Décodage. A la veille des élections, le géographe Pierre Dessemontet dresse un panorama statistique d’une Suisse plus métropolitaine, mondialisée et multiculturelle qu’on ne le pense. Des chiffres que les futurs représentants à l’Assemblée fédérale parlementaire de la cuvée 2015-2019 devraient avoir à l’esprit.
Le 18 octobre prochain, le peuple suisse élira ses 246 représentants à l’Assemblée fédérale, celles et ceux qui auront la tâche de mener le pays au seuil des années 20 du XXIe siècle. Mais de quel pays hériteront-ils? Qu’on le veuille ou non, la Suisse a énormément changé lors des six dernières législatures. Profitant en plein de la mondialisation et de l’ouverture généralisée des marchés qui a suivi la débâcle du communisme, la Suisse de 2015 n’a plus grand-chose en commun avec celle de 1990: elle compte presque 2 millions d’habitants de plus, une grande partie de sa population est d’extraction étrangère récente, son économie a fleuri en s’intégrant fortement aux systèmes d’échange internationaux. Et, dans le même temps, les nuages s’amoncellent, qu’il s’agisse de l’impact du franc, qui n’a cessé de se renforcer, ou du vieillissement inéluctable de la population.
L’Assemblée fédérale élue le 18 octobre prochain aura à se pencher sur les problèmes qui marqueront la prochaine génération: elle devra trouver une solution au conflit entre bilatérales et initiative du 9 février 2014 et adapter l’ensemble de nos assurances sociales aux défis de l’entrée en retraite des baby-boomers. Il serait bon qu’en prenant leurs décisions les parlementaires de la cuvée 2015-2019 aient présents à l’esprit quelques chiffres, quelques données fondamentales sur l’état du pays dont ils auront quatre ans durant la responsabilité: un panorama statistique d’une Suisse décidément plus métropolitaine, mondialisée et multiculturelle qu’on ne le pense.
Une suisse peuplée et multiculturelle
Huit millions d’habitants: c’est probablement le chiffre qui a marqué la législature qui s’achève, celui qui a fait prendre conscience à la Suisse que «le petit pays de 6 millions d’habitants» appartenait au passé. Pour autant, la barrière franchie en 2012 est déjà loin derrière. Officiellement, nous étions 8,240 millions fin 2014 et très probablement 8,3 millions au moment où vous lisez ces lignes. Comme durant les dix années précédentes et malgré le 9 février, le pays continue à gagner entre 80 000 et 100 000 habitants par an. A ce rythme, lorsque la prochaine législature s’achèvera, nous serons plus proches des 9 millions que des 8. Et encore, c’est compter sans les populations «transientes», soit les personnes en court séjour tels les clandestins ou les touristes et visiteurs. En comptabilisant tout le monde, on arrive à près de 8,5 millions de personnes présentes sur le territoire suisse, et cela même en retirant les 110 000 Suisses qui se trouvent en moyenne en visite à l’étranger. Et ce nombre gonfle encore en semaine, grâce à l’apport de près de 300 000 frontaliers que le pays accueille chaque jour ouvrable. Nous sommes ainsi, par exemple un mardi de novembre, près de 9 millions à nous croiser en Suisse.
Dans les faits, la Suisse est depuis 1945 une terre d’immigration, et cela se voit: malgré les crises et les coups d’arrêt, près d’un quart de la population est étrangère. Les étrangers ont passé cette année le cap des 2 millions, quelques semaines après que les Romands ont atteint le même seuil. Mais l’empreinte du large se déploie bien au-delà de la simple population étrangère du pays: elle se marque de plus en plus parmi les personnes détentrices du passeport. Ainsi, plus de 1 million d’habitants ont acquis la nationalité suisse par naturalisation et 500 000 autres sont doubles nationaux de naissance ou nés à l’étranger: au total, trois personnes sur sept ont un lien direct et récent avec l’étranger – et cela sans compter les couples dont l’un des deux partenaires a une origine étrangère.
Ce mélange progressif de populations d’origines diverses se répercute, en s’amplifiant, sur les générations futures: de 42,5% dans la population générale, la proportion de personnes ayant un lien fort avec l’étranger passe à 50% chez les moins de 15 ans. Là aussi, l’impact de l’immigration, mais également de l’intégration via la naturalisation ou la double nationalité se révèle marquant. L’un dans l’autre, chez les enfants de Suisse, la composante «de souche», pour autant que ce terme recouvre une réalité quelconque, est en passe de devenir minoritaire, ce qui a jusqu’ici totalement échappé aux responsables politiques.
On en veut pour preuve le débat qui s’est allumé cet été autour de la double nationalité. On aura sans doute voulu resserrer le camp des «vrais» Suisses en s’en prenant à une minorité accusée de constituer une cinquième colonne dans le pays – mais on n’aura certainement pas mesuré la taille de la population à laquelle on s’attaquait: plus de 1,5 million de personnes! Un Suisse sur cinq est en effet binational, un million dans le pays même, mais aussi plus d’un demi-million à l’étranger, eux qui constituent nos meilleurs ambassadeurs, nos meilleurs relais dans le vaste monde.
Malgré l’immigration, une population qui vieillit vite
Reste que la population de la Suisse vieillit. Les vingt prochaines années seront d’ailleurs critiques: plus de 2,3 millions de baby-boomers entreront en retraite. Corollaire, entre 2015 et 2035, la population en âge de toucher l’AVS va gagner plus de 900 000 personnes, soit une augmentation de 60%. Le système actuel ne pourra pas tenir. Pour cela, il faudrait une hausse de la population active de même ampleur, soit un gain de population flirtant avec les 4 millions de personnes, ce qui n’arrivera tout simplement pas. D’autant que la tendance est inverse: sans l’immigration, la population d’âge actif perdra 600 000 personnes d’ici à 2035, et le rapport entre populations d’âge actif et retraitées passera de 3,5 actifs pour un retraité aujourd’hui à environ 1,8 en 2035. En d’autres termes, sans immigration, la charge pesant sur les actifs va doubler en vingt ans.
L’immigration constitue l’un des volants évidents permettant d’alléger le système – mais les scénarios ne prévoient une croissance de population «que» d’un peu moins de 2 millions de personnes d’ici à 2035 – de quoi effectuer une petite moitié du chemin. Le Conseil fédéral prévoit par ailleurs de remettre au travail les personnes en âge d’activité qui ne le sont pas. Et le potentiel est théoriquement important: il pourrait nous faire gagner l’équivalent de plus de 1 million de personnes actives, soit grosso modo ce qu’il faudrait pour compenser le vieillissement, en plus d’une immigration contrôlée nous amenant vers les 10 millions d’habitants. Toutefois, de nombreux obstacles resteront à surmonter: parmi le gros million de travailleurs supplémentaires, on compte près de 300 000 chômeurs et bénéficiaires de l’aide sociale qui ne trouvent pas d’emploi aujourd’hui, et près de 350 000 femmes au foyer qui ont de fortes chances d’être déqualifiées, comme d’ailleurs, à un moindre niveau, une partie des personnes travaillant actuellement à temps partiel.
Quand bien même la Suisse parviendrait à «activer» l’ensemble de sa population potentiellement active, elle serait immédiatement confrontée à un problème déjà lancinant à l’heure actuelle: que faire des enfants? A de nombreux égards, notre pays fonctionne encore largement comme si l’essentiel de la population suivait le modèle «traditionnel» où le père travaille et la mère reste à la maison. Or, seul un enfant sur quatre vit encore dans un tel cadre. L’immense majorité des autres vit dans des ménages où les deux parents travaillent, et nécessite donc une solution d’accueil de jour au moins partielle.
Activer cette population potentiellement active nécessiterait alors la création de quelques centaines de milliers de places d’accueil supplémentaires.