à enrôler ne serait-ce que le centième des 300 000 enfants déscolarisés, c’est déjà une bombe.» Abdulaziz Hallaj partage avec les acteurs de l’humanitaire cette conviction: l’enjeu de la scolarisation est crucial, et pas seulement pour l’avenir du Liban. «Les Européens et les bailleurs de fonds doivent réaliser le désastre qui les attend si une génération entière d’exilés reste sans éducation.» Et d’ajouter: «Il faut une réforme massive du secteur de l’éducation dans ce pays. Car le recrutement par les djihadistes, ça marche aussi très bien parmi les garçons libanais désœuvrés.»
Youssef Abu Tahey. Combattant de la scolarisation
Cet effort est en cours, et Youssef Abu Tahey est l’un de ses acteurs. En ce mardi de fin septembre, dans la cour d’une école du quartier populaire de Bourj Hammoud à Beyrouth-Est, il dit au revoir à une volée de jeunes réfugiés ayant suivi un programme court de mise à niveau, fraîchement inauguré. Certains élèves ont les larmes aux yeux. «Ils sont comme mes enfants et nous sommes comme eux: combien d’entre nous sont arrivés ici pieds nus?» dit, l’œil brillant, le directeur du programme, un chrétien du Sud dont la maison a été détruite pendant la guerre civile.
Lundi 28 septembre, c’était la rentrée scolaire au Liban. Le Ministère de l’éducation a mis à proprement parler les bouchées doubles puisque l’objectif est de doubler le nombre des élèves syriens enclassés: 200 000 au lieu de 100 000 l’an dernier. «Deux cent cinquante-neuf écoles sont prêtes à les accueillir, contre 144 en 2014-2015, et s’il n’y en a pas assez on en ouvrira d’autres, dit Sonia Khoury, directrice au Secrétariat général de l’éducation. Nous sommes prêts à absorber toute la demande!»
La place ne manque pas
A Bourj Hammoud, l’établissement s’est organisé sur le même schéma qu’ailleurs, en tirant profit du fait que les élèves libanais ne vont à l’école que le matin: une partie des Syriens sont accueillis avant midi, mais avec priorité aux Libanais, qui constituent désormais 50% des effectifs. Le reste est scolarisé l’après-midi. «Nous n’avons eu aucune peine à trouver des enseignants d’accord de doubler leurs heures de travail, ne serait-ce que pour étoffer leur revenu, explique Youssef Abu Tahey. Et les contractuels ne manquent pas pour faire l’appoint. Il y a assez de profs au Liban et assez de place dans les écoles: nous pouvons sans problème doubler notre capacité d’accueil.» Et la quadrupler, pour scolariser tout le monde? «En engageant des enseignants syriens, ce serait probablement faisable.»
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la place n’est pas ce qui manque le plus au Liban. Les hôpitaux non plus ne débordent pas. La difficulté est ailleurs. Dans la santé, c’est le remboursement des hospitalisations. Dans l’éducation, c’est de convaincre les parents d’envoyer leurs enfants à l’école. Les obstacles sont le transport, le manque d’information sur l’offre, le fait que nombre de familles mettent les enfants au travail. Il y a aussi le fait que beaucoup d’élèves décrochent et se découragent. Joseph Kalifeh est prof de maths à Bourj Hammoud: «La plus grande difficulté pour les élèves syriens est qu’au Liban les matières scientifiques sont systématiquement enseignées en français ou en anglais. Ce n’est pas le cas chez eux et c’est un handicap.» Dans les classes 100% syriennes de l’après-midi, décision a été prise de dispenser un enseignement entièrement en arabe.
Pour cette rentrée 2015, le Ministère de l’éducation veut s’imposer comme capitaine des opérations et demande aux centaines d’ONG actives sur le terrain de coordonner leurs efforts sous sa houlette. Beaucoup saluent cette reprise en main inhabituelle au pays de l’Etat fantôme et pensent que la crise présente peut offrir au pays l’occasion inespérée de réformer en profondeur une école publique discréditée. D’autres s’arrachent les cheveux: «Au secours! Si l’Etat s’en mêle, c’est un gouffre sans fond qui s’ouvre sous nos pieds!»
Mona, Huda et les autres Les mères inquiètes de Chiah
Elles sont une dizaine autour de la table dans ce centre du quartier de Chiah, dans le sud de Beyrouth, où l’ONG libanaise Amel, depuis 2007, forme et socialise des femmes précarisées. Les unes, avec leur famille, logent encore chez les amis ou les proches qui se sont serrés pour leur faire de la place à leur arrivée. D’autres louent des logements sommaires là où c’est le moins cher: dans le camp palestinien devenu quartier pauvre de Sabra et Chatila.
Mais la préoccupation majeure de ces femmes, c’est qu’une partie de leurs enfants viennent de passer un an à la maison à se tourner les pouces. Mona a un garçon de 18 ans qui n’a pas trouvé d’école où poursuivre ses études et qui veut repartir en Syrie pour ne pas perdre une deuxième année. «Je lui dis qu’il est fou, que s’il repart il devra choisir entre Daech et le service militaire. Mais il ne veut rien entendre: il s’est enfui de la maison et prépare son départ», dit-elle, la voix brisée par l’angoisse.
Huda a un ado de 15 ans qui s’est heurté à la barrière du français, s’est senti maltraité et refuse de retourner à l’école au Liban. Lui aussi veut repartir. «Chaque soir, je le supplie: ne pars pas! Je ne le supporterais pas. S’il faut partir, je préfère qu’on le fasse tous ensemble. Comme ça, on vivra ou on mourra ensemble.»
Kamel Mohanna, médecin, coordinateur du réseau des ONG arabes et président d’Amel, se désole: «Nous avions un programme d’éducation informelle pour les enfants déscolarisés, nous avons dû l’interrompre faute de fonds. Daech a beaucoup d’argent, ils prennent des enfants de 14 ans, avec ce qu’ils gagnent ils peuvent faire vivre une famille!»
Hussein Géomètre en colère
«Il faut mettre les Syriens dans des camps fermés aux frontières et les empêcher de travailler! Il faut appliquer la loi qui interdit aux entreprises d’engager plus de 10% de non-Libanais!» Hussein Kassem a 24 ans, il est Libanais et géomètre au chômage. Dans cet autre centre d’Amel au sud de Beyrouth voué à l’insertion professionnelle, il fulmine contre ces Syriens qui cassent les prix et se font engager à sa place. Syriens ou Irakiens, les autres jeunes hommes présents ne bronchent pas.
Abdullatif Abdul Rahman, un Syrien de 20 ans, a trouvé du travail dans la maintenance des téléphones grâce un programme d’Amel. Il l’admet sans détour: il travaille dix heures par jour pour 300 dollars par mois. Un Libanais à sa place en gagnerait 900. Mais a-t-il le choix? Il a dû renoncer à poursuivre ses études, son frère et lui font vivre la famille.
Un modèle pertinent
La concurrence sur le marché du travail est bel et bien le point de friction principal entre les Libanais et leurs hôtes un brin envahissants. Pourtant, Mireille Girard désapprouve la récente décision gouvernementale d’interdire le travail aux réfugiés – une décision qui ne sera, on le prévoit, que tièdement respectée: «Enfermer les gens dans des camps et les empêcher de travailler, c’est débilitant. Leur permettre de s’insérer dans la vraie vie du pays les aide à maintenir leur dignité, leur capacité à s’autogérer et à garder vivante l’énergie de la débrouille.»
La représentante du HCR n’en doute pas: même s’il n’a pas été réfléchi, le «modèle libanais» d’accueil des réfugiés est pertinent. Dans la société civile aussi, il a encouragé l’improvisation, l’ingéniosité, la générosité. Simplement, ce modèle atteint ses limites. «Il faut trouver le moyen de soutenir structurellement ce pays et d’aider les Libanais en même temps qu’ils aident les Syriens», dit Abdulaziz Hallaj. Il faut que les promesses d’une aide internationale accrue se concrétisent. Et il faut que l’Europe accueille davantage de réfugiés. «Bien des pays européens portent la responsabilité politique, directe ou indirecte, du déclenchement de cet exode. Aujourd’hui, ils doivent faire face à leur responsabilité humanitaire.»
Kamel Mohanna, le pionnier de l’humanitaire: «Je milite pour que l’Europe accueille un million de réfugiés.» Un million sur 500 millions d’habitants, ce sera encore cent fois moins que ce qu’a fait, à lui seul, le Liban.